lundi 7 juillet 2008

Dans Le Coeur Des Tensis


Notre séjour sur Glacia dura fort longtemps, principalement à cause de la lourdeur administrative du gouvernement qui régnait sur la planète. Chaque démarche entreprise nécessitait une montagne de protocoles et de formulaires.
En tant que novice, j'étais malheureusement chargé de ces relations fastideuses et j'avais parfois du mal à garder ma patience devant les incessants barrages des ministres et autres fonctionnaires à qui j'avais affaire.
Ce soir-là, je rentrai à notre logement particulièrement énervé envers un concierge tatillon qui m'avait interdit l'accès à la bibliothèque du Palais, à cause d'un point de détail sur un formulaire incompréhensible.
Le professeur Bertellin lisait un manuscrit dans la pièce commune, et j'y pénétrai en refermant violemment la porte derrière moi et hurlai :
"J'en ai assez de ces fonctionnaires débiles ! Je déteste ce concierge ! Qu'il aille en enfer avec tous les autres !".
Mais je m'arrêtai aussitôt de crier lorsque je m'aperçus de l'effet que ma colère avait sur le professeur : il était devenu tout pâle et s'était recroquevillé sur lui-même.
Il revint rapidement à lui tandis que je balbutiais des excuses et me dit :
"Ne vous inquiétez pas. Ma réaction est un vieux reste de mon séjour parmi les Tensis. Il faut comprendre que sur la planète Tensia la haine est un acte de violence. C'est un peuple d'une sensibilité incroyable. Asseyez-vous et écoutez-moi. Je vais vous raconter mon séjour là-bas, cela calmera votre colère."


Jean avait du mal à rédiger les phrases du petit discours qu'il voulait prononcer à l'atterrissage sur Tensia. Comme d'habitude, il passait la plupart du voyage à étudier la langue des habitants de la planète sur laquelle il se rendait.
Les sémanticiens du CCM lui préparaient le travail en rentrant tout d'abord en contact avec les extraterrestres et élaboraient une grammaire et un dictionnaire de base sur le nouveau langage. C'était généralement très bien fait et Jean s'en sortait toujours, mais cette fois il y avait un problème : il manquait des mots. C'était comme si certains concepts étaient totalement absents du langage des Tensis.
Jean voulait simplement dire "je suis heureux de vous rencontrer", et il avait trouvé un verbe qui signifiait "être heureux", mais ce verbe ne semblait pas pouvoir être conjugué à la première personne. On pouvait dire "tu es heureux, il est heureux, vous êtes heureux, ils sont heureux", mais "je suis heureux" et "nous sommes heureux" n'existaient pas dans la grammaire tensise.
Il contacta les ingénieurs du CCM, au cas où une partie de la documentation aurait été effacée, mais ceux-ci lui confirmèrent ce qu'il avait observé : la documentation était complète et les sémanticiens, qui avaient déjà remarqué cette anomalie, n'avaient pas d'explications.
-"Tu as l'air bien préoccupé mon cher Jean". C'était Suzanne qui venait de prononcer cette phrase en pénétrant dans le salon commun du vaisseau. Jean s'y était installé pour préparer son texte.
Suzanne était la s?ur de Jean. Ethnologue comme lui, elle avait terminé ses études quelques années après lui et s'était fait embaucher au CCM sur ses recommandations. C'était une femme grande et élancée, d'une trentaine d'années, mais les traits fins de son visage étaient altérés par une expression douloureuse, résultat d'un drame récent : Suzanne avait perdu son mari deux mois auparavant. Celui-ci, officier de patrouille orbitale, avait été sauvagement assassiné par des pirates lors d'un contrôle de routine.
Contrairement à Jean, sa s?ur n'était jamais partie en mission pour le CCM : elle faisait partie des "rampants", surnom donné aux ingénieurs qui formaient l'équipe chargée d'analyser les données que rapportaient les "aventuriers" comme Jean.
