Notre
séjour sur Glacia dura fort longtemps, principalement à cause de la
lourdeur administrative du gouvernement qui régnait sur la planète.
Chaque démarche entreprise nécessitait une montagne de protocoles
et de formulaires.
En
tant que novice, j'étais malheureusement chargé de ces relations
fastideuses et j'avais parfois du mal à garder ma patience devant
les incessants barrages des ministres et autres fonctionnaires à qui
j'avais affaire.
Ce
soir-là, je rentrai à notre logement particulièrement énervé
envers un concierge tatillon qui m'avait interdit l'accès à la
bibliothèque du Palais, à cause d'un point de détail sur un
formulaire incompréhensible.
Le
professeur Bertellin lisait un manuscrit dans la pièce commune, et
j'y pénétrai en refermant violemment la porte derrière moi et
hurlai :
"J'en
ai assez de ces fonctionnaires débiles ! Je déteste ce concierge !
Qu'il aille en enfer avec tous les autres !".
Mais
je m'arrêtai aussitôt de crier lorsque je m'aperçus de l'effet que
ma colère avait sur le professeur : il était devenu tout pâle et
s'était recroquevillé sur lui-même.
Il
revint rapidement à lui tandis que je balbutiais des excuses et me
dit :
"Ne
vous inquiétez pas. Ma réaction est un vieux reste de mon séjour
parmi les Tensis. Il faut comprendre que sur la planète Tensia la
haine est un acte de violence. C'est un peuple d'une sensibilité
incroyable. Asseyez-vous et écoutez-moi. Je vais vous raconter mon
séjour là-bas, cela calmera votre colère."
Jean
avait du mal à rédiger les phrases du petit discours qu'il voulait
prononcer à l'atterrissage sur Tensia. Comme d'habitude, il passait
la plupart du voyage à étudier la langue des habitants de la
planète sur laquelle il se rendait.
Les
sémanticiens du CCM lui préparaient le travail en rentrant tout
d'abord en contact avec les extraterrestres et élaboraient une
grammaire et un dictionnaire de base sur le nouveau langage. C'était
généralement très bien fait et Jean s'en sortait toujours, mais
cette fois il y avait un problème : il manquait des mots. C'était
comme si certains concepts étaient totalement absents du langage des
Tensis.
Jean
voulait simplement dire "je suis heureux de vous rencontrer",
et il avait trouvé un verbe qui signifiait "être heureux",
mais ce verbe ne semblait pas pouvoir être conjugué à la première
personne. On pouvait dire "tu es heureux, il est heureux, vous
êtes heureux, ils sont heureux", mais "je suis heureux"
et "nous sommes heureux" n'existaient pas dans la grammaire
tensise.
Il
contacta les ingénieurs du CCM, au cas où une partie de la
documentation aurait été effacée, mais ceux-ci lui confirmèrent
ce qu'il avait observé : la documentation était complète et les
sémanticiens, qui avaient déjà remarqué cette anomalie, n'avaient
pas d'explications.
-"Tu
as l'air bien préoccupé mon cher Jean". C'était Suzanne qui
venait de prononcer cette phrase en pénétrant dans le salon commun
du vaisseau. Jean s'y était installé pour préparer son texte.
Suzanne
était la s?ur de Jean. Ethnologue comme lui, elle avait terminé ses
études quelques années après lui et s'était fait embaucher au CCM
sur ses recommandations. C'était une femme grande et élancée,
d'une trentaine d'années, mais les traits fins de son visage étaient
altérés par une expression douloureuse, résultat d'un drame récent
: Suzanne avait perdu son mari deux mois auparavant. Celui-ci,
officier de patrouille orbitale, avait été sauvagement assassiné
par des pirates lors d'un contrôle de routine.
Contrairement
à Jean, sa s?ur n'était jamais partie en mission pour le CCM : elle
faisait partie des "rampants", surnom donné aux ingénieurs
qui formaient l'équipe chargée d'analyser les données que
rapportaient les "aventuriers" comme Jean.
