samedi 21 juillet 2007

Des Nouvelles de Dylan

L'alcool était omniprésent dans ces réunions de famille interminables du dimanche. Le calme qui précédait le premier apéro était vite oublié dans le vacarme de l'ivresse qui allait durer jusqu'au soir.
Dylan avait six ans. Il rampait sous la table et le jacassement des adultes prenait dans ses oreilles une dimension assourdissante. La vision des jambes des femmes gainées dans leurs bas noirs, les mollets poilus des hommes visibles entre le haut de la chaussette et le bas du pantalon, telle était la forêt de l'explorateur imaginaire qu'il devenait alors, fasciné par les mugissements incompréhensibles de ces animaux adultes.
L'odeur des pieds se mélangeait à celle du vin qui coulait à flot. Les portos et pastis avaient laissé la place aux vins blancs qui accompagnaient les huitres. Deux heures s'étaient écoulées à boire, à manger, et à dire de plus en plus d'insanités au fur et à mesure que le taux montait dans le sang. Chacun y allait de sa blague ou de sa chanson, débridé par les vapeurs qui anesthésiaient inexorablement les inhibitions.
L'arrivée des viandes était le moment que le maître de maison choisissait pour sortir avec fierté les bonnes bouteilles, celles qui avaient vieilli dans sa cave et qui s'éclusaient à grand renfort de commentaires sur les voyages dans tel ou tel terroir. Ces voyages là, Dylan s'en souvenait aussi : le mortel ennui de la voiture qui roulait dans des paysages uniformément rongés par des hectares de vignes, ces caves glaciales qui sentaient la vinasse, et les premières gorgées qui l'avaient fait vomir. "On lui fait goûter ce nectar au petit ? C'est du bon, ça ne peut pas lui faire du mal". Et quand l'estomac se retrouvait au bord des lèvres, on lui disait en riant grassement : "Ah ! Il va te falloir encore quelques années avant de pouvoir tenir le coup mon garçon !".
Alors, évidemment, pour atteindre plus vite ce statut d'adulte qui tient le coup, Dylan sortait la tête de dessous la nappe, vers la fin du dimanche, et se saisissait des verres délaissés par les danseurs pour aller les terminer dans la pénombre où il finissait par s'endormir, ivre et malade.
Ce n'était pas un bon souvenir, mais il recommençait le dimanche suivant, parce qu'avant l'horreur du vomi qui remplit la bouche il y avait cet état comateux qui ressemblait au rêve, et le rêve c'était ce que Dylan aimait, dans les draps chauds du lit, ne plus en sortir, y passer la journée entière dans la chaleur des rêves brumeux où il se sentait si bien, calme et protégé. L'alcool avait un effet identique, onirique, et  en plus c'était un truc de grand, un truc très important, dont on parlait beaucoup et qui semblait faire partie de ce qu'il fallait accomplir pour devenir un homme.




- Je crois que nous sommes dans le mauvais sens.

La phrase prononcée par Eddie fait sortir Dylan de la spirale de pensées dans laquelle l'acide l'a plongé et l'éjecte dans la réalité. Il regarde son ami assis sur le siège du passager : Eddie lui semble très loin, le LSD fait souvent cet effet tunnel.

- Tu délires ?

Il tourne les yeux vers l'autoroute qui défile derrière le pare-brise et le mouvement crée une traînée lumineuse derrière sa rétine. Ils doivent être en Belgique, comme la lumière orange des réverbères lui suggère. Ou peut-être encore en Hollande ? Il ne sait plus s'ils ont déjà traversé la frontière. Ils sont partis d'Amsterdam dans la nuit, Dylan ne se souvient  pas d'autre chose.

Les photons que vomissent les lampes au sodium n'atteignent pas l'asphalte. Leur rayonnement se diffuse à peine dans un brouillard qui masque tout. Les phares tentent vaillamment de percer cette spécialité régionale mais ils échouent lamentablement à un mètre de la calandre. Sur les cotés, pas mieux, impossible de voir la voie inverse, impossible de répondre aux doutes d'Eddie, et s'ils sont dans le mauvais sens rien ne le contredit.
La panique commence à envahir Dylan lorsque la vue d'une sortie met un terme à son flip. Ou peut-être est-ce une bretelle d'entrée ? Il ne prend pas le temps d'y réfléchir et sort de l'autoroute.
La P60 à peine garée sur le bas-côté, il s'endort comme une masse, la tête posée sur le volant.

Au réveil, impossible de voir à l'extérieur, la buée de leur respiration s'est combinée au brouillard pour les isoler du monde. Dylan regarde Eddie dormir, il a son air de môme, et une chaude émotion l'envahit devant ce visage familier, celui de son "meilleur ami".

Chaque enfant sédentaire a souvent ce "meilleur ami" qui le suit de la naissance à l’adolescence.  Les circonstances de la vie et le hasard des rencontres sont plus souvent à l’origine de ce genre d’amitié qu’une attirance ou une affinité particulière. C’est le voisin de palier ou le fils de la maison voisine, celui dont la mère est enceinte en même temps que la sienne. Après avoir accouché dans la même clinique, elles prennent vite l’habitude de se voir régulièrement, de s’échanger des conseils et des recettes et de faire ensemble leur sortie quotidienne.
Après les premiers mois passés en longues promenades côte à côte dans des landaus respectifs, on se retrouve un jour en face de lui, à quatre pattes sur la moquette, sous les yeux émerveillés de ces deux femmes pour qui le monde ne se limite plus qu’à la seule existence de leur progéniture. Le premier contact n'est pas un coup de foudre mais il reste souvent le seul compagnon de jeu jusqu’à la rentrée dans la même maternelle, et sa présence coutumière a alors effacé les griffures que ses ongles ont tracées le jour de cette première rencontre.

Le meilleur ami de Dylan s’appelait Eddie. Ce n'était pas son vrai nom mais lorsqu'on lui demandait pourquoi il avait choisi ce nom là, il répondait invariablement "parce que ça sonne bien" avec un air mystérieux qui donnait à penser que la raison était ailleurs.
Dylan et Eddie étaient différents. Eddie était issu d’une solide famille de fermiers qui avaient échoué à la ville comme beaucoup d'autres à cette époque. Mais leur nouvelle vie citadine n’avait pas changé leurs habitudes alimentaires et ils avaient nourri leur rejeton avec des méthodes d’élevage "agricoles". Le résultat était impressionnant. Eddie était beaucoup plus grand que les garçons de son âge, beaucoup plus grand que Dylan. Il avait une force incroyable. Dans de nombreuses circonstances Dylan s'était félicité de l’avoir comme ami, et tant que dura leur amitié il n’eut jamais eu à se battre.
Ils formaient une bonne équipe.
Dylan avait de l'imagination à revendre mais peu de constance dans ses projets, il commençait tout mais ne finissait rien et Eddie reprenait ces chantiers délaissés.
Eddie était un perfectionniste, il faisait tout scien-ti-fi-que-ment.
Dylan était un dilettante, un touche à tout, Eddie était un méthodique.
Dylan avait des idées à revendre qu'il laissait vite en plan, Eddie les reprenait à son compte et les menait à terme.
A peine Dylan avait-il commencé à se passionner pour une nouveauté qu'il s'en lassait déjà tandis qu'Eddie en explorait toutes les facettes avec précision jusqu'à maîtrise totale du sujet.

La dernière lubie de Dylan était née de la rencontre avec un soi-disant mage psychédélique, un vagabond illuminé qui l'avait initié au LSD et la première expérience avait été si forte qu'il s'était aussitôt empressé d'attirer Eddie dans ce nouveau "jeu".
C'était l'époque des pyramides bleues. A peine fondues sous la langue et vous embarquiez pour dix heures de voyage extatique.

- On est où ?
- On n'est plus à Amsterdam ?
- Ça s'est fini comment ?

Puis dans un sursaut de lucidité :

- T'as conduit sous acide ?

Eddie s'était réveillé en sursaut. Il essuie un coin de fenêtre pour tenter d'apercevoir l'extérieur de la voiture et répète :

- On est où ?

Il regarde Dylan d'un air hagard qui le fait éclater de rire. Eddie se met à rire aussi, un rire nerveux, les mâchoires crispés par la descente de trip.

Puis il sort alors cette phrase incongrue :

- C'est décidé, je vais faire Pharmacie.

Dylan le regarde sans comprendre.

- Hein ? Quoi Pharmacie ? Qu'est-ce que tu racontes ?
- Je te dis que je vais faire Pharmacie. Après le Bac. Comme études. Pharmacie. Tu captes ou tu es encore loin ? Tu te souviens qu'on est en terminale et qu'on passe le bac cette année ? Et bien je vais m'inscrire pour rentrer en Pharmacie l'année prochaine. Verstehen ?
- Et ça te prend comme ça ? On passe un samedi soir de malades à Amsterdam. On se prend un trip à s'exploser les neurones. On est là, je ne sais pas trop où, en descente d'acide au bord d'une autoroute et toi tu décides tout à coup quelles études tu vas faire après le Bac ? C'est dingue !
- Pas du tout. Pas du tout ! Ce n'est pas dingue du tout. Tu n'as pas mal aux mâchoires toi ?
- Si. J'ai les muscles des joues tout crispés.
- Ce sont les amphétamines mon pote. Le trip qu'on nous a vendu hier soir était bourré d'amphètes. C'est pour ça que tu as les muscles des mâchoires crispés et ce goût de ferraille dans la bouche. Moi je ne supporte pas les amphètes. Alors je vais faire Pharmacie. Comme ça je pourrai me monter mon petit labo, avoir accès à tous les produits qu'il faut, et je me fabriquerai mon LSD perso, pur, sans saloperie dedans, ce sera le pied, la grande vie !

Dylan était sidéré. Il savait qu'Eddie ne bluffait pas. Ce n'était pas des paroles en l'air.
Il avait découvert les voyages au LSD, il aimait ça, et il allait les faire scien-ti-fi-que-ment.
Décider de faire Pharmacie pour pouvoir se défoncer tranquille ! Un coup de génie. Eddie était génial !