Le CCM ayant estimé que la mission sur Tensia nécessitait l'envoi de deux personnes pour être menée à terme, Jean proposa que sa s?ur l'accompagne. Il espérait ainsi la sortir du désespoir dans lequel elle s'était enfoncée depuis le drame. Et cela semblait déjà fonctionner. Ils étaient partis depuis seulement une semaine et Suzanne avait déjà retrouvé un peu de cette joie de vivre que Jean appréciait en elle depuis sa naissance. Il aimait beaucoup sa petite s?ur.
"Viens voir Suzanne, tu vas peut-être pouvoir m'aider", lui répondit Jean en lui montrant du revers de la main les papiers éparpillés sur la table.
Ils se penchèrent tous les deux sur les problèmes étranges que posait le langage des Tensis mais ne trouvèrent pas de solution.
Ils décidèrent donc de rédiger le petit discours à la troisième personne. Ce serait à Suzanne de le lire.




A leur arrivée sur la planète, Un petit groupe de Tensis les attendait près de la fusée. Suzanne et Jean se dirigèrent vers eux. Arrivés à quelques mètres des extraterrestres, ils s'arrêtèrent et Suzanne prononça son discours :
-"Le professeur Jean Bertellin est très heureux de vous rencontrer", dit-elle en désignant son frère. "C'est un honneur pour lui d'avoir été choisi pour être le premier ambassadeur terrien sur Tensia. Il est enchanté à la perspective de son séjour sur votre planète..." Mais elle ne put continuer car un des extraterrestres lui coupa la parole :
-"Nous comprenons bien tout cela, mais pourquoi nous le dire ?". Un de ses compagnons lui murmura alors quelque chose à l'oreille et le visage du Tensi se teinta d'une expression de compréhension peinée lorsqu'il continua : "Mon collègue vient de me suggérer que nous allons peut-être avoir un problème de communication. Dites-moi : est-ce que vous me sentez ?". Et devant le mutisme interloqué de Jean et Suzanne, il enchaîna : "Non, c'est évident, vous ne nous sentez pas." Et son visage était emprunt d'une grande tristesse en disant cette phrase. "Il va falloir que nous réfléchissions à un moyen de pallier cette infirmité. En attendant, suivez-nous, nous allons vous conduire à vos appartements".


- "Tu as compris ?"
Très excitée, Suzanne virevoltait autour de son frère qui essayait de ranger ses affaires. Les Tensis les avaient conduit à travers la capitale, à bord d'un véhicule en sustentation, jusqu'à un quartier résidentiel proche des ambassades. Aucun mot n'avait été échangé pendant la courte durée du voyage. Jean et Suzanne s'étaient installés à l'arrière du véhicule et les quatre Tensis, deux à l'avant et deux sur la banquette centrale, ne s'était même pas retournés une seule fois pendant tout le trajet.
Ils les avaient déposés dans une petite villa entourée d'un jardin en leur disant simplement qu'ils passeraient les prendre une heure plus tard.
- "Alors ? Tu as compris ?".
- "Compris quoi ?", répondit Jean en posant les deux mains sur la valise qu'il venait de vider. Il plongea ses yeux tout droit dans le regard de sa s?ur, tout heureux de voir la joie qui l'habitait et l'excitation fébrile que contenaient ses paroles.
- "Est-ce que vous me sentez? Voilà ce qu'il a dit. Tout s'éclaire. Tu comprends maintenant pourquoi certaines formes de conjugaison sont absentes de la grammaire tensise ? C'est incroyable non ?".
Jean fit celui qui ne comprenait pas, alors qu'il n'en était rien, et répondit à sa s?ur sur un ton amusé :
- "Non, je n'ai rien compris. Mais je suis sûr que tu vas te faire un plaisir de tout m'expliquer. Alors sentir quoi ?"