Le
CCM ayant estimé que la mission sur Tensia nécessitait l'envoi de
deux personnes pour être menée à terme, Jean proposa que sa s?ur
l'accompagne. Il espérait ainsi la sortir du désespoir dans lequel
elle s'était enfoncée depuis le drame. Et cela semblait déjà
fonctionner. Ils étaient partis depuis seulement une semaine et
Suzanne avait déjà retrouvé un peu de cette joie de vivre que Jean
appréciait en elle depuis sa naissance. Il aimait beaucoup sa petite
s?ur.
"Viens
voir Suzanne, tu vas peut-être pouvoir m'aider", lui répondit
Jean en lui montrant du revers de la main les papiers éparpillés
sur la table.
Ils
se penchèrent tous les deux sur les problèmes étranges que posait
le langage des Tensis mais ne trouvèrent pas de solution.
Ils
décidèrent donc de rédiger le petit discours à la troisième
personne. Ce serait à Suzanne de le lire.
A
leur arrivée sur la planète, Un petit groupe de Tensis les
attendait près de la fusée. Suzanne et Jean se dirigèrent vers
eux. Arrivés à quelques mètres des extraterrestres, ils
s'arrêtèrent et Suzanne prononça son discours :
-"Le
professeur Jean Bertellin est très heureux de vous rencontrer",
dit-elle en désignant son frère. "C'est un honneur pour lui
d'avoir été choisi pour être le premier ambassadeur terrien sur
Tensia. Il est enchanté à la perspective de son séjour sur votre
planète..." Mais elle ne put continuer car un des
extraterrestres lui coupa la parole :
-"Nous
comprenons bien tout cela, mais pourquoi nous le dire ?". Un de
ses compagnons lui murmura alors quelque chose à l'oreille et le
visage du Tensi se teinta d'une expression de compréhension peinée
lorsqu'il continua : "Mon collègue vient de me suggérer que
nous allons peut-être avoir un problème de communication. Dites-moi
: est-ce que vous me sentez
?". Et devant le mutisme interloqué de Jean et Suzanne, il
enchaîna : "Non, c'est évident, vous ne nous sentez
pas." Et son visage était emprunt d'une grande tristesse en
disant cette phrase. "Il va falloir que nous réfléchissions à
un moyen de pallier cette infirmité. En attendant, suivez-nous, nous
allons vous conduire à vos appartements".
-
"Tu as compris ?"
Très
excitée, Suzanne virevoltait autour de son frère qui essayait de
ranger ses affaires. Les Tensis les avaient conduit à travers la
capitale, à bord d'un véhicule en sustentation, jusqu'à un
quartier résidentiel proche des ambassades. Aucun mot n'avait été
échangé pendant la courte durée du voyage. Jean et Suzanne
s'étaient installés à l'arrière du véhicule et les quatre
Tensis, deux à l'avant et deux sur la banquette centrale, ne s'était
même pas retournés une seule fois pendant tout le trajet.
Ils
les avaient déposés dans une petite villa entourée d'un jardin en
leur disant simplement qu'ils passeraient les prendre une heure plus
tard.
-
"Alors ? Tu as compris ?".
-
"Compris quoi ?", répondit Jean en posant les deux mains
sur la valise qu'il venait de vider. Il plongea ses yeux tout droit
dans le regard de sa s?ur,
tout heureux de voir la joie qui l'habitait et l'excitation fébrile
que contenaient ses paroles.
-
"Est-ce que vous me sentez? Voilà ce qu'il a dit. Tout
s'éclaire. Tu comprends maintenant pourquoi certaines formes de
conjugaison sont absentes de la grammaire tensise ? C'est incroyable
non ?".
Jean
fit celui qui ne comprenait pas, alors qu'il n'en était rien, et
répondit à sa s?ur sur un ton amusé :
-
"Non, je n'ai rien compris. Mais je suis sûr que tu vas te
faire un plaisir de tout m'expliquer. Alors sentir quoi ?"