Les évènements de la veille ressemblaient à un rêve dont on n'arrive pas à se souvenir clairement mais auquel on s'accroche, comme pour rester un peu plus longtemps dans la ouate. Ils étaient arrivés à Amsterdam en début d'après-midi dans la P60 que Dylan avait emprunté à un oncle. C'était une Simca, une Aronde P60 passablement défraîchie mais qui roulait encore bien. Ils l'avaient garée près d'un canal, derrière la Place du Dam, et s'étaient baladés dans les quartiers alentour.
C'était l'époque où Amsterdam était peuplé de gens nonchalants, colorés et souriants. Un grand village où l'on flânait, s'apostrophait, s'asseyait dans la rue pour bavarder, fumer ou écouter un blues.
Sur la Place du Dam, ceux qui étaient assis sur les marches du monument semblaient habiter là. C'était comme si la ville était devenue le centre du monde des "flower people". On s'y rencontrait. On y échangeait des idées, des lieux où dormir, des adresses de communautés où se rendre ensuite, on y chantait, on y dansait, on y vivait l'insouciance et la magie d'être ensemble, de se ressembler et de s'aimer.
Dylan et Eddie avaient passé l'après-midi sous les statues, ils s'y sentaient bien. Il faisait beau, les pavés des marches étaient chauds et assez larges pour s'étendre au soleil.
Après quelques joints, la torpeur les avaient conduit au fond d'une péniche multicolore, en suivant un baba de rencontre, au milieu de coussins parfumés au patchouli et d'autres gens hilares.

Dylan se souvenait encore du visage du grand black qui leur avait tendu la pochette en plastique transparente remplie de pyramides bleues :

- You want to drop ?

L'acide était monté vite, très vite. Tous les sens emmêlés, trop de sons, trop de lumières, Dylan s'était tourné vers Eddie, son visage était lumineux, ouvert, il y lisait ses pensées comme dans un livre.

- On sort ?

Ils s'étaient retrouvés dehors. C'était la nuit. Le canal était immense, c'était un lac de couleurs ondulantes dans lequel se reflétaient des façades recouvertes de mosaïques scintillantes.
Tout était ralenti. Ils avançaient vers la lumière à pas de géant, ils mesuraient cent mètres de haut et pouvaient voir la ville sous leur pied. A chaque croisement de rue, leurs silhouettes se multipliaient à l'infini dans les rues parallèles et ils tendaient les bras de chaque coté pour toucher les mains de leurs clones. Ils avançaient vers le soleil.
Mais la lumière vers laquelle ils avançaient était celle d'un feu, ils n'en avaient pas conscience. Les façades de la Place du Dam dansaient sous les flammes. Qui avait lancé un cocktail Molotov sur le monument ? Un groupuscule d'extreme-droite ? Un provo jusqu'auboutiste ? Un pyromane ? Les hippies qui fuyaient la place ne se posaient pas la question, réveillés en sursaut par l'explosion ils s'éloignaient du brasier. Dylan et Eddie avançaient vers la lumière. Les statues leur parlaient, le feu animait leurs lèvres de pierre et le grondement sourd qui sortait de leur bouche leur était adressé. Il parlait de leurs vies futures et de leurs vies passées. Il les rassurait sur la miséricorde de l'éternité, c'était un message d'amour, de fusion, une révélation divine qui les attirait. Encore un pas et leurs pieds allaient rentrer en contact avec l'essence enflammée qui coulait des marches.

- Ils sont complètement stoned ! Il faut les sortir de là.

Des mains les tirent en arrière, un groupe affairé les entoure pour les pousser hors de la place, hors de danger, loin de l'incendie.
Pour les deux amis, les flammes se transforment en chevelures cuivrées qui dansent à leurs côtés. Les jeunes filles qui leur tiennent la main sont belles et souriantes, et rousses toutes les deux. Elles portent de longues robes afghanes recouvertes de broderies et de petits miroirs ronds dans lesquels se reflète le brasier.
Ils ne marchent pas longtemps. Les lueurs fauves qui baignent la place ont fait place à la pénombre des ruelles de la vieille ville. Les filles les tirent en riant, notes de cristal qui se matérialisent devant eux, entre lesquelles ils glissent, fascinés et dociles.
Dans l'arrière-salle d'un coffee shop, un cercle les attend. Ils s'y assoient et un shilum se met à tourner, de plus en plus vite, de plus en plus loin. Le canabis adoucit peu à peu les trépidations cérébrales du lsd. Ils finissent par flotter dans une matrice de sérénité, blottis l'un contre l'autre.

- We close. You must go. Wake up.

Tout le monde partait, et le patron du coffee shop avait réussi tant bien que mal à pousser Dylan et Eddie dans la rue.

- Bye bye.

Ils esquissent un geste vers le groupe de jeunes filles qui s'éloigne.
La lumière du petit matin colorait tout en bleu. L'air était métallique, robotique, c'était un monde de verre doux et chaud dont ils faisaient partie.  Ils se sentaient tout neufs, comme déprogrammés. Tout était simple et lisse.
Ils retournent vers la voiture, lentement, sans se dire un mot. Dylan se met au volant et ils sortent d'Amsterdam tandis que le soleil explose derrière les grues du port.

- On est bien en Belgique.

Eddie est sorti sur le parking pour se soulager. Il s'adresse à Dylan qui, blotti dans la voiture, a du mal à s'extirper de l'habitacle chaud pour faire comme son ami malgré une envie insoutenable. Il fait froid dehors et chaque phrase d'Eddie s'accompagne d'un nuage de buée qui sort de sa bouche.

- Et on était bien dans le bon sens.

Il montre du doigt un panneau marqué "UIT", au-dessus de la sortie d'autoroute qu'ils ont empruntée.

Dans un effort surhumain, Dylan s'extirpe du doux cocon de l'habitacle et se plante à coté d'Eddie.
Tout en urinant, le nez au ciel, il se dit que le bonheur est peu de chose tandis que des frissons de plaisir électrique le parcourent tout entier au fur et à mesure que sa vessie se vide.



Dylan avait toujours détesté les études. Le souvenir de sa première journée de maternelle était un cauchemar. Sa mère l'avait traîné comme un sac de sanglots et de hurlements et jeté comme on se débarrasse d'un fardeau trop longtemps porté.
La vue d'une salle de classe lui donnait la nausée. Parvenu à l'age adulte, il pouvait difficilement s'approcher d'un établissement scolaire sans être rempli d'angoisse. Il s'était tellement ennuyé dans ces pièces lugubres, au milieu de tous ces malheureux condamnés à rester assis pendant des heures, tournés vers des maîtres qui ne maîtrisaient pas grand chose si ce n'est le jugement, des années à être jugé pendant des heures, jugé sur ses actes, sur ses paroles, sur son apparence, jugé par des professeurs dont l'exemple ne lui avait rien enseigné si ce n'est une certitude : il ferait tout pour ne jamais leur ressembler. Il avait décidé de ne pas faire d'études supérieures.

Il avait pris la route.
L'héroïne n'avait pas encore détruit le mouvement hippie, et on pouvait voyager de communautés en communautés, vivre de petits boulots, faire la manche, sans se poser de problèmes de "sécurité", le mot n'était pas encore à la mode.
Dylan était un guitariste moyen mais il chantait bien le blues et il en vécut quelques temps, surtout pendant la belle saison, en jouant aux terrasses des cafés à travers l'Europe. L'hiver, il travaillait comme chauffeur ou comme veilleur de nuit, les emplois ne manquaient pas.
Il n'était pas parti en Inde comme beaucoup d'autres à l'époque. Dylan avait une caractéristique : il détestait les modes. Il mettait un point d'honneur à ne pas les suivre, à ne pas faire comme tout le monde. En cette période où l'originalité était de mise, il avait fini par se créer un look tellement banal qu'il ne passait pas inaperçu.

Chaque arrivée dans une nouvelle ville était un rituel presque immuable.

- Je vous dépose où ?

C'était la question que le chauffeur qui l'avait pris en stop lui posait en arrivant à destination.

- Je ne sais pas. Où vous voulez.

On le débarquait alors dans le centre-ville, ou on lui indiquait le quartier où il pourrait rencontrer des gens "comme lui". Et le scénario continuait, il croisait un visage sympa, lui faisait un sourire :

- Where are you from ?
- I'm from France.
- Ah ! Français ! Tu joues de la guitare ?
- Oui, je chante, du blues.
- Oh ! Great ! Tu sais où dormir ?
- Non
- Viens. Il y a un squat pas loin, tu verras c'est cool. Je t'y conduis.

Le squat de Gamla Bro, à Stockholm, était un grand immeuble près du centre-ville qui avait été investi depuis la faillite de la société qui le gérait. Tous les murs, des couloirs et des pièces, étaient peints des délires psychédéliques des voyageurs de passage.
En y arrivant, on était systématiquement accueilli par Freddy, un improbable baba squelettique qui était resté scotché dans un trip et qui n'arrivait plus à sortir de l'immeuble : il était persuadé que l'extérieur n'était qu'un vide infini et que l'immeuble était la seule coquille spatio-temporelle viable depuis l'explosion de l'univers : c'était dans son crâne que l'explosion s'était produite, la dose un  peu trop forte de lsd avait définitivement rompu les connexions neuronales qui le rattachait au réel. Mais il n'était pas méchant, un peu collant et rapidement pénible, mais pas méchant.

- Tiens, mets toi là. Le type s'est fait désintégré hier, c'était un vampire et il est sorti faire des courses ce con.

Freddy ricane dans un gloussement grinçant qui le fait furtivement ressembler à Quasimodo.
Il a conduit Dylan dans une pièce et lui montre un matelas posé sur le sol, au milieu d'autres matelas, duvets, fringues, objets divers et colorés qui meublent la pièce.

- Ce con. Il est sorti faire des courses. En plein jour. Ce con.

Il s'éloigne de Dylan en continuant à ricaner et en traçant des signes mystérieux sur les murs du couloir, pathétique. En le regardant, une phrase de Robert Charlebois traverse l'esprit de Dylan. Il l'a entendu un jour à la radio, au cours d'une interview du chanteur, et l'état de Freddy semble en prouver la justesse:

- Pour prendre du LSD, il faut avoir le cerveau musclé.

Dylan se dit que Freddy aurait dû faire un peu de gymnastique neuronale avant de s'envoyer en l'air.
A force de croiser des types comme lui, Dylan est devenu très méfiant vis à vis des pilules qu'on lui propose, et les voyages chimiques ne sont  plus de son goût. Un pétard de temps en temps, de l'alcool quand il n'y a rien d'autre, il lui arrive même parfois de rester lucide pendant plusieurs mois. Il aime se sentir clair. Ses défonces précédentes ont laissé en lui des traces positives : il est devenu contemplatif, il aime regarder autour de lui, sentir ce qui l'entoure, s'imbiber de l'énergie des lieux et des gens qu'il croise.

- Merde !