- "Arrête de faire l'idiot. Tu me fais marcher... Ok je vais te dire comment je vois les choses", continua Suzanne devant le mutisme de Jean immobile devant elle. "Dès que ce problème linguistique s'est posé à bord du vaisseau, j'ai eu l'intuition de la vérité, mais l'explication m'a alors paru si folle que je n'ai pas osé t'en parler. Ecoute-moi bien. Les Tensis n'ont pas besoin d'exprimer les sentiments qu'ils ressentent parce qu'ils les perçoivent entre eux à l'aide d'une sorte de sens empathique hyper-développé. Voilà pourquoi tous ces concepts sont totalement absents du langage des Tensis : exprimer une émotion par des mots n'a aucun sens pour eux puisque l'émotion est une expression. Tu n'avais pas besoin de commencer ton discours par "je suis heureux" puisqu'ils peuvent sentir ton bonheur d'être parmi eux. C'est ça ? Tu as compris ça aussi ?"
-"Non, je ne l'ai pas compris", rétorqua Jean en redevenant sérieux, "je l'ai ressenti. J'ai ressenti chez ces gens un pouvoir mental incroyable, et je ne serai pas surpris que cette planète nous apprenne beaucoup plus sur nous-mêmes que sur elle." Il se tourna vers la fenêtre et continua en regardant les grands arbres qui entouraient la maison : "Je dois dire que j'ai hâte de voir les Tensis revenir nous chercher. J'ai hâte de connaître la solution qu'ils ont trouvée pour pallier notre "infirmité", comme ils disent."


Le souhait de Jean fut très vite exaucé. Un peu plus tard, deux Tensis se présentèrent à la porte de la villa. L'un d'eux faisait partie du groupe qui les avait accueillis à l'atterrissage et l'autre était un être très âgé à la longue chevelure blanche. Le physique des Tensis ne se différenciait pas beaucoup de celui des Terriens, si ce n'est que leur peau très claire était teintée de bleu par le fait que l'on distinguait leurs vaisseaux sanguins en transparence.
Ce fut le plus jeune des deux qui prit le premier la parole :
"Nous avons discuté pour savoir comment pallier le fait que vous ne possédiez pas le sentir. Nous devons trouver une solution car sinon le niveau de communication restera si bas entre nous que l'échange entre nos civilisations ne vaudra même pas la peine d'être entamé. Nous avons bien sûr la possibilité d'adapter notre vocabulaire pour pouvoir exprimer par des mots ce que vous ne sentez pas, mais ce n'est pas la bonne solution; vous perdriez toute la subtilité de nos relations. Les mots sont subjectifs, ils ont un sens en sortant de la bouche et un autre en arrivant dans l'oreille. Les mots peuvent mentir. Le sentir est un canal direct qui lie les sentiments, il ne peut pas être altéré."
Le jeune Tensi fit une pause en regardant tout à tour le professeur et sa s?ur avec intensité. Il sembla satisfait de l'attention soutenue que lui portaient ses interlocuteurs et continua :
"Le problème s'est déjà posé lorsque nous sommes entrés en contact avec les Trisons. C'est une civilisation dont la planète est aussi éloignée que la vôtre, mais dans la direction opposée, vous ne devez pas la connaître...?" Il interrogea Jean du regard qui fit non de la tête, captivé par les paroles du Tensi. "Les Trisons ne maîtrisaient pas non plus le sentir, mais nous nous sommes très vite aperçus que ce sens existait chez eux à un stade embryonnaire. Nous avons alors créé tout une série de pratiques et d'exercices destinés à le développer, et les résultats ont rapidement été positifs : les Trisons sentent maintenant parfaitement."
Le Tensi se tourna alors avec respect vers le vieil homme qui l'accompagnait et poursuivit en le désignant de la main :
"Maître Lioba est le plus grand spécialiste en psychologie de la planète. Il aimerait que vous l'autorisiez à vous faire passer une série de tests pour déterminer votre aptitude à sentir. Ensuite, nous pourrons peut-être adapter la méthode que nous avons créée pour les Trisons et développer votre sixième sens, ... s'il existe."