-
"Arrête de faire l'idiot. Tu me fais marcher... Ok je vais te
dire comment je vois les choses", continua Suzanne devant le
mutisme de Jean immobile devant elle. "Dès que ce problème
linguistique s'est posé à bord du vaisseau, j'ai eu l'intuition de
la vérité, mais l'explication m'a alors paru si folle que je n'ai
pas osé t'en parler. Ecoute-moi bien. Les Tensis n'ont pas besoin
d'exprimer les sentiments qu'ils ressentent parce qu'ils les
perçoivent entre eux à l'aide d'une sorte de sens empathique
hyper-développé. Voilà pourquoi tous ces concepts sont totalement
absents du langage des Tensis : exprimer une émotion par des mots
n'a aucun sens pour eux puisque l'émotion est
une expression. Tu n'avais pas besoin de commencer ton discours par
"je suis heureux" puisqu'ils peuvent sentir ton bonheur
d'être parmi eux. C'est ça ? Tu as compris ça aussi ?"
-"Non,
je ne l'ai pas compris", rétorqua Jean en redevenant sérieux,
"je l'ai ressenti. J'ai ressenti chez ces gens un pouvoir mental
incroyable, et je ne serai pas surpris que cette planète nous
apprenne beaucoup plus sur nous-mêmes que sur elle." Il se
tourna vers la fenêtre et continua en regardant les grands arbres
qui entouraient la maison : "Je dois dire que j'ai hâte de voir
les Tensis revenir nous chercher. J'ai hâte de connaître la
solution qu'ils ont trouvée pour pallier notre "infirmité",
comme ils disent."
Le
souhait de Jean fut très vite exaucé. Un peu plus tard, deux Tensis
se présentèrent à la porte de la villa. L'un d'eux faisait partie
du groupe qui les avait accueillis à l'atterrissage et l'autre était
un être très âgé à la longue chevelure blanche. Le physique des
Tensis ne se différenciait pas beaucoup de celui des Terriens, si ce
n'est que leur peau très claire était teintée de bleu par le fait
que l'on distinguait leurs vaisseaux sanguins en transparence.
Ce
fut le plus jeune des deux qui prit le premier la parole :
"Nous
avons discuté pour savoir comment pallier le fait que vous ne
possédiez pas le sentir.
Nous devons trouver une solution car sinon le niveau de communication
restera si bas entre nous que l'échange entre nos civilisations ne
vaudra même pas la peine d'être entamé. Nous avons bien sûr la
possibilité d'adapter notre vocabulaire pour pouvoir exprimer par
des mots ce que vous ne sentez
pas, mais ce n'est pas la bonne solution; vous perdriez toute la
subtilité de nos relations. Les mots sont subjectifs, ils ont un
sens en sortant de la bouche et un autre en arrivant dans l'oreille.
Les mots peuvent mentir. Le sentir
est un canal direct qui lie les sentiments, il ne peut pas être
altéré."
Le
jeune Tensi fit une pause en regardant tout à tour le professeur et
sa s?ur avec intensité. Il sembla satisfait de l'attention soutenue
que lui portaient ses interlocuteurs et continua :
"Le
problème s'est déjà posé lorsque nous sommes entrés en contact
avec les Trisons. C'est une civilisation dont la planète est aussi
éloignée que la vôtre, mais dans la direction opposée, vous ne
devez pas la connaître...?" Il interrogea Jean du regard qui
fit non de la tête, captivé par les paroles du Tensi. "Les
Trisons ne maîtrisaient pas non plus le sentir,
mais nous nous sommes très vite aperçus que ce sens existait chez
eux à un stade embryonnaire. Nous avons alors créé tout une série
de pratiques et d'exercices destinés à le développer, et les
résultats ont rapidement été positifs : les Trisons sentent
maintenant parfaitement."
Le
Tensi se tourna alors avec respect vers le vieil homme qui
l'accompagnait et poursuivit en le désignant de la main :
"Maître
Lioba est le plus grand spécialiste en psychologie de la planète.
Il aimerait que vous l'autorisiez à vous faire passer une série de
tests pour déterminer votre aptitude à sentir.
Ensuite, nous pourrons peut-être adapter la méthode que nous avons
créée pour les Trisons et développer votre sixième sens, ... s'il
existe."