Dylan vient de s'apercevoir qu'une bouteille de sirop s'est cassée dans son sac et que le duvet qu'il vient d'en sortir est trempé du liquide poisseux. La sieste qu'il s'apprêtait à faire semble être compromise et il ne va pas pouvoir tout de suite se reposer du long trajet en auto-stop qui vient de l'amener à Stockholm.

- Merde ? Ça c'est un juron que je connais ! Il y a du français dans le coin !

Le type qui vient de surgir de la pièce à coté a une bonne tête ronde. Il regarde Dylan et son duvet minable d'un air goguenard, et, comble d'ironie, amène un appareil photo à son visage et prend coup sur coup trois photos au flash d'un Dylan dépité.

- Excuse-moi, je n'ai pas pu résister, tu verrais la tête avec ton duvet pourri au milieu de ce bazar, ça va faire un cliché du tonnerre ! Salut. Je m'appelle Jacques. Je suis français moi aussi, un émigré français au pays des Vikings, j'ai déserté.

Il s'avance en lui tendant une main que Dylan serre d'un air maussade.

- Allez, ne fais pas la gueule. Je vais te conduire chez moi, j'ai une machine à laver, tu pourras y faire tourner ton duvet. Ok ? Mais avant qu'on y aille, j'aimerais que tu me donnes un coup de main, viens par là.

Il entraîne Dylan dans la pièce à coté. Un type est allongé à même le sol, au milieu de plusieurs dizaines de cannettes de bière vides. Il a le visage tourné vers le plancher.

- Aide-moi à le tourner un peu pour que l'on voie sa tête, j'ai besoin de son visage sur la photo. Il doit peser au moins cent kilos, je n'arrive pas à le bouger.
- Il... il est mort ?
- Mais non, il est complètement bourré, c'est tout. Je prépare une expo avec des clichés de tous les ivrognes que je croise dans la ville, et, crois moi, il y en a une quantité phénoménale.

Il positionne l'alcoolique sur le flanc, et arrange un peu les cannettes pour qu'elles soient toutes sur la photo. Il bavarde en maniant son appareil.

- C'est dingue. Ici, ça ressemble au temps de la prohibition, tu sais : al Capone et tout ça. Ils ont pondu des lois tellement strictes sur l'alcool que ça engendre ce genre de tableau : comme il n'a pas pu s'acheter une bouteille d'alcool fort, ce mec s'est envoyé une trentaine de cannettes de bière pour avoir sa dose. J'ai déjà presque une centaine de photos identiques avec des types couchés par terre dans la rue ou bien dans des endroits comme ici, au milieu de dizaines de boites vides. Ca va faire une expo super. Je te montrerai ça à la maison. Bon j'ai fini, prend tes cliques, on y va.

Jacques habite au nord de la ville, dans un hangar à bateaux abandonné. C'est un endroit immense dont il a meublé l'espace avec de vieilles voiles qui se trouvaient là. Elles sont tendues entre le plafond et les murs, certaines pendent, d'autres sont gonflées par un vent virtuel. Des spots lumineux les rendent translucides, magiques. L'endroit est calme et beau comme un lieu de culte. Peu de meubles dans ce temple : une grande table de bois entourée de bancs, une barque remplie de vêtements, des matelas recouverts de tissus indiens, et des photos, des centaines de photos accrochées aux murs, du noir et blanc très contrasté, thèmes sinistres de la vie quotidienne des zonards de Stockholm.

- C'est beau ici, mais les photos.... elles sont belles aussi, mais ce n'est pas très gai tout ça.
- C'est la vie mon vieux. Mais tu as raison, je suis dans une période un peu flippée en ce moment. Avant je photographiais des nus. Ca t'aurait plu. L'endroit était peuplé de nymphettes, toutes plus jolies les unes que les autres. Mais ce genre de beauté m'a lassé. J'ai arrêté le jour où je me suis rendu compte que toutes les photos se ressemblaient. Elles représentaient des filles différentes mais c'était toujours la même, un modèle unique. Mode, modèle, c'est curieux ce besoin que les gens ont de rentrer dans un moule, de refléter tous la même image, la peur de montrer qui ils sont vraiment peut-être... Tiens regarde plutôt ça.

Jacques s'était arrêté devant la photo d'un vieillard assis sur un banc, le dos courbé, le visage couvert de rides, au sourire édenté. La photo avait été prise sur le port de la vieille ville.

- Regarde ce visage. C'est un véritable tableau dans lequel on peut lire toute la vie de cet homme. Cette cicatrice, là, sur l'arcade, c'est celle qu'il s'est faite lors d'une bagarre pour une femme qu'il a beaucoup aimé, et cette ride dissymétrique, à gauche des lèvres, est apparue le jour où elle l'a quittée. Et regarde ses mains : elles ont sorti des tonnes de poisson de la mer, elles ressemblent à des crochets. Ses yeux sont brillants, remplis d'intelligence, comme s'il avait compris quelque chose qui le rend heureux à tout jamais. Rien à voir avec les portraits fadasses que je faisais avant.

Il sort d'un classeur la photo d'une femme-enfant, image très pâle, alanguie sur un canapé, drapée dans un tissus transparent, un doigt posé sur les lèvres.

- Ca, ça n'exprime rien. Rien. Normal, elle n'a rien vécu cette petite, on ne peut pas lui en vouloir. Ce que j'aurais pu exprimer dans ce cliché, c'est ce que moi je ressentais pour elle, mais je ne ressentais rien. Ca se voit non ?

Il jette l'image en riant dans un coin de la pièce et entraîne Dylan vers une grande porte à l'autre extrémité du hangar.

- On va se regarder le coucher de soleil ? C'est l'heure du rendez-vous avec la magie.

La porte, immense, une fois ouverte, donne sur un ponton qui s'avance dans le fjord. Le soleil commence à toucher l'horizon. Ses derniers rayons filent sur les vagues. Dylan et Jacques restent assis là sans un mot, un long moment, sur les planches de bois, les pieds pendants au dessus de l'eau.
Dylan apprécie cet instant. Il se met en position de lotus et maîtrise son souffle pour relâcher les tensions de son corps. Une certaine solennité s'installe. Tous les deux, sans se le dire et sans savoir pourquoi, ressentent que leur rencontre est importante, qu'elle marque un tournant dans leur vie.
Les pensées de Dylan vont vers Eddie. Il n'a pas pensé à lui depuis longtemps, et c'est sans doute cette communication muette avec Jacques qui fait ressurgir vers cette amitié passée. Les deux garçons ne se ressemblent pas, mais Jacques a la même énergie qu'Eddie, cette passion, ce feu qui anime ses discours. Dylan se demande, en souriant, si Eddie a finalement fait Pharmacie, comme il lui avait annoncé ce jour là sur le bord de l'autoroute. Il l'en croit tout à fait capable.

- Qu'est-ce qui te fait sourire ?

Dylan lui parle d'Eddie et lui raconte l'épisode du trip à Amsterdam qui s'était terminé par l'annonce incongrue de son ami, et tout en parlant à Jacques de cette aventure, une idée lui vient à l'esprit.

- Tiens ! J'ai bien envie d'en faire un blues !
- Super idée ! Ça te branche que je t'aide à écrire les paroles ?
- Yes ! On s'y met ?

Jacques a une belle voix qui s'accorde très bien avec celle de Dylan. Ils passent la nuit à rire et à composer, et au petit matin "The Druggist Blues" est écrit.

Après avoir dormi toute la journée du lendemain, ils décident d'aller tester la chanson en allant faire la manche dans la vieille ville.  Succès instantané, ils se retrouvent vite entourés d'une petite foule de gens de tous ages que ce blues entraîne et ravie.

Eddie and I
Went to Amsterdam
We met that big black guy
The pills from his hand
Have taken us higher
And we went into the fire

I've got the druggist blues
This good old friend I loose
I've got the druggist blues

Saved by the two girls
Following laughing pearls
That took us out the fire
The circle in our brain
The smoke heals the pain
And took us much higher

I've got the druggist blues
This good old friend I loose
I've got the druggist blues

But the blue pyramids
Had a hard coming down
So too much filled with speed
And  Eddie decided
That he will make his own
That he will be a druggist

I've got the druggist blues
This good old friend I loose
I've got the druggist blues




Jacques avait l'estomac noué par l'angoisse mais il ne savait pas pourquoi. Il sortait de chez son psy et comme à chaque fois il se maudissait de donner autant de fric à ce charlatan depuis des années. Il avait commencé à le fréquenter pour se débarrasser des accoutumances diverses qui pourrissaient sa vie depuis tant d'années, et maintenant il était accroc aux séances, ce n'était pas mieux.
Cette fois, le guru-coach lui avait prescri un nouvel anti-dépresseur, et Jacques se dirigeait docilement vers la pharmacie qui se trouvait derrière la cathédrale.
Le mot "cathédrale" le faisait sourire à chaque fois qu'il passait devant ce monument hideux construit pas le prince de Monaco. L'architecture Dysneyland du bâtiment était bien dans l'esprit ringard et tape à l'œil du luxe de la principauté.
Il fit quelques pas dans la rue des Etoiles et pénétra dans la pharmacie.

- Qui est-ce qui vous a prescrit cette saloperie ?

Jacques était estomaqué. Il n'avait pas l'habitude que les pharmaciens lui fassent ce genre de remarque. Il faut dire que ce pharmacien là était particulier : très grand, la cinquantaine passée, comme lui, mais un look d'enfer avec son crâne rasé et ses percings.

- Heu.... c'est le docteur Levystein, comme vous le voyez, c'est mon psy.
- Psy, psy, je vois je vois.... pom pom pom...

La blouse blanche fit volte-face et le pharmacien se dirigea vers le fond du magasin en fredonnant :

I've got the druggist blues
This good old friend I loose
I've got the druggist blues

- Hé. Mais c'est ma chanson ça. "Eddie and I went to amsterdam....".
- Ta chanson ? Non ? C'est pas vrai ! Tu es Jacques ? Ca alors, je connais quelqu'un qui va être content.

Eddie était passé devant le comptoir. Après avoir étreint Jacques jusqu'à l'étouffer, il s'empressa de composer un numéro sur son mobile.
  • Hey ? Dylan ? Devine qui j'ai devant moi ?