Il marqua une courte pause pendant laquelle le professeur ouvrit la bouche pour répondre qu'il était tout à fait d'accord pour passer ces tests, mais le Tensi, qui avait senti son approbation avant qu'il ne l'exprime, enchaîna :
"Dans ce cas, je vous laisse entre les mains de Maître Lioba. Je reviendrai vous chercher à l'heure du souper. Nous saurons alors si vous pouvez ou non communiquer avec nous."
Et il quitta la pièce.


La série de tests passa comme un éclair. Maître Lioba n'utilisa pas d'appareil de mesure, il ne leur fit pas remplir des formulaires, en fait il ne leur demanda rien. Il passa simplement l'après-midi à leur raconter des histoires, toutes sortes d'histoires, et à observer leurs réactions. Il parlait de personnages légendaires ou ordinaires, décrivait des situations particulières puis sentait les émotions que ses paroles provoquaient chez Jean et Suzanne.
Vers la fin de l'après-midi, il avait l'air tout à fait satisfait et c'est avec un sourire radieux qu'il leur dit :
-"Il semblerait que la méthode que nous avons employée pour développer le sentir chez les Trisons pourrait aussi vous convenir. Tout comme eux vous connaissez déjà la compassion et l'empathie, vous êtes déjà capable de ressentir la même émotion que la personne qui se trouve en face de vous. Mais le sentir est différent : lorsqu'une situation provoque en vous le phénomène d'empathie, vous ressentez la même émotion que la personne qui vous fait face, tandis que le sentir permet de comprendre cette émotion sans la ressentir."
Il hésita puis reprit :
-"Le terme "comprendre cette émotion" n'est en fait pas très représentatif du phénomène, je pense que "voir une émotion" serait plus juste, car le sentir est un sens, tout comme la vue ou l'odorat."
Maître Lioba marqua une pause en se frottant le front, comme pour chasser un doute de son esprit.
-"J'espère que nous arriverons ensemble à développer ce sens chez vous", continua-t-il, "et vous comprendrez alors la richesse de la communication sensorielle. Car, bien évidemment, le fait de sentir une émotion chez un individu provoque parfois chez vous, je devrais plutôt dire "provoque souvent", une autre émotion. L'interlocuteur reçoit alors cette émotion comme une réponse à la sienne, et cet échange atteint alors des sommets que vous ne pouvez pas soupçonner."
Jean et Suzanne étaient fascinés par les paroles de Lioba. Ils étaient comme sur un nuage. La série d'histoires que le maître leur avait contées, puis cette conclusion positive qui leur ouvrait l'extraordinaire perspective de posséder un nouveau sens les remplissaient de bonheur.
Lioba prit congé en leur donnant rendez-vous pour le lendemain afin de commencer les séances au plus vite. Il croisa en sortant le jeune Tensi qui portait le nom de Kiol et qui venait les chercher pour les emmener souper.
Ils prirent leur repas dans un restaurant sobre et silencieux en compagnie de quelques dignitaires qui leur exposèrent le programme des jours à venir. Toutes les matinées allaient être consacrées aux séances avec Lioba et ils devaient passer tous les après-midi en diverses visites des principales infrastructures de la planète.
Jean écouta tout cela d'une oreille distraite et toucha à peine aux plats qui pourtant étaient délicieux. Il avait hâte d'être au lendemain, hâte et en même temps peur de ne pas être à la hauteur des espérances de ses hôtes. Quelques échanges de regard avec sa s?ur lui firent comprendre qu'elle se trouvait dans le même état d'esprit.
Une fois rentrés à leur logement, ils n'échangèrent pas un mot avant de s'écrouler chacun dans un profond sommeil.


Tous les jours qui suivirent se passèrent comme prévu mais les visites administratives des après-midi paraissaient terriblement longues en regard des matinées passionnantes que Jean et Suzanne passaient en compagnie de Lioba.