Il
marqua une courte pause pendant laquelle le professeur ouvrit la
bouche pour répondre qu'il était tout à fait d'accord pour passer
ces tests, mais le Tensi, qui avait senti
son approbation avant qu'il ne l'exprime, enchaîna :
"Dans
ce cas, je vous laisse entre les mains de Maître Lioba. Je
reviendrai vous chercher à l'heure du souper. Nous saurons alors si
vous pouvez ou non communiquer avec nous."
Et
il quitta la pièce.
La
série de tests passa comme un éclair. Maître Lioba n'utilisa pas
d'appareil de mesure, il ne leur fit pas remplir des formulaires, en
fait il ne leur demanda rien. Il passa simplement l'après-midi à
leur raconter des histoires, toutes sortes d'histoires, et à
observer leurs réactions. Il parlait de personnages légendaires ou
ordinaires, décrivait des situations particulières puis sentait
les
émotions que ses paroles provoquaient chez Jean et Suzanne.
Vers
la fin de l'après-midi, il avait l'air tout à fait satisfait et
c'est avec un sourire radieux qu'il leur dit :
-"Il
semblerait que la méthode que nous avons employée pour développer
le sentir
chez les Trisons pourrait aussi vous convenir. Tout comme eux vous
connaissez déjà la compassion et l'empathie, vous êtes déjà
capable de ressentir la même émotion que la personne qui se trouve
en face de vous. Mais le sentir
est différent : lorsqu'une situation provoque en vous le phénomène
d'empathie, vous ressentez la même émotion que la personne qui vous
fait face, tandis que le sentir
permet de comprendre cette émotion sans la ressentir."
Il
hésita puis reprit :
-"Le
terme "comprendre cette émotion" n'est en fait pas très
représentatif du phénomène, je pense que "voir une émotion"
serait plus juste, car le sentir
est un sens, tout comme la vue ou l'odorat."
Maître
Lioba marqua une pause en se frottant le front, comme pour chasser un
doute de son esprit.
-"J'espère
que nous arriverons ensemble à développer ce sens chez vous",
continua-t-il, "et vous comprendrez alors la richesse de la
communication sensorielle. Car, bien évidemment, le fait de sentir
une émotion chez un individu provoque parfois chez vous, je devrais
plutôt dire "provoque souvent", une autre émotion.
L'interlocuteur reçoit alors cette émotion comme une réponse à la
sienne, et cet échange atteint alors des sommets que vous ne pouvez
pas soupçonner."
Jean
et Suzanne étaient fascinés par les paroles de Lioba. Ils étaient
comme sur un nuage. La série d'histoires que le maître leur avait
contées, puis cette conclusion positive qui leur ouvrait
l'extraordinaire perspective de posséder un nouveau sens les
remplissaient de bonheur.
Lioba
prit congé en leur donnant rendez-vous pour le lendemain afin de
commencer les séances au plus vite. Il croisa en sortant le jeune
Tensi qui portait le nom de Kiol et qui venait les chercher pour les
emmener souper.
Ils
prirent leur repas dans un restaurant sobre et silencieux en
compagnie de quelques dignitaires qui leur exposèrent le programme
des jours à venir. Toutes les matinées allaient être consacrées
aux séances avec Lioba et ils devaient passer tous les après-midi
en diverses visites des principales infrastructures de la planète.
Jean
écouta tout cela d'une oreille distraite et toucha à peine aux
plats qui pourtant étaient délicieux. Il avait hâte d'être au
lendemain, hâte et en même temps peur de ne pas être à la hauteur
des espérances de ses hôtes. Quelques échanges de regard avec sa
s?ur lui firent comprendre qu'elle se trouvait dans le même état
d'esprit.
Une
fois rentrés à leur logement, ils n'échangèrent pas un mot avant
de s'écrouler chacun dans un profond sommeil.
Tous
les jours qui suivirent se passèrent comme prévu mais les visites
administratives des après-midi paraissaient terriblement longues en
regard des matinées passionnantes que Jean et Suzanne passaient en
compagnie de Lioba.
