Fin 90, quand on écrit le logiciel Medialon, les ordinateurs n'ont qu'un seul processeur, et on ne se préoccupe pas de gérer les éventuels conflits du multi-thread.
Mais les premiers PC avec plusieurs processeurs apparaissent sur des installations aux USA au début des années 2000 et les crashes commencent.
Je deviens alors le technicien qu'on envoie au feu pour corriger ce genre de bugs. Malheureusement, les commerciaux essayent d'abord de résoudre ça par la parlotte avant de me demander d'y aller, sûrement à cause des frais, et comme il se passe beaucoup de temps avant qu'ils se décident, le client est bien énervé quand j'arrive.
C'est le cas de ce client new-yorkais, Lars, quand il vient me chercher à l'aéroport pour m'emmener corriger les problèmes sur l'installation du showroom de la direction d'Unisys près de Philadelphie. Il desserre à peine les mâchoires pendant tout le trajet, me dépose le soir dans un hôtel de la zone industrielle et me largue le lendemain matin devant l'ordi sur lequel il a programmé le Medialon. Il a souffert depuis des semaines devant cet écran des crashes à répétition à chaque lancement de programme. Il me montre le problème et me laisse en plan, tout seul, en me disant qu'il repassera en fin d'après-midi pour voir si j'ai avancé. Il n'a pas l'air de trop y croire.
Je travaille toute la matinée et finis par comprendre le problème. Je téléphone à David, notre chef de projet et on décide de mettre en place ce qu'il faut pour que le showroom puisse tourner. J'évalue le temps qu'il me faudra à environ deux jours et, rassuré, je sors de la pièce à la recherche que quelque chose à manger car c'est l'heure du déjeuner.
Il n'y a pas grand monde pour me renseigner, les couloirs du headquarter d'Unisys sont plutôt désert, mais je suis rapidement attiré par des odeurs de cuisine et je trouve le restaurant de l'entreprise.
Je rentre dans le restaurant, et c'est le choc.
On est le quatre Avril 2003, et les forces armées américaines entrent dans Bagdad. De grands écrans retransmettent la bataille dans tous les coins de la pièce et tous les cadres d'Unisys, bien proprets dans leur costume-cravate, déjeunent en ayant les yeux rivés sur leurs soldats qui vont enfin soi-disant les venger en envahissant l'Irak.
Malheureusement pour moi, les Français ne sont pas en odeur de sainteté sur le sujet puisque notre gouvernement refuse de participer à cette coalition qui prétend que Saddham Hussein détient des armes de destruction massive. Les Américains ont même jeté du vin français dans les égouts et rebaptisé les "french fries" "freedom fries".
Je m'approche justement avec mon plateau pour choisir un plat principal. De trouille que mon accent français me trahisse je désigne un hamburger-frites sans dire un mot et quand l'employée me demande la cuisson de la viande, je pousse un son en montrant ma gorge pour lui faire croire que je suis aphone. Elle me dit "medium ?", je hoche la tête, attend sagement mon plat, paye en liquide et vais manger dans un coin retiré de la pièce. Bénis soit l'individualisme de ces gens, ici quand on veut être tranquille, c'est facile.