Celui-ci avait opté pour une technique d'association de sens afin de développer chez eux le sentir. Il les mettait dans des situations émotionnelles grâce à des contes et des scénettes qu'il leur faisait jouer et tentait avec eux de relier cette émotion à une couleur, à un son, à une odeur.
Un des contes retint particulièrement l'attention de Jean car il se passait sur la planète Elane qui avait été le lieu de sa première mission. Ce récit parlait du roi Adran dont le début du règne avait été marqué par l'apparition des medians sur la planète. Voici ce que Lioba leur conta à ce sujet :
"Usul, la femme du roi Adran, mourut en donnant naissance à leur quatorzième enfant et Valan, leur median, ne supporta pas cette séparation : il mourut quelques mois plus tard. Le roi resta donc seul avec ses enfants : six medians, cinq filles et trois garçons.
La mort des deux êtres chers changea le caractère d'Adran. Le roi généreux et pacifiste qu'il était devint un homme ombrageux et belliqueux. Il alla jusqu'à chercher querelle aux Morgraves, la dynastie voisine dont était issue son épouse et décida de leur déclarer la guerre.
Reuti, l'aîné de ses fils, n'était pas un guerrier. C'était un jeune homme sensible et cultivé qui se passionnait pour de nombreuses formes d'art et ne connaissait rien aux combats. Obéissant, il se retrouva pourtant à la tête des armées car son père en avait décidé ainsi.
Reuti mourrut au cours du premier combat. Lorsque l'on découvrit son corps sur le champ de bataille, il ne portait pas d'armes.
Adran ne versa pas une larme pour son fils. Il ne porta même pas le deuil comme la coutume d'Elane l'exigeait. Il alla chez Sonkya, son second fils, et exigea qu'il remplace son frère.
Sonkya n'avait jamais manié d'armes. Il était très sportif mais se passionnait pour des sports de vitesse et de glisse et n'avait jamais pratiqué de sports violents. Avant de partir au combat, il décida de s'entraîner dans une salle du château qui contenait les dernières nouveautés en matière d'armement. Dans sa précipitation il fit une mauvaise manoeuvre en utilisant un fusil-laser et mit le feu au stock de munitions. Il mourut dans l'explosion.
Adran se renferma encore plus sur lui-même à la mort de son second fils et n'exprima aucune tristesse. Il se précipita dans les appartements de Volz, son troisième fils et lui intima l'ordre de partir à la guerre. Dans son aveuglement il avait oublié que Volz était encore un enfant bien incapable de combattre.
Volz, obéissant à son père, revêtit une armure trop grande pour lui et se rendit sur le champ de bataille en s'armant de courage. Le premier assaut de l'ennemi eut raison de sa vie et de celles de tous les soldats sous ses ordres.
Adran ne pleura pas son fils. Il était fou de rage et partit pour une longue cavalcade solitaire à travers les montagnes. Tout en chevauchant, il hurlait sa haine en insultant tous les dieux d'Elane.
Arrivé au bord d'une vallée que recouvrait un nuage de brume, il s'arrêta en remarquant une lueur diffuse. Il s'approcha et distingua deux silhouettes dont les pieds ne semblaient pas toucher le sol. Il s'approcha encore et reconnut Usul et Valan. Il tomba à genoux devant les apparitions de ceux qu'il avait tant aimés et leur dit que les dieux étaient contre lui, qu'il avait voulu défendre son royaume et que l'ennemi avait tué leurs trois fils.
Mais les deux êtres de lumière pointèrent sur lui un doigt accusateur et lui reprochèrent les trois vies perdues. Trois autres silhouettes sortirent alors de la brume et les spectres de Reuti, de Sonkya et de Volz accablèrent leur père de leurs reproches.
Sortant de son égarement Adran posa la tête dans ses mains et se mit à pleurer. Il pleura toutes les souffrances qu'il n'avait jamais exprimées, toutes les douleurs qu'il avait contenues et ses larmes devinrent un torrent qui dévala vers la pente en cascades écumantes.