Celui-ci
avait opté pour une technique d'association de sens afin de
développer chez eux le sentir.
Il les mettait dans des situations émotionnelles grâce à des
contes et des scénettes qu'il leur faisait jouer et tentait avec eux
de relier cette émotion à une couleur, à un son, à une odeur.
Un
des contes retint particulièrement l'attention de Jean car il se
passait sur la planète Elane qui avait été le lieu de sa première
mission. Ce récit parlait du roi Adran dont le début du règne
avait été marqué par l'apparition des medians sur la planète.
Voici ce que Lioba leur conta à ce sujet :
"Usul,
la femme du roi Adran, mourut en donnant naissance à leur
quatorzième enfant et Valan, leur median, ne supporta pas cette
séparation : il mourut quelques mois plus tard. Le roi resta donc
seul avec ses enfants : six medians, cinq filles et trois garçons.
La
mort des deux êtres chers changea le caractère d'Adran. Le roi
généreux et pacifiste qu'il était devint un homme ombrageux et
belliqueux. Il alla jusqu'à chercher querelle aux Morgraves, la
dynastie voisine dont était issue son épouse et décida de leur
déclarer la guerre.
Reuti,
l'aîné de ses fils, n'était pas un guerrier. C'était un jeune
homme sensible et cultivé qui se passionnait pour de nombreuses
formes d'art et ne connaissait rien aux combats. Obéissant, il se
retrouva pourtant à la tête des armées car son père en avait
décidé ainsi.
Reuti
mourrut au cours du premier combat. Lorsque l'on découvrit son corps
sur le champ de bataille, il ne portait pas d'armes.
Adran
ne versa pas une larme pour son fils. Il ne porta même pas le deuil
comme la coutume d'Elane l'exigeait. Il alla chez Sonkya, son second
fils, et exigea qu'il remplace son frère.
Sonkya
n'avait jamais manié d'armes. Il était très sportif mais se
passionnait pour des sports de vitesse et de glisse et n'avait jamais
pratiqué de sports violents. Avant de partir au combat, il décida
de s'entraîner dans une salle du château qui contenait les
dernières nouveautés en matière d'armement. Dans sa précipitation
il fit une mauvaise manoeuvre en utilisant un fusil-laser et mit le
feu au stock de munitions. Il mourut dans l'explosion.
Adran
se renferma encore plus sur lui-même à la mort de son second fils
et n'exprima aucune tristesse. Il se précipita dans les appartements
de Volz, son troisième fils et lui intima l'ordre de partir à la
guerre. Dans son aveuglement il avait oublié que Volz était encore
un enfant bien incapable de combattre.
Volz,
obéissant à son père, revêtit une armure trop grande pour lui et
se rendit sur le champ de bataille en s'armant de courage. Le premier
assaut de l'ennemi eut raison de sa vie et de celles de tous les
soldats sous ses ordres.
Adran
ne pleura pas son fils. Il était fou de rage et partit pour une
longue cavalcade solitaire à travers les montagnes. Tout en
chevauchant, il hurlait sa haine en insultant tous les dieux d'Elane.
Arrivé
au bord d'une vallée que recouvrait un nuage de brume, il s'arrêta
en remarquant une lueur diffuse. Il s'approcha et distingua deux
silhouettes dont les pieds ne semblaient pas toucher le sol. Il
s'approcha encore et reconnut Usul et Valan. Il tomba à genoux
devant les apparitions de ceux qu'il avait tant aimés et leur dit
que les dieux étaient contre lui, qu'il avait voulu défendre son
royaume et que l'ennemi avait tué leurs trois fils.
Mais
les deux êtres de lumière pointèrent sur lui un doigt accusateur
et lui reprochèrent les trois vies perdues. Trois autres silhouettes
sortirent alors de la brume et les spectres de Reuti, de Sonkya et de
Volz accablèrent leur père de leurs reproches.
Sortant
de son égarement Adran posa la tête dans ses mains et se mit à
pleurer. Il pleura toutes les souffrances qu'il n'avait jamais
exprimées, toutes les douleurs qu'il avait contenues et ses larmes
devinrent un torrent qui dévala vers la pente en cascades écumantes.