Avant l'apparition des logiciels de mixage de musique, le métier de DJ consistait à enchainer des plages de vinyles. Bien que mixer des disques puisse paraitre futile, c'était devenu un art au début des années 80. Réussir à jouer des titres sans que le danseur entende la transition n'était pas si simple et de nombreux débutants en avaient fait les frais en voyant leur piste de danse se vider à cause d'un mauvais calage. Mais régler correctement le beat des deux morceaux ne suffisait pas, il fallait aussi trouver le moment idéal pour basculer les potentiomètres du fondu enchainé. On laissait d'abord les deux disques jouer ensemble pendant un certain temps, pour que l'oreille du danseur s'habitue doucement au son du morceau suivant, et puis on montait le volume du second en baissant celui du premier : certaines transitions se faisaient en douceur, en tirant lentement les sliders, et d'autres pouvaient être plus violentes si le morceau suivant commençait par une montée sonore ou un thème très connu. Tout ça se devait d'être subtile, et dans le tempo.
On pouvait aussi casser le rythme, en coupant brusquement le son pour faire une annonce au micro et enchainer sur un  set différent. Le but était de réussir à posséder les milliers de personnes qui dansaient, de faire monter leur excitation. Le DJ recevait ces émotions, son énergie décuplait jusqu'au paroxysme, les inhibitions s'écroulaient et les égos enflaient dans la virtualité de ces nuits de fureur.

Dylan avait enchainé une dizaine de disques avec succès, des mixages parfaits, bien calés sur le beat. Il était concentré à régler la vitesse de trois vinyles pour réussir un mix d'enfer et n'entendit pas le patron de la boite entrer dans la régie. Il sursauta violemment lorsque ce dernier lui posa la main sur l'épaule : le bras de la platine lui échappa des doigts et la tête de lecture fit un bruit épouvantable en retombant sur les sillons.
Dylan n'était pas disc-jockey. Il travaillait comme technicien pour une société qui installait des sonos dans les discothèques et il venait d'être licencié. Vers la fin de son préavis, il avait été envoyé pour régler le son dans ce grand établissement de la Côte d'Azur. Plus de deux mille personnes y dansaient chaque soir d'été, et c'était justement l'été, mais Dylan n'était pas un fan des plages et de la bronzette.  Sa passion c'était la musique, l'émotion que procure un son bien équalisé, un morceau bien mixé...   
Cette après-midi là, il se faisait plaisir après avoir fini son travail : il profitait de la technologie de pointe qui était installée dans la régie et mixait ses disques préférés sur la sono qu'il venait de régler.

- "Oh ! Excuse-moi mon garçon", lui dit le boss en le voyant sursauter, "je ne voulais pas te faire peur, mais voilà : j'étais dans le bureau et je t'ai entendu mixer, tu te débrouilles bien".
- "Merci monsieur, c'est ma passion, ça me fait plaisir que vous me disiez ça.", lui répondit Dylan flatté.
- "De rien, écoute, je ne suis pas venu seulement pour te faire des compliments. Il se trouve que notre DJ nous lâche, il est arrivé tout à l'heure comme une furie, il a pété les plombs et il s'est barré. La boite ouvre dans deux heures, on va avoir deux mille personnes à faire danser, et je n'ai plus de DJ. Tu te sens capable d'assurer la soirée ?"

Dylan ne prit même pas la peine de réfléchir, il rêvait trop de faire ce boulot et il accepta. C'est comme ça qu'il était devenu disc-jockey d'une des plus grosses discothèques de la Côte.

C'est aussi comme ça qu'il avait retrouvé Eddie, mais il n'allait pas souvent le voir à Monaco. Il ne pensait qu'au boulot. Il était conscient de la chance qu'on lui offrait et il consacrait tout son temps à organiser ses soirées, à faire fonctionner sa régie à plein régime. Il se levait vers midi et après un rapide déjeuner il descendait dans la discothèque pour écouter des nouveautés, réparer tel ou tel appareil, installer un nouvel effet : il se donnait à fond à sa passion.
Le directeur lui avait prêté un appartement au-dessus de la boite. La discothèque se trouvait au rez de chaussée et au sous sol d'un immeuble de quatre niveaux, et le propriétaire de la discothèque avait été obligé d'acheter tous les appartements du premier étage car l'insonorisation des murs avait été mal conçue et les studios ne pouvaient pas être loués à cause du bruit. Mais bien sûr cette nuisance ne concernait pas Dylan puisque c'était lui qui en était l'origine. Il faut dire que les quinze mille watts de sono qu'il manipulait tous les soirs faisaient trembler tout l'immeuble. La technologie des sous-graves était apparue depuis peu et le système en était suréquipé, effet tremblement de terre garanti.
Pendant les premiers mois Dylan ne quitta donc pratiquement pas le quartier. Il allait de son appartement à la boite et de la boite au resto du coin, il ne s'aventurait pas plus loin dans la ville. Mais une bonne partie de la population finit par le connaître, surtout parmi les jeunes. A force d'être le centre d'attraction de milliers de personnes en transe tous les soirs, les DJs devenaient rapidement des célébrités.
Au début Dylan ne s'en aperçut pas, il ne pensait qu'à sa musique, il cherchait le mix parfait chaque nuit. Il sortait d'une expérience désastreuse de mariage raté qui lui avait fait détester la vie de couple, mais il finit bien par se rendre compte que les filles le draguait de plus en plus. Pourquoi étaient-elles attirées ainsi par les DJs ?  Dylan était assez beau gosse mais il n'avait rien d'un canon, et pourtant il dégagea bientôt une aura qui attirait de plus en plus les femmes. Elles étaient nombreuses à tourner autour de la régie jusqu'au petit matin, à venir lui demander le titre qui passait et à rester derrière la vitre à le regarder travailler.
Et Dylan finit par se laisser faire le jour où une femme magnifique, directrice du centre de body-building du quartier, lui fit des avances à peine déguisées. Cette aventure eut l'effet boule de neige bien connu : plus un type s'expose en compagnie de jolies filles et plus les autres filles veulent sortir avec lui. Dylan se retrouva donc chaque jour avec une conquête différente dans son lit. Généralement, il prenait son déjeuner en sa compagnie au bar du coin et sa réputation d'homme à femmes finit par se répandre dans toute la ville.
Pourtant Dylan n'était pas un Don Juan. Au contraire, il était plutôt romantique et rêvait d'un amour fusionnel, d'une passion. Toutes les aventures sans lendemain qu'il vivait jour après jour lui laissait un goût amer car il n'était pas amoureux de ces filles. Elles lui plaisaient, tout au plus.
Le jour où il vit Clara pour la première fois, il comprit que c'était la femme de sa vie. C'était au début des années 80 et le chanteur Prince résidait pendant quelques temps à Antibes où il tournait un film. On ne parlait plus que de ça dans la région. Clara travaillait comme assistante de réalisation au Studio des Ursulines et elle avait réussi à se faire embaucher sur le tournage.
Un soir, le directeur de la discothèque entra comme un fou dans la régie vers la fin de la nuit et hurla dans les oreilles de Dylan :
-"Il nous arrive un truc génial. Prince vient d'arriver avec  toute une troupe et il m'a demandé de pouvoir rester après la fermeture pour faire la fête ici toute la journée avec sa tribu. Il va falloir que tu restes pour mixer."
-"C'est dingue ! Je vais m'écrouler si je ne vais pas dormir.", lui rétorqua Dylan".
Mais le directeur avait du répondant : il sortit un sachet de poudre, le posa à coté des platines et rétorqua :
- "Tiens, avec cinq grammes de coke, tu tiendras le coup un bout de temps, je te le garantis", et il retourna vers ses invités.
Et en effet, le cadeau n'avait pas été superflu. Prince et sa bande s'éclatèrent tellement dans la boite qu'ils la louèrent à prix d'or pendant trois jours de suite. Dylan s'écroula une ou deux fois derrière les platines et c'est le light-jockey qui prit le relais pendant qu'il récupérait, mais avec tout ce qu'il se mit dans le nez il réussit à tenir le coup pendant les trois jours.
L'énergie qui le fit tenir ne provenait pas seulement de la coke. Quand il avait vu Clara pour la première fois il avait eu l'impression qu'un soleil éclatait dans sa tête. Elle était en train de danser et les mouvements de son corps et de ses longs cheveux donnaient une impression de ralenti, comme dans un rêve. La musique l'imprégnait, elle dansait les yeux fermés comme pour mieux se faire pénétrer par le rythme. Ses hanches ondulaient, ses bras caressaient l'air autour d'elle, son ventre palpitait, et Dylan enchainait les titres pour elle, uniquement pour elle, il était fasciné et envouté.
Il n'eut pas le temps de lui parler cette fois là, mais leurs regards se croisèrent plusieurs fois et l'intensité des émotions n'était pas que dans le cœur de Dylan, il le sentait bien.
Il réussit à avoir des informations sur elle en posant des questions à un des serveurs, Jean, qui savait tout sur tout le monde. Elle était mariée : la nouvelle ne lui fit pas plaisir et pour empirer les choses, son mari était un des actionnaires de la discothèque. Dylan savait quel genre d'individus dirigeaient la boite, ils faisaient partie de ceux qu'on appelait les Grenoblois à l'époque, une mafia qui avait été en conflit avec la mafia italienne pendant longtemps mais qui maintenant essayait de s'unir à elle pour contrer la montée en puissance des Yougos, comme ils les appelaient, des mafieux de l'Est qui tentait de faire main basse sur la prostitution et la drogue. Que Clara soit marié la rendait déjà inaccessible aux yeux de Dylan car il ne supportait pas le mensonge, mais le fait que son mari soit un mafieu la rendait intouchable. Il essaya de ne plus penser à elle et continua à virevolter avec les plus belles filles de la ville.
Mais elle venait régulièrement danser, et quand elle était sur la piste, Dylan ne jouait que pour elle et elle ne dansait que pour lui. Ils savaient l'un et l'autre qu'il ne fallait pas que ça arrive, que c'était bien trop dangereux, et que Dylan ne risquait pas seulement sa place s'il osait toucher la femme d'un de ses patrons, mais que c'était leur vie à tous les deux qui était en jeu, car le mari de Clara était connu, c'était un tueur. La première fois que Dylan avait entendu parler de lui, c'était par Francesca, une jeune fille avec qui il était sorti plusieurs fois. Elle était très jolie, très douce, et très jeune, et Dylan aimait beaucoup lui faire l'amour. Mais un jour, il sentit qu'elle était différente, distante, un véritable glaçon. Il lui demanda ce qu'elle avait et elle lui répondit qu'elle s'était fait un "jump". En la questionnant Dylan avait appris que c'était John, le mari de Clara qui lui fournissait gratuitement de l'héroïne. Il essaya de dissuader Francesca de continuer à en prendre car il savait les ravages que cette drogue pouvait causer, mais peine perdue, elle s'y accrocha rapidement, et se retrouva bientôt à se prostituer dans la vieille ville : le mafieu avait atteint son but. Dylan avait essayé de parler de ça aux autres employés de la boite et on l'avait dissuadé d'essayer de faire quoique ce soit s'il tenait à sa peau. Ils lui avaient expliqué ce qui était arrivé à certaines personnes qui s'étaient opposées à John, et ça faisait froid dans le dos.
Un soir, Dylan eut la confirmation de ce qu'il risquait s'il s'aventurait à s'approcher de Clara.
Il avait inventé une nouvelle sorte de mix, une technique à lui, il appelait ça le mix du silence. Il attendait que le morceau qu'il jouait arrive à un point culminant et puis il coupait brusquement le son. A ce moment là, tous les danseurs tournaient les yeux vers lui : silencieux, il restait debout derrière ses platines, les bras levés, et essayait de tenir le plus longtemps possible : dès qu'il sentait que ce moment figé avait trop duré, il baissait les bras vers le disque qu'il avait préparé et enchainait sur un gros tube. Le succès était garanti, la pression montait à son comble.
Ce soir là, vers trois heures du matin, il fit un mix du silence qui dura une éternité et pendant tout ce temps, lui et Clara se fixèrent droit dans les yeux, dans une bulle de désir. Mais la fin fut brutale. Le mari de Clara se posta devant elle et passa son index sur son cou, lentement, d'une oreille à l'autre en regardant le DJ, qui se pressa d'enchaîner.
Après cette expérience traumatisante, il essaya d'éviter Clara, mais c'était difficile. Elle venait très souvent à la discothèque, elle déjeunait dans les mêmes restaurants que lui et elle fréquentait le même centre de remise en forme. Ils s'étaient parlé deux ou trois fois, à propos de musique, ou d'autres sujets banals, mais après la menace de John, Clara ne lui adressa plus la parole.
C'est pourquoi il faillit tomber de l'appareil sur lequel il travaillait ses muscles lorsqu'un jour elle l'aborda brusquement dans le gymnase et lui glissa à l'oreile alors qu'elle sortait de la salle :
- "Habille toi vite et rejoins moi dehors". Elle accompagna sa phrase d'une caresse furtive sur sa cuisse qui fit frémir Dylan de la tête aux pieds.  Lorsqu'il la rejoignit à l'extérieur, elle l'agrippa par le bras et continua :
- "J'ai quitté John. Emmène-moi chez toi, il faut que tu me caches".   