Il pleura pendant des jours. Plus il pleurait et plus la paix s'installait en lui comme si son âme se purifiait, se lavait dans ce flot. Il atteint peu à peu une grande sérénité et ne sentit bientôt plus son corps.
Lorsqu'il mourut, toujours à genoux, les cinq êtres qui étaient venus le chercher le prirent dans leur coeur et ils s'envolèrent vers l'espace en passant au- dessus du lac que les larmes du roi avaient créé dans la vallée."
Jean ressentit une forte émotion durant ce récit, sans doute à cause des souvenirs qui naissaient en lui à l'évocation d'Elane. Suzanne était moins bouleversée.
D'une manière générale, les réactions de Jean et de Suzanne étaient différentes durant les pratiques avec Lioba : Suzanne associait plus souvent les émotions à des couleurs tandis que Jean les ressentait plus par les sons. Jean était bien moins doué que sa s?ur, et celle-ci commença à sentir de manière intuitive après quelques jours de séances pendant que lui essayait encore de comprendre la voie que tentait de lui tracer le Maître.
En fait, malgré tous ses efforts, Jean ne réussit jamais à sentir comme un Tensi. Les pratiques de Lioba lui apportèrent une grande acuité dans la compréhension des émotions, mais le phénomène empathique prédomina toujours chez lui.
Etrangement ces scéances développèrent plutôt en lui un autre phénomène : il vécut de plus en plus souvent cette sensation de "déjà vu" que l'on explique par la théorie de la synchronicité.
La notion de synchronicité avait beaucoup évolué depuis sa naissance dans les écrits de Jung au vingtième siècle. Les scientifiques avaient même fini par l'accepter lorsqu'ils avaient pu la modéliser par les mathématiques du chaos. Le théorème des attracteurs de l'âme, enseigné dans les collèges, parle de symboles qui se déploient dans le réel dont le chaos, le vide, la tension des opposés, sont les sources.
Mais les applications pratiques de cette théorie complexe restaient encore sur les divans des psys. Si les théories d'Einstein avaient trouvé leur application dans des vaisseaux spatiaux qui filaient à la vitesse de la lumière, les théories de Jung, elles, n'avaient pas encore ouvert les portes des univers parallèles de la conscience.
Les leçons de Lioba avaient permis à Jean de se rapprocher un peu plus de cette conscience collective que nous ressentons parfois dans ces passages intemporels de notre vie. La périodicité de ces sensations enrichit beaucoup le professeur et ce fut un grand tournant dans son existence. Il était déjà un être équilibré et serein, mais lorsqu'il quitta la planète, cette sérénité s'était transformée en une forme de sagesse que peu d'hommes atteignent jamais.


- "Je ne te remercierai jamais assez de m'avoir conduite ici !"
Suzanne se tenait debout devant son frère, rayonnante de bonheur.
C'était la veille de leur départ, et elle venait de lui annoncer qu'elle ne rentrerait pas sur Terre avec lui. La planète Tensia la comblait de joie, et elle avait décidé d'y rester.
Cette décision enchantait le professeur car il en connaissait la raison et rien ne pouvait lui faire plus plaisir que de voir sa s?ur heureuse : Suzanne était amoureuse. Elle avait fait une rencontre lors de leurs visites et vivait une passion débordante avec un Tensi qui lui avait même demandé de fonder une famille.
Ce Tensi se nommait Celo et lorsque Suzanne le rencontra, elle n'était pas en compagnie de Jean.