Il
pleura pendant des jours. Plus il pleurait et plus la paix
s'installait en lui comme si son âme se purifiait, se lavait dans ce
flot. Il atteint peu à peu une grande sérénité et ne sentit
bientôt plus son corps.
Lorsqu'il
mourut, toujours à genoux, les cinq êtres qui étaient venus le
chercher le prirent dans leur coeur et ils s'envolèrent vers
l'espace en passant au- dessus du lac que les larmes du roi avaient
créé dans la vallée."
Jean
ressentit une forte émotion durant ce récit, sans doute à cause
des souvenirs qui naissaient en lui à l'évocation d'Elane. Suzanne
était moins bouleversée.
D'une
manière générale, les réactions de Jean et de Suzanne étaient
différentes durant les pratiques avec Lioba : Suzanne associait plus
souvent les émotions à des couleurs tandis que Jean les ressentait
plus par les sons. Jean était bien moins doué que sa s?ur, et
celle-ci commença à sentir
de manière intuitive après quelques jours de séances pendant que
lui essayait encore de comprendre la voie que tentait de lui tracer
le Maître.
En
fait, malgré tous ses efforts, Jean ne réussit jamais à sentir
comme un Tensi. Les pratiques de Lioba lui apportèrent une grande
acuité dans la compréhension des émotions, mais le phénomène
empathique prédomina toujours chez lui.
Etrangement
ces scéances développèrent plutôt en lui un autre phénomène :
il vécut de plus en plus souvent cette sensation de "déjà vu"
que l'on explique par la théorie de la synchronicité.
La
notion de synchronicité avait beaucoup évolué depuis sa naissance
dans les écrits de Jung au vingtième siècle. Les scientifiques
avaient même fini par l'accepter lorsqu'ils avaient pu la modéliser
par les mathématiques du chaos. Le théorème des attracteurs
de l'âme,
enseigné dans les collèges, parle de symboles qui se déploient
dans le réel dont le chaos, le vide, la tension des opposés, sont
les sources.
Mais
les applications pratiques de cette théorie complexe restaient
encore sur les divans des psys. Si les théories d'Einstein avaient
trouvé leur application dans des vaisseaux spatiaux qui filaient à
la vitesse de la lumière, les théories de Jung, elles, n'avaient
pas encore ouvert les portes des univers parallèles de la
conscience.
Les
leçons de Lioba avaient permis à Jean de se rapprocher un peu plus
de cette conscience collective que nous ressentons parfois dans ces
passages intemporels de notre vie. La périodicité de ces sensations
enrichit beaucoup le professeur et ce fut un grand tournant dans son
existence. Il était déjà un être équilibré et serein, mais
lorsqu'il quitta la planète, cette sérénité s'était transformée
en une forme de sagesse que peu d'hommes atteignent jamais.
-
"Je ne te remercierai jamais assez de m'avoir conduite ici !"
Suzanne
se tenait debout devant son frère, rayonnante de bonheur.
C'était
la veille de leur départ, et elle venait de lui annoncer qu'elle ne
rentrerait pas sur Terre avec lui. La planète Tensia la comblait de
joie, et elle avait décidé d'y rester.
Cette
décision enchantait le professeur car il en connaissait la raison et
rien ne pouvait lui faire plus plaisir que de voir sa s?ur heureuse :
Suzanne était amoureuse. Elle avait fait une rencontre lors de leurs
visites et vivait une passion débordante avec un Tensi qui lui avait
même demandé de fonder une famille.
Ce
Tensi se nommait Celo et lorsque Suzanne le rencontra, elle n'était
pas en compagnie de Jean.