Ils étaient dans l'appartement de Dylan depuis à peine une minute, une minute qu'ils avaient passé debout, l'un en face de l'autre en se tenant les mains, les yeux dans les yeux et le souffle coupé par l'émotion, lorsque la sonnerie de l'interphone retentit.
- "Dylan, c'est John, ouvre-moi, je suis sûr que ma femme est chez toi. Laisse-moi monter", dit la voix dans le haut-parleur de l'appareil.
Dylan hésita un quart de seconde et puis il désigna la fenêtre à Clara en lui faisant signe de l'ouvrir, et répondit dans l'interphone :
- "Je ne comprends rien à ce que vous racontez, John. Montez, je vous ouvre", et il appuya sur le bouton d'ouverture de la porte.
Pendant que John montait l'escalier, Clara enjamba le bord de la fenêtre : le toit de la discothèque était juste en dessous et elle y courut pour aller rapidement se cacher derrière une des cheminées.
John entra dans l'appartement comme un fou, il était hors de lui. Il fouilla partout et puis se tourna vers le DJ pétrifié :
- "Je sais qu'elle est passée au gymnase et que tu y étais aussi. Je te préviens, si je la trouve avec toi, je te tue."
L'appartement n'était pas grand et il ne trouvait rien, lorsqu'il vit que Dylan regardait à l'extérieur : John enjamba alors le rebord de la fenêtre pour entreprendre de fouiller le toit. Mais il était bien plus lourd que Clara et il marcha sur un endroit où le toit était très fragile : il passa au travers et alla s'écraser en hurlant sur le sol de la discothèque en contrebas.

Clara était libre au moins pour un certain temps car John était dans le coma. Même s'il en sortait, ses multiples fractures, surtout celles de sa colonne vertébrale, ne lui permettraient certainement pas de mener une vie normale, ni d'être une menace pour quiconque, et c'est ce qui importait le plus à Dylan et à Clara qui entamèrent, sans hésitation et sans honte, une histoire d'amour passionnelle et effrénée.
On les voyait partout. La nuit, lorsque Clara n'était pas dans la régie de la discothèque, elle dansait sur la piste, le corps tourné tout entier vers son amant qui mixait alors ses morceaux préférés. Au petit matin, ils déjeunaient dans la brasserie à la mode et tous les regards se tournaient vers ce couple lumineux entouré de l'aura de leur passion. Ils allèrent plusieurs fois au casino et une chance insolente les portait : ils gagnèrent de grosses sommes qu'ils dépensèrent aussitôt en futilités et en plaisirs.
L'aventure dura plusieurs mois. Dylan vivait un rêve, il ne vit pas ces mois passer, il était sur un nuage, il ne vivait plus du tout dans la réalité. Le quotidien n'existait pas, tout était simple et évident. Leur amour fusionnel éclipsait tous les problèmes, ils ne vivaient que pour le plaisir de se voir, de se caresser, de se parler, de faire l'amour à chaque instant et de jouir du bonheur d'être ensemble.
Et puis, un soir, c'était un mardi, jour de fermeture de la discothèque, Dylan ne se sentait pas très bien, il avait de la fièvre, de la nausée, et il le dit à Clara, qui lui répondit en le regardant droit dans les yeux :
- "C'est peut-être parce que c'est fini."
- "Fini ? Qu'est-ce qui est fini ? Qu'est-ce que tu veux dire ?".
- "Rien, rien, ne t'inquiète pas, repose toi, on ne sort pas ce soir, va te coucher, ça te fera du bien. Je vais prendre un peu l'air sur la terrasse et puis je te rejoins.
Dylan alla se coucher, il s'écroula comme une masse dans un sommeil sans rêves, et le lendemain, lorsqu'il se réveilla, Clara n'était pas dans le lit. Il regarda autour de lui et vit que la porte de l'armoire était grande ouverte et que toutes les affaires de la jeune femme avaient disparu. Il trouva un mot sur la table de la cuisine :
"Je suis parti parce que c'est fini. Je sais que tu comprends et que tu n'essaieras pas de me revoir. Je quitte la ville, ça sera plus facile. Je t'aime. N'oublie jamais."
Dylan resta hébété pendant une éternité, le papier à la main. Il comprenait très bien, il savait que la passion ne dure pas et qu'en partant Clara la rendait éternelle, mais il avait mal, terriblement mal. Il pleura un long moment, puis décida de descendre dans sa régie pour travailler.
Pendant le mois qui suivit il passa son temps à travailler et à boire. Il avait en permanence un verre de whisky près de ses platines, et les serveurs de la discothèque avaient pour consigne de le remplir dès qu'il était vide. Malgré un degré d'alcoolémie qui frisait le suicide, il arrivait à assurer ses soirées : il était même meilleur qu'avant, le plus grand DJ de la Côte. Son "mix du silence" l'avait rendu célèbre, et il arrivait à le faire durer parfois plus d'une minute. C'était devenu une sorte de jeu entre lui et les danseurs : dès qu'il coupait le son, tout le monde se figeait et ne reprenait la danse qu'à son signal.
Il avait eu des nouvelles de Clara par Jean, le serveur qui savait tout. Elle était remontée à Paris avec John, son mari, qui était toujours dans le coma. Ils s'étaient installés dans sa famille et elle s'occupait de lui. Dylan hocha la tête à ces nouvelles, il était complètement anesthésié par l'alcool et rien n'avait plus d'importance.
Jusqu'au soir où Jean entra dans la régie, la mine déconfite, et lui dit cette terrible phrase :
- "Dylan, j'ai un truc affreux à te dire. Voilà. On vient de me l'apprendre. Je ne sais pas trop comment te dire ça, Clara est morte".
- "Morte ? Comment ça morte ? De quoi est-elle morte ?",  hurla Dylan dégrisé par le choc.
- "D'après ce qu'on m'a dit, elle a eu une hémorragie. A l’hôpital ils se sont aperçus qu'elle était enceinte mais ça s'est mal passé, ils n'ont rien pu faire et elle est morte peu de temps après son arrivée aux urgences."
Dylan se tourna vers sa table de mixage et coupa le son. Tous les danseurs se figèrent sur la piste, en attendant qu'il reprenne la musique. Mais il ne la reprit pas. Il sortit de la régie et monta lentement les marches qui menaient au dehors : tous les clients de la discothèque et tous les serveurs étaient immobiles dans le silence, on n'entendait que le bruit de ses pas.
Il sortit de la boite. La ville toute entière était figée. Les voitures étaient à l'arrêt sur la chaussée. C'était le petit matin et les quelques passants qui se rendaient au travail étaient changés en statue. Le temps s'était arrêté lorsqu'il avait baissé les sliders, la vie était suspendue.
Dylan passa au milieu des gens sans les voir, il marchait tête baissé et les larmes coulaient sur son visage. Il se dirigea vers la mer.