Lorsqu'ils se retrouvèrent à la villa le soir du jour où cet évènement s'était produit, Jean remarqua aussitôt dans quel état d'émotion se trouvait sa s?ur. Lorsqu'il lui demanda ce qui s'était passé pour qu'elle soit si bouleversée, Suzanne s'empressa de lui raconter sa rencontre avec Celo :
-"Ecoute mon frère adoré, il m'est arrivé une chose extraordinaire aujourd'hui. J'ai fait une rencontre pendant la visite des ruines de ces fameux temples qui émergent des sables du Désert Central : un Tensi nommé Celo qui est le Conservateur du musée qui se trouve là-bas... Nous serions sur Terre, je te dirais simplement que j'ai eu le coup de foudre, et je m'arrêterais là, mais sur Tensia, un coup de foudre c'est autre chose et il faut absolument que j'essaye de tout te raconter. C'est un moment trop merveilleux et je veux le partager avec toi."
Ils s'installèrent confortablement sur la terrasse qui surplombait le jardin. C'était l'été et l'air chaud de la journée était tempéré par la brise du soir.
Suzanne continua en expliquant que cet après-midi là, elle visitait en compagnie de Kiol les ruines d'un temple absolument magnifique.
Alors qu'elle était complètement absorbée dans la contemplation d'une fresque elle n'entendit pas une voiture arriver derrière elle. Elle sursauta donc et se retourna un peu trop vivement lorsque Kiol lui annonça tout à coup :
-"Suzanne, laissez-moi vous présenter Celo qui est le Conservateur des lieux qui nous entourent". Il désignait l'homme qui venait de descendre de voiture.
Suzanne s'était retournée trop brusquement et cette virevolte lui fit perdre l'équilibre. Elle trébucha et se rattrapa de justesse au bras de Celo. Rouge de confusion elle releva la tête et découvrit le visage du Tensi.
Elle croisa son regard et ce fut l'instant magique de sa vie.
Elle sentit l'émotion qui jaillit instantanément de l'être qui lui faisait face. Ce fut une vague déferlante où se mêlait la joie, l'amour et une révélation qui semblait hurler : "C'est toi, enfin, je t'ai trouvé !".
L'émotion qui étreignit Suzanne en retour avait la même intensité : "Mon amour, tu es revenu !" seraient les pauvres mots qui pourraient décrire la réponse émotionnelle que reçut Celo.
Puis l'échange alla crescendo et les précipita hors du temps. Leurs âmes brûlantes sortirent de leurs corps figés et s'étreignirent avec passion en filant dans l'espace. Ils se souvinrent de leurs étreintes passées et futures. Ils jouirent en retrouvant le dieu qu'ils n'avaient jamais cessé d'être.
Lorsque Suzanne réintégra son corps pantelant, elle n'était plus la même. Elle n'était plus l'ethnologue terrienne en visite dans le désert d'une planète lointaine. Elle n'était plus la veuve malheureuse que le malheur avait frappé. Tout était terminé.
Elle était la compagne heureuse et comblée de Celo.
Elle était l'épouse qu'il avait toujours eue.
Ils partirent main dans la main pour une marche dans le désert en laissant Kiol et les autres guides derrière eux se réjouir de cet évènement. C'était un évènement rare que chaque habitant de la planète espère et attend. Certains Tensis passent leur vie entière sans jamais retrouver leur compagne éternelle, mais ils savent que cela arrivera dans une vie suivante et lorsqu'ils assistent à une rencontre comme celle-ci, leur coeur se remplit de joie et d'espoir.
Suzanne et Celo n'échangèrent pas un mot. Ce n'était pas nécessaire. Ils ne se dirent même pas au revoir au moment de se séparer. Ce fut Kiol qui annonça au Conservateur qu'ils reviendraient le lendemain en compagnie du frère de Suzanne pour continuer la visite, mais Celo ne sembla pas l'écouter, il était encore au milieu des soleils de l'espace.


Le professeur Bertellin remonta seul dans la fusée, mais il savait qu'il emportait dans ses bagages un merveilleux cadeau pour la planète Terre et il ne se trompait pas : les échanges qui suivirent entre les Terriens et les Tensis ont fait faire un grand pas à l'humanité vers la compréhension de la paix.