Lorsqu'ils
se retrouvèrent à la villa le soir du jour où cet évènement
s'était produit, Jean remarqua aussitôt dans quel état d'émotion
se trouvait sa s?ur. Lorsqu'il lui demanda ce qui s'était passé
pour qu'elle soit si bouleversée, Suzanne s'empressa de lui raconter
sa rencontre avec Celo :
-"Ecoute
mon frère adoré, il m'est arrivé une chose extraordinaire
aujourd'hui. J'ai fait une rencontre pendant la visite des ruines de
ces fameux temples qui émergent des sables du Désert Central : un
Tensi nommé Celo qui est le Conservateur du musée qui se trouve
là-bas... Nous serions sur Terre, je te dirais simplement que j'ai
eu le coup de foudre, et je m'arrêterais là, mais sur Tensia, un
coup de foudre c'est autre chose et il faut absolument que j'essaye
de tout te raconter. C'est un moment trop merveilleux et je veux le
partager avec toi."
Ils
s'installèrent confortablement sur la terrasse qui surplombait le
jardin. C'était l'été et l'air chaud de la journée était tempéré
par la brise du soir.
Suzanne
continua en expliquant que cet après-midi là, elle visitait en
compagnie de Kiol les ruines d'un temple absolument magnifique.
Alors
qu'elle était complètement absorbée dans la contemplation d'une
fresque elle n'entendit pas une voiture arriver derrière elle. Elle
sursauta donc et se retourna un peu trop vivement lorsque Kiol lui
annonça tout à coup :
-"Suzanne,
laissez-moi vous présenter Celo qui est le Conservateur des lieux
qui nous entourent". Il désignait l'homme qui venait de
descendre de voiture.
Suzanne
s'était retournée trop brusquement et cette virevolte lui fit
perdre l'équilibre. Elle trébucha et se rattrapa de justesse au
bras de Celo. Rouge de confusion elle releva la tête et découvrit
le visage du Tensi.
Elle
croisa son regard et ce fut l'instant magique de sa vie.
Elle
sentit
l'émotion qui jaillit instantanément de l'être qui lui faisait
face. Ce fut une vague déferlante où se mêlait la joie, l'amour et
une révélation qui semblait hurler : "C'est toi, enfin, je
t'ai trouvé !".
L'émotion
qui étreignit Suzanne en retour avait la même intensité : "Mon
amour, tu es revenu !" seraient les pauvres mots qui pourraient
décrire la réponse émotionnelle que reçut Celo.
Puis
l'échange alla crescendo et les précipita hors du temps. Leurs âmes
brûlantes sortirent de leurs corps figés et s'étreignirent avec
passion en filant dans l'espace. Ils se souvinrent de leurs étreintes
passées et futures. Ils jouirent en retrouvant le dieu qu'ils
n'avaient jamais cessé d'être.
Lorsque
Suzanne réintégra son corps pantelant, elle n'était plus la même.
Elle n'était plus l'ethnologue terrienne en visite dans le désert
d'une planète lointaine. Elle n'était plus la veuve malheureuse que
le malheur avait frappé. Tout était terminé.
Elle
était la compagne heureuse et comblée de Celo.
Elle
était l'épouse qu'il avait toujours eue.
Ils
partirent main dans la main pour une marche dans le désert en
laissant Kiol et les autres guides derrière eux se réjouir de cet
évènement. C'était un évènement rare que chaque habitant de la
planète espère et attend. Certains Tensis passent leur vie entière
sans jamais retrouver leur compagne éternelle, mais ils savent que
cela arrivera dans une vie suivante et lorsqu'ils assistent à une
rencontre comme celle-ci, leur coeur se remplit de joie et d'espoir.
Suzanne
et Celo n'échangèrent pas un mot. Ce n'était pas nécessaire. Ils
ne se dirent même pas au revoir au moment de se séparer. Ce fut
Kiol qui annonça au Conservateur qu'ils reviendraient le lendemain
en compagnie du frère de Suzanne pour continuer la visite, mais Celo
ne sembla pas l'écouter, il était encore au milieu des soleils de
l'espace.
Le
professeur Bertellin remonta seul dans la fusée, mais il savait
qu'il emportait dans ses bagages un merveilleux cadeau pour la
planète Terre et il ne se trompait pas : les échanges qui suivirent
entre les Terriens et les Tensis ont fait faire un grand pas à
l'humanité vers la compréhension de la paix.