Le mois de septembre était le mois préféré de Dylan. L'accélération de l'été cessait et la nature entamait son sommeil mélancolique. Les activités estivales du trou perdu où il vivait depuis quelques années n'avait rien à voir avec l'effervescence côtière des stations balnéaires où il avait sévi domme DJ dans sa jeunesse, mais il ressentait quand même l'arrivée de l'automne comme un soulagement, comme si le temps reprenait un rythme apaisé après une agitation inquiète.
Dylan était devenu un grand inquiet et tandis qu'il marchait dans la forêt, une partie de son esprit était plongé dans des idées noires tandis que l'autre scrutait le sol à la recherche des champignons. Son regard balayait chaque pouce de terrain, comme une tourelle de visée laser, dans un mouvement continu qui ne s'arrêtait que lorsqu'une couleur ou une forme lui suggérait la présence éventuelle d'un carpophore.
Son tempérament inquiet générait dans son esprit des boucles de pensées obsédantes qu'il n'arrivait pas à arrêter surtout lorsqu'il marchait. Le rythme des pas semblait en entretenir le flot. Ce jour là, et depuis quelque temps, le centre de ses préoccupations était l'attitude de son épouse : elle était de plus en plus distante et triste et Dylan se demandait pourquoi. Son esprit ne trouvait pas la réponse mais il ne cessait pas de se poser la question.
Les pensées obsédantes s'arrêtèrent net lorsqu'une forme insolite sous un arbre attira son regard. Il s'en approcha et lorsqu'il comprit la nature de sa découverte, un frisson le parcourut tout entier car il se trouvait devant un rond de sorcières.
Il en avait déjà entendu parler, il avait même vu des photos sur internet, mais ce rond là était parfait. Il devait faire environ deux mètres de diamètre et les champignons était tous identiques, impeccablement espacés. Dylan regretta de ne pas avoir son appareil photo et d'être trop loin de la maison pour aller le chercher.
Il savait qu'il y avait des explications scientifiques à ce genre de phénomène, mais il était assez superstitieux, il croyait aux 'signes'. Il resta donc pétrifié devant le rond pendant quelques temps puis fit un pas par dessus le bord pour y pénétrer.
Tout en se tenant au centre du cercle de champignons, Dylan ferma les yeux et dit à haute voix : 'Je fais le vœu que ma vie change'. C'est le seul vœu qui lui était venu à l'esprit, il n'aimait pas sa vie, rien ne l'intéressait et il était toujours déçu. Dans son imagination débordante, il voyait toujours l'avenir bien plus beau que la réalité, il vivait comme un petit garçon triste que son cadeau de Noël ne ressemble pas à l'idée qu'il s'en était fait.
'Je fais le vœu que ma vie change'. Pendant le reste de sa vie, il allait regretter de ne pas avoir été plus précis, de ne pas avoir rajouté 'en mieux', par exemple.
Troublé par cet incident, il ne continua pas sa quête et rentra chez lui.

Dylan souffrait d'une jalousie maladive. Il était marié à Christine depuis quatorze ans, et depuis quatorze ans, conscient de ses obsessions, il luttait en permanence pour ne pas la harceler de questions. Dès qu'elle partait quelque part, il se rongeait les sangs, imaginant le pire. Et le pire c'était évidemment qu'elle se réfugie dans les bras d'un autre homme.
Christine était une femme de son époque, elle était férue de stages, aimer aller à des conférences écouter des maîtres, et depuis quelques temps elle suivait des cours de yoga. Lorsque Dylan rentra de sa cueillette de champignons, elle se préparait pour aller à un cours.
- "Alors ? Tu en as trouvé beaucoup ?"
A la question de sa femme, il bougonna une réponse bourrue :
- "Non, non. En fait je n'ai pas beaucoup cherché. Marre des champignons. Pas le moral."
- "Qu'est-ce qui t'arrive encore ?"
Christine accompagna sa phrase en lui effleurant la joue d'un geste tendre et Dylan se surprit à penser que ce geste n'était pas normal. Depuis plusieurs mois Christine était distante et ce genre de marque d'affection était devenu rare.
- "Rien, rien, je travaille trop, ça doit être ça."
- "Bon j'y vais. J'ai préparé des lasagnes, tu n'auras qu'à les faire réchauffer, moi je ne mangerai pas en rentrant : après le cours je n'ai pas très faim. Bye bye."
Et elle sortit en fermant lentement la porte.
L'estomac de Dylan fit des nœuds. L'attitude de Christine lui paraissait étrange. En quelques secondes il se fit tout un cinéma. C'est sûr, elle ne va pas au yoga, elle va rejoindre quelqu'un. Il en était persuadé et se sentait à deux doigts de l'évanouissement tellement cette pensée lui faisait mal.
Il décida de la suivre.

C'était l'hiver et la nuit était déjà tombée, ce fut donc facile de ne pas se faire repérer. Dylan tenait sa voiture à bonne distance de celle de Christine. Il connaissait le chemin jusqu'à la Salle des Fêtes où se donnait le cours de yoga. Il y était déjà allé une fois : 'pour voir si ça pour si ça peut me plaire', avait-il dit à sa femme, mais en réalité c'était surtout pour vérifier qu'il n'y avait pas dans le groupe un homme qui aurait pu plaire à Christine. Il avait été rassuré, il n'y avait que des femmes.
Christine se dirigeait bien vers le village, distant de dix kilomètres du hameau où ils vivaient, et Dylan se sentait de plus en plus ridicule. Que faisait-il, comme un idiot, à suivre son épouse dans la nuit ? Pour ne rien arranger, il se sentait coupable d'avoir laissé ses filles toutes seules à la maison. Bien sûr, c'était deux grandes adolescentes, elles n'avaient pas besoin de lui, et leurs chambres se trouvaient dans une grange aménagée derrière la maison, elles n'allaient certainement pas s'apercevoir de son absence, mais il se sentait coupable, c'était plus fort que lui.
Plongé dans ses pensées, il ne fit cependant pas demi-tour et lorsque les phares de Christine éclairèrent le panneau signalant l'entrée du village, il décida de continuer.
Christine passa devant la Salle des Fêtes sans s'arrêter.

Le cœur de Dylan lui donnait des grands coups dans la poitrine. Christine avait pris la direction de l'entrée de la voie rapide toute proche du village. Elle était passé devant la Salle des Fêtes sans ralentir. Elle s'engagea sur la bretelle d'accès qui menait vers le Nord et Dylan la suivait à bonne distance, les yeux brouillés et l'estomac au bord des lèvres.
Elle roula environ vingt kilomètres, prit une sortie, puis une petite départementale en direction de l'océan. Dylan connaissait bien cette route, elle menait à une plage où ils aimaient bien pique-niquer avec les filles le weekend. C'était une immense plage sauvage, sans habitations, il fallait traverser une lande désertique pour y accéder et les ornières du chemin en dissuadaient l'accès, c'était un endroit tranquille.
Dylan suivait la voiture tous feux éteints car sa présence aurait paru étrange sur cette route que personne n'empruntait en cette saison, surtout la nuit.
Mais Christine ne roula pas jusqu'à la plage. Après quelques kilomètres, elle ralentit puis prit un chemin de terre qui s'enfonçait dans la forêt qui bordait la lande.
Dylan hésita. S'il la suivait, il allait se faire repérer. Il connaissait bien le coin et le chemin ne devait pas mener bien loin, il gara donc sa voiture et continua à pied.
Il ne s'était pas trompé, la voiture était garée cent mètres plus loin. Il s'en approcha lentement, courbé en deux pour que Christine ne le voit pas au cas où elle serait restée dans la voiture. Elle n'y était pas. Elle n'avait même pas pris soin de refermer la porte en sortant et Dylan vit que son sac était posé sur le siège du passager. Il pensa : 'Ce n'est pas malin, mais c'est vrai que dans un endroit aussi désert on ne risque pas de lui voler son sac...', puis il secoua la tête en se disant que ce n'était pas le moment de laisser son esprit s'embourber dans des pensées parasites et se concentra sur la nuit qui l'entourait. Par où avait-elle bien pu aller ? Il entreprit de longer lentement la lisière de la forêt à la recherche d'un sentier ou bien d'une trace mais il ne trouva rien. Il tendit l'oreille à l'affut d'un son qui pourrait lui indiquer quelle direction avait pris sa femme, mais le silence était total et pesant.
Il était tellement concentré dans ses recherches qu'il faillit mourir de peur lorsqu'une lumière éblouissante s'alluma derrière les arbres, juste devant lui. Toute la forêt s'était éclairée d'une couleur puissante et bleutée. C'était à la fois terriblement effrayant et incroyablement beau. Dylan reprit ses esprits tant bien que mal et se dirigea lentement vers la source du phénomène. Tout son corps tremblait d'excitation, la panique lui piquait le corps de milliers d'aiguilles, ses jambes le portaient difficilement mais il réussit à avancer entre les arbres, lentement, pour finalement arriver à l'orée d'une clairière où se tenait l'objet qui émettait la lumière irréelle.
C'était une sphère, à quelques mètres au-dessus du sol. Elle mesurait au moins dix mètres de diamètre et n'émettait aucun son. Dylan comprit aussitôt que l'objet était extraterrestre, c'était la seule explication. Il rêvait depuis des années que des aliens viennent le chercher et l'emmènent dans l'espace. Ce serait un moyen merveilleux de quitter enfin cette petite vie morose qui lui pesait tant et sa première intention fut de s'avancer vers l'engin, les bras ouverts en signe de paix, comme il l'avait vu faire dans de nombreux films. Mais il s'arrêta net. Christine se tenait debout devant la sphère, il ne l'avait pas vue en arrivant car il était ébloui par la luminosité. Elle avait les bras le long du corps et ne bougeait pas, elle semblait attendre quelque chose.
La sphère descendit lentement. Dylan retenait son souffle, tout se passait sans bruit. Il allait regretter ensuite de n'avoir pas crié à ce moment là, ne ne pas avoir couru vers elle mais il était pétrifié, paralysé et muet. La sphère toucha le sol et Christine avança vers elle. Elle n'hésita même pas lorsque son corps entra en contact avec la paroi lumineuse de l'objet, elle passa au travers et disparut à l'intérieur. La sphère s'éleva lentement puis fila dans le ciel nocturne dans une accélération foudroyante.
Dylan était anéanti. Il resta immobile, sans pouvoir bouger, à regarder le ciel dans la direction que la sphère avait prise, mais elle ne revint pas. Il finit par reprendre ses esprits et fit le chemin en sens inverse. C'est seulement en arrivant à sa voiture qu'il réalisa qu'il n'avait pas vu la voiture de Christine en sortant de la forêt. Il retourna donc sur les lieux pour en avoir le cœur net, et en effet la voiture de sa femme avait, elle aussi, disparu. Il était déjà tellement troublé par l'évènement précédent qu'il n'essaya même pas de comprendre celui ci et il reprit sa voiture pour rentrer chez lui.
En passant dans le village, il tourna la tête vers la Salle Des Fêtes où se donnait le cours de yoga et faillit faire une embardée. La voiture de Christine était garée devant la porte ! Il se rangea un peu plus loin et vint coller son visage sur une vitre de la salle où se tenait le cours. Christine était à l'intérieur, le cours se terminait et Dylan ne s'attarda pas, il était trop troublé pour affronter sa femme à cet instant et il décida de rentrer l'attendre à la maison.

Il était assis dans la salle à manger depuis à peine dix minutes lorsque Christine arriva. Elle s'étonna de sa présence :
- "Qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'es pas couché ? Qu'est-ce que tu fais assis là tout seul ? Tu en as une tête ! Rassure moi... il y n'a pas de problème ?"
- "Oui, non, ...".
Dylan hésita. Il avait eu le temps de réfléchir pendant le trajet et il en avait conclu qu'il ne pouvait pas dire à sa femme qu'il l'avait suivi. Elle avait déjà trop supporté sa jalousie maladive depuis des années et il ne voulait pas empirer leur relation. Il répondit :
- "Je m'étais couché, et j'ai fait un rêve étrange, très dérangeant, alors je me suis levé. J'ai rêvé que je te suivais, que tu n'allais pas au yoga, et que tu te faisais enlever par des extraterrestres."
Il prononça cette phrase sur un ton de victime et guetta sa réaction, mais elle n'eut aucun sursaut, elle ne semblait pas se souvenir de ce qui était arrivé. Au contraire, elle éclata de rire en lui répondant :
- "Mon pauvre ami !'. Elle accompagna sa phrase en se tapant le front de la paume de la main. 'Tu débloques de plus en plus. Mélanger tes deux obsessions dans un seul cauchemar ! Tu fais fort ! Bon, écoute, moi je suis nase, je vais me coucher. Tu devrais reprendre tes esprits et en faire autant. Bonne nuit".
Elle monta dans la chambre et laissa Dylan seul, en proie à ses doutes. Où était la réalité ? Cette sphère avait-elle été une hallucination, une invention de son esprit malade ? Peut-être que non : les extraterrestres avaient pu en effacer le souvenir dans l'esprit de sa femme. Mais dans quel but ? Il ne trouvait pas la réponse et décida de la rejoindre.
La répartie de Christine avait été énergique, mais en réalité elle était très inquiète. Elle aimait Dylan bien que l'usure du quotidien ait fini par altérer leur relation, et lorsqu'il entra dans le lit elle se blottit contre lui pour essayer de l'apaiser. Elle ne comprenait pas pourquoi son mari était en proie à de tels tourments et elle se sentait incapable de l'aider si ce n'est en lui témoignant son affection par ces quelques caresses. Le câlin évolua rapidement et ils finirent par faire l'amour, lentement, tendrement. C'était un fait exceptionnel, ce n'était pas arrivé depuis bien longtemps. Les questions qui tournaient en boucle dans la tête de Dylan finirent par s'estomper et il s'endormit.

Mais ce câlin ne fut pas sans conséquence. Christine avait complètement oublié qu'elle faisait une pause à son moyen de contraception, ('pour que son corps se repose' avait-dit son médecin), et trois semaines plus tard elle annonça à Dylan qu'elle était enceinte. Il resta abasourdi pendant un instant puis lui demanda :
- "Qu'est-ce qu'on fait ?"
- "Comment ça, qu'est-ce qu'on fait ? C'est toi qui me demandes ça ? Tu me demandes si je veux avorter ? C'est ça ?".
Christine avait posé les deux mains sur son ventre en lui répondant, comme pour protéger ce bébé à venir. Elle avait déjà avorté une fois, avant de rencontrer Dylan, parce que son compagnon de l'époque l'avait exigé, et c'était pour elle un traumatisme dont elle lui avait déjà longuement parlé.
Dylan avait aussitôt pensé à tout ce que cette naissance impliquait. Leur deux filles étaient déjà grandes, et il avait déjà imaginé que leur proche départ de la maison familiale provoquerait le changement de vie dont il rêvait : cet espoir s'éloignait avec l'arrivée de ce nouvel enfant. Mais il aimait Christine. Il cessa d'hésiter et lui répondit en la prenant dans ses bras :
- "Excuse-moi, je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça. C'est stupide. Je suis content, je suis sûr que cet enfant est la meilleure chose qui puisse nous arriver".
C'était la fin de l'après-midi et les filles venaient de rentrer du lycée. Ils se dirigèrent main dans la main vers la grange qu'elles habitaient pour leur annoncer la nouvelle.
Elles étaient ravies. Leur première réaction fut bien sûr de dire qu'il fallait absolument que ce soit un garçon, et Christine leur répondit en riant :
- "Si c'est une garçon, j'espère que vous n'allez pas trop le pourrir en le couvant, et si c'est une fille, j'espère que...'.
Mais elle s'arrêta au milieu de sa phrase : Mildred, l'ainée des deux filles ne l'écoutait plus, elle s'était tournée et regardait avec insistance par une des fenêtres de la chambre. Sa sœur, Anna, l'avait rejointe et regardait vers l'extérieur, les yeux écarquillés.
- "Qu'est que vous regardez ?", leur demanda leur mère.
- "Il y a un type bizarre qui est arrivé chez Clothilde hier, regarde, on le voit dans sa salle à manger", lui répondit Anna.
Le hameau était composé de deux maisons et de la grange que les filles habitaient. L'habitation voisine était occupée par Clothilde qui y vivait seule depuis que son mari l'avait quittée. La fenêtre de la chambre des filles surplombait sa salle de séjour et on pouvait voir tout ce qui se passait chez elle.
Dylan et Christine s'approchèrent de la fenêtre et virent en effet un personnage qui déambulait dans la pièce en contrebas. Il faisait des aller-retours d'un mur à l'autre tout en gesticulant et en parlant. Ils n'osèrent pas ouvrir la fenêtre pour entendre ce qu'il disait mais Clothilde, assise sur le canapé, semblait fascinée par le discours du personnage. C'était un homme à la peau grise, très sombre et très maigre, et son aspect avait quelque chose d'effrayant, même à cette distance. A la vue de cet homme, ils comprirent le trouble de Mildred et d'Anna car il se passait quelque chose d'insolite chez la voisine, c'était évident, mais ils n'eurent pas le courage d'aller lui rendre visite. Ils essayèrent d'oublier l'incident et de passer une bonne soirée à imaginer tout ce que la naissance de leur prochain enfant allait avoir de positif dans leur vie.

La grossesse a souvent un effet apaisant chez les femmes, et les couples la vivent dans une bulle. Ce fut tout d'abord le cas pour Christine et Dylan. Les récentes tensions de leur relation disparurent et la jalousie maladive de Dylan se mettait en veille au fur et à mesure que le ventre de son épouse s'arrondissait.
Mais le comportement de la voisine et de l'étrange personnage qui vivait chez elle mit rapidement fin à cette quiétude. Dylan et Christine, ainsi que les deux filles, avaient toujours eu de bons rapports avec Clothilde mais depuis l'arrivée de cet individu son attitude avait radicalement changé. Elle ne sortait pratiquement plus de chez elle, et lorsqu'ils la croisaient, son sombre compagnon la tenait toujours par le bras en leur jetant un regard noir. Il répondait à leur salut par un grognement agressif et Clothilde, les yeux baissés, ne les regardait même pas.
Dylan avait fini par éviter de les croiser pour ne plus leur adresser la parole, mais il fut bientôt obligé de le faire à cause d'une histoire de poubelles : au lieu de descendre leurs sacs poubelles jusqu'au container, ils les entassaient devant leur porte et une odeur pestilentielle avait fini par se répandre dans tout le hameau.
Prenant son courage à deux mains, Dylan alla frapper chez Clothilde. C'est son compagnon qui ouvrit,et Dylan, debout sur le paillasson lui demanda avec un sourire crispé :
- "Excusez-moi, mais c'est à propos des ordures, ça sent vraiment mauvais, est-ce que vous ne pourriez pas.. .".
Mais le sinistre personnage lui coupa la parole en lui hurlant au visage:
- "Je suis Yova, le fils de Dieu et toi tu vas mourir !"
Dylan, qui ne s'attendait pas à cette réaction faillit tomber à la renverse sous la violence de la réponse, et tandis qu'il reculait, Yova continua :
- "Je suis le Christ-Roi. Et toi, je te connais, je connais ta famille, vous devez quitter mon royaume ou vous allez mourir !".
Yova était petit, maigre et repoussant, mais ses yeux brûlaient de la lumière noire de la folie qui l'habitait et Dylan, terrorisé, fit demi-tour et rentra chez lui. Clothilde et les filles préparaient des confitures dans la grande salle et Anna, la cadette, lui demanda ce qui se passait en voyant sa mine décomposée. Il leur fit part de l'altercation qui l'avait eu avec Yova, et Mildred lui répondit :
- "Justement, on voulait t'en parler, Anna et moi. Depuis quelques jours, on les observe depuis notre fenêtre et ça devient vraiment bizarre. On voit des scènes assez dingues. L'autre soir, Clothilde est restée à genoux au milieu de la pièce pendant des heures, et lui, Yova comme tu l'appelles, faisait les cent pas autour d'elle en hurlant avec de grands gestes. Ses discours sont complètement délirants, il mélange tout, Dieu, le Diable, il cite la Bible, le Coran, il parle du Christ, de Bouddha, de Shiva, de l'Arche de Noé. Et Clothilde le regarde avec des yeux brillants, sans rien dire, pendant qu'il hurle son discours. De temps en temps, il lui jette un 'Médite ! Médite !' en pointant son doigt vers elle. C'est absolument effrayant. Tu crois qu'il faut faire quelque chose ?".
- "Je ne sais pas', lui répondit Dylan. 'J'ai déjà entendu parler de ce genre de comportements, des gens qui, dans une situation de faiblesse, se laissent complètement envoutés par la folie de maniacodépressifs ou de schizophrènes et qui finissent par devenir comme eux. Le problème c'est que tant qu'ils ne passent pas à l'acte, comme disent les psys, on ne peut rien faire. J'aimerais bien sortir Clothilde de là, je vais essayer d'aller lui parler."
Mais ce fut peine perdue. Le lendemain, Dylan profita du fait que la voisine se trouvait seule au jardin pour essayer de la raisonner, mais il se rendit vite compte que la folie de son compagnon l'avait complètement atteinte. Elle était persuadée qu'il était la réincarnation du Christ, que l'apocalypse était proche et qu'ils allaient construire une Arche pour sauver l'humanité en survivant au cataclysme. En écoutant les paroles incohérentes de Clothilde, Dylan n'entendit pas que Yova s'approchait de lui dans son dos et il faillit mourir de peur lorsque le dément se mit à hurler ' :
- "Tu vas mourir ! A genoux ! Médite ! Médite ! Ton sang va nourrir ma terre !".
Il brandissait un sabre japonais, une arme qui faisait partie de la collection que le mari de Clothilde avait laissé en partant et Dylan n'insista pas devant la menace, il prit ses jambes à son cou et se réfugia chez lui.

Pendant les mois qui suivirent, les choses ne firent qu'empirer. Le couple vivait dans une crasse permanente, il sortait rarement et chacune de ses sorties était sujet à incident. Yova agressait verbalement tout ceux qui s'approchaient de lui et Clothilde ne recevait plus de visites, ses amis et ses enfants avaient été chassés par le fou.
Christine essayait de se préserver pour que toute cette démence n'atteigne pas l'enfant qu'elle portait. Sa grossesse et ce bébé qu'elle devait protéger lui donnait la force de supporter une situation qui s'aggravait au fil des jours. Lorsque Dylan était obligé de s'éloigner de la maison pour son travail, il vivait dans l'angoisse de retrouver sa petite famille dans un bain de sang à son retour. Mais Yova ne passait pas à l'acte. Il portait constamment le sabre japonais à sa ceinture lorsqu'il se trouvait dans le hameau, mais il ne le sortait jamais du fourreau, il l'agitait en direction de ses interlocuteurs en proférant ses menaces. Lorsque lui et Clothilde sortaient, par exemple pour aller faire les courses, il ne prenait pas l'arme, ce qui faisait penser à Dylan qu'il n'était pas si fou que ça.
Dylan décida de se rendre à la gendarmerie.
Les gendarmes le reçurent avec courtoisie. Les explications de Dylan ne les surprirent pas, ils avaient déjà été confrontés à ce genre d'affaire. Il leur expliqua que son inquiétude était surtout dû au fait que Christine était enceinte : cela redoublait son angoisse de vivre auprès de cet individu dangereux.
- "Nous comprenons', lui dit le gendarme qui l'accueillait, 'mais vous ne pouvez pas porter plainte uniquement sur des menaces verbales. Tant qu'il n'y a pas de faits, nous ne pouvons pas agir."
-"Qu'est-ce qu'on peut faire alors ?", lui répondit Dylan désemparé.
-"Essayez de trouver un maximum de témoignages de gens qui ont également subi les agissements de cet individu, et si vous en avez suffisamment, revenez nous voir et déposez une main courante. Cela nous permettra d'intervenir et d'aller faire un constat sur les lieux. Si nous estimons alors que ce Yova a un comportement anormal, nous pourrons le faire interner. J'ai retrouvé son dossier, il a déjà passé quelques années en établissement psychiatrique, mais à chaque internement ils l'ont relâché car il n'est pas passé à l'acte, comme ils disent".

Petit à petit, Dylan réussit à recueillir de nombreux témoignages écrits de personnes qui s'étaient fait insultées par Yova. Le propriétaire de la maison s'était fait chasser en venant réclamer le loyer ('sors de mon palais, marchand du temple !'), les enfants de Clothilde ne pouvaient plus voir leur mère ('vous êtes les enfants du Diable !'), le paysan, en labourant le champ derrière la maison, avait vu son tracteur bloqué par Yova ('tu es sur les terres du fils de Dieu !'), l'ami d'enfance de Clothilde avait eu la mauvaise idée d'inviter le couple à diner et son repas avait été balayé dans un accès de colère du dément ('cette nourriture est impie'), tous signèrent des documents décrivant ce qu'ils avaient dû subir, et muni de ce dossier, Dylan alla déposer la main courante à la gendarmerie.

L'intervention des gendarmes ne se fit pas attendre. Quelques jours plus tard, Dylan fut prévenu de leur arrivée par téléphone. C'était tôt le matin, et toute la famille se tenait derrière la fenêtre de la chambre des filles pour assister à la scène. Lorsqu'ils frappèrent à la porte de la maison de Clothilde, Yova ne leur ouvrit pas puis il céda lorsqu'ils menacèrent de l'enfoncer. Pour une fois il ne tenait pas son sabre, ('pas si fou', pensa Dylan), mais il tremblait de tous ses membres. Dylan se souvint qu'il avait déjà été interné plusieurs fois, il devait donc se douter de ce qu'il l'attendait et il se surprit à éprouver de la pitié pour l'être terrorisé qui se tenait debout devant le groupe en uniformes.
Les gendarmes commencèrent par lui poser des questions sur son identité et Yova répondit tout à fait normalement, au grand dam de Dylan qui craignait qu'il réussisse à conserver une apparence de lucidité de peur qu'on l'interne à nouveau. Mais cette attitude passive cessa lorsqu'un gendarme lui dit :
- "Nous avons reçu de nombreuses plaintes contre vous".
Il ouvrit le dossier des comptes-rendus que Dylan lui avait remis et continua :
- "Les enfants de la femme chez qui vous habitez se plaignent que vous séquestrez leur mère et ils sont très inquiet de son état car depuis que vous vivez ici ils n'ont plus de contacts avec elle".
Yova lui répondit en hurlant et en faisant de grands gestes.
-"Monsieur, quand je suis arrivé ici, cette femme... cette femme... elle était presque morte... son âme était éteinte... elle rampait sur le sol. J'ai rallumé la lumière de son cœur et maintenant elle peut voler. La nuit je l'emmène en voyage dans le ciel vers le village de mon père notre seigneur....".
Le gendarme avait commencé par écouter ce discours la bouche ouverte, atterré par le délire de ces propos puis il coupa brusquement Yova dans son élan.
- "Bon ça va maintenant. Arrête ces balivernes et suis nous gentiment. On va t'emmener dans un endroit où tu seras plus à ta place qu'ici, tu as besoin de te faire soigner."
Yova hurla de plus belle, en se dressant sur la pointe des pieds, pathétique et effrayant.
- "Comment oses-tu offenser le fils de Dieu ? A genoux infidèle ! Prosterne toi devant ton maître ! Médite, médite ! Tu vas mourir, tu es damné pour l'éternité !"
Les cinq gendarmes durent unir leur force pour réussir à le maîtriser. Ils lui attachèrent les mains dans le dos avec des menottes et le trainèrent jusqu'au fourgon tandis qu'il vociférait des insanités.
Dylan, Christine, Mildred et Anna regardèrent longuement le fourgon s'éloigner sur la route qui descendait la colline. Ils n'arrivaient pas à croire qu'ils étaient enfin débarrassé du dément. Ils passèrent le reste de la soirée presque sans dire un mot.

Pendant les mois qui suivirent, l'état mental de Clothilde s'améliora progressivement. Elle ne sortit pas de chez elle la première semaine puis elle entreprit de nettoyer la crasse qui s'était accumulée. Christine la croisa alors qu'elle sortait les poubelles et elle eut même droit à un faible 'bonjour' de sa part, bien qu'elle garde les yeux baissés.
Et puis, petit à petit, l'emprise de la folie finit par la quitter et ses enfants revinrent la voir. Christine était heureuse de ce retour à la vie dans le hameau, son ventre s'arrondissait et elle se réjouissait que son enfant puisse voir le jour dans un endroit serein.
Elle accoucha au début du printemps, une journée idéale, il ne faisait pas trop chaud et le soleil éclairait le berceau lorsqu'elle rentra de la clinique, son bébé dans les bras et Dylan à ses cotés. Tous les deux resplendissaient de bonheur, c'était un garçon et ils étaient aux anges. Mais ce bonheur fut de courte durée.
Quelques jours plus tard, en début de soirée, Dylan était dans son bureau. Il s'était isolé en prétextant un travail urgent, mais aussi parce que ses angoisses l'avait repris. C'était quelques semaines après l'accouchement, Christine avait décidé de reprendre ses cours de yoga, et la jalousie hantait de nouveau Dylan. Sa femme avait fait beaucoup d'efforts pour garder la ligne pendant sa grossesse, et elle était encore plus belle qu'avant : il l'imaginait déjà dans les bras d'un autre homme. Elle devait retourner à la Salle des Fêtes ce soir et Dylan se rendait malade en y pensant.
Mais ses pensées noires s'arrêtèrent net lorsqu'il entendit un son étrange. Il sortit de la pièce et se dirigea vers le bruit qui venait de la chambre à coucher. C'était un sifflement aigu entrecoupé d'un battement grave et saccadé.
Il ouvrit la porte de la chambre et ce qu'il vit à l'intérieur le laissa cloué sur place de terreur. Christine était allongé sur le sol, elle baignait dans une mare de sang qui s'échappait à flot continu de sa gorge tranchée. Son visage était tourné vers l'entrée de la chambre et elle semblait regarder Dylan avec incrédulité, les yeux grand ouverts, mais il était évident qu'elle était morte. Derrière elle, un être incroyable, un extraterrestre que seul un écrivain de science fiction dérangé aurait pu imaginer, une sorte de grand lézard à la peau lisse et bleuté était penché sur le berceau du bébé. Il s'empara de l'enfant, sauta à l'extérieur, pénétra dans une sphère de lumière semblable à celle que Dylan avait vu dans la forêt et disparut dans le ciel nocturne. Juste avant d'enjamber le rebord de la fenêtre il s'était retourné vers Dylan, l'avait regardé fixement et avait murmuré dans un chuintement atroce : 'Médite, médite !'.
Dylan sortit de la maison et se mit à courir dans la direction que la sphère avait prise. Il courut comme fou à travers la colline jusqu'à l'épuisement, et fini par s'écrouler sur le sol. Il resta longtemps à sangloter et lorsqu'il se releva, sa décision était prise. En baissant les yeux, il vit que ses pieds étaient au milieu d'un rond de sorcière identique à celui qu'il avait trouvé quelques mois auparavant et ce signe renforça sa détermination.
Il rentra chez lui, écrivit une courte lettre qu'il mit dans sa poche, se munit d'une corde et alla se pendre à la branche qui surplombait le rond de sorcière.

Ce fut un chasseur qui le découvrit au petit matin. Lorsqu'il le décrocha, la lettre tomba de la poche de Dylan. Le chasseur se dirigea vers le hameau en la lisant. La feuille ne comportait que quelques phrases où Dylan s'excusait auprès de ses filles d'avoir mis fin à ses jours, en leur expliquant qu'il ne pourrait pas supporter de vivre après la mort atroce de Christine tuée par un extraterrestre. Le pauvre chasseur était bouleversé, il connaissait bien cette gentille famille, il était même venu féliciter l'heureuse maman quelques jours plus tôt et c'est la gorge nouée qu'il frappa à la porte de la maison. Mais lorsqu'elle s'ouvrit, il regarda avec incrédulité la personne qui se tenait dans la pièce : c'était Christine !
-"Mais.... alors.... vous n'êtes pas morte ?", balbutia-t-il.
-"Qu'est-ce qui vous arrive John ? C'est quoi cette histoire ? Vous n'avez pas vu Dylan ? Je pensais qu'il s'était endormi dans son bureau car il n'est pas venu se coucher, mais il n'y est pas... qu'est-ce qu'il se passe ? Il lui est arrivé quelque chose ?"
John réussit à lui raconter le drame en bégayant et lui tendit la lettre.