Je
me souviens du soir où Jean Bertellin me parla des Hitroniques.
La
planète Glacia était au point le plus éloigné de son soleil et
le vent soufflait de façon lugubre. Les flammes du feu près duquel
nous nous blotissions faisaient danser une lueur amusée dans le
regard du professeur lorsqu'il prononça cette phrase énigmatique :
"
Le plus fou, c'est que j'ai passé plusieurs mois sur la planète
Hitron sans jamais rencontrer un Hitronique ! "
Et
comme je lui demandais :.
-
" C'est une planète déserte ? ".
Il
me répondit :
-
" Pas du tout, il y a plus de six milliards d'individus sur
Hitron ! Désirez-vous que je vous parle de l'étrange existence des
Hitroniques ?
Je
lui répondis par l'affirmative avec empressement, et le récit qu'il
me fit alors me passionna tellement que je l'ai encore mot pour mot
en mémoire.
Jean
regardait avec perplexité le contenu de l'assiette qui se trouvait
devant lui. C'était certainement de la nourriture mais son aspect
était si déroutant que c'est avec d'infinies précautions qu'il
trempa son doigt dans la "sauce" pour la goûter. C'était
surtout cette sauce qui l'intriguait. La matière du plat (comment
l'appeler autrement ?) était composée de blocs cylindriques d'un
dégradé orange du plus bel effet. Autour des blocs, de petites
sphères rouges translucides, dont le c?ur semblait palpiter,
baignaient dans une sauce bleu cobalt tirant sur le fluo et parcourue
d'éclairs de lumière rose.
Jean
approcha avec méfiance son doigt imbibé de sauce jusque sous ses
narines. L'odeur était étrange mais pas désagréable. C'était une
odeur piquante et sucrée à la fois, un peu comme les plats
aigre-doux des Chinois de la planète Terre. Mais malgré cela, il ne
se résolut pas à goûter le plat qui lui était offert. Il ne
connaissait rien de l'endroit où il se trouvait, ni même si cette
nourriture lui était destinée. Il essuya donc son doigt sur la
serviette qui se trouvait à coté de l'assiette, et, ne sachant que
faire, lança un sonore : "Non, merci". Le plat disparut
dans le mur. Il ne rentra pas dans une trappe, non, il se résorba
tout simplement à l'intérieur de la paroi et il n'en resta plus
aucune trace.
A
son arrivée sur Hitron, une heure auparavant, il n'avait rien vu de
la planète.
Une
fusée navette monoplace l'avait conduit depuis le vaisseau principal
resté en orbite. Sa navette, téléguidée depuis le sol par la tour
de contrôle d'Hitron, avait traversé une couche nuageuse dense qui
semblait masquer toute la surface du globe. Une fois posé, il avait
franchi le sas de sortie de la fusée pour se retrouver dans un tube
opaque qui semblait y avoir été connecté juste après
l'atterrissage. Le tube, d'une dizaine de mètres, l'avait conduit à
un véhicule hermétique qui avait aussitôt démarré.
A
l'arrivée, même scénario. La porte du véhicule s'était ouverte
sur un tube identique au premier et il était maintenant dans ce qui
semblait être un appartement complètement clos, sans aucune vue ni
sortie sur l'extérieur.
Pourtant,
la documentation succincte qu'il possédait sur la planète faisait
mention d'une atmosphère identique à celle de la Terre. Que
craignaient donc les Hitroniques ? Devait-il subir une sorte de
quarantaine avant d'être admis par ce peuple ?
Il
était en train de se poser ces questions lorsque l'assiette était
sortie comme par magie de la paroi près de laquelle il se trouvait.
Il venait justement de se dire qu'il avait faim. Etait-ce une
coïncidence ?
L'épisode
de l'assiette terminé, Jean décida de visiter les lieux.
L'appartement
était composé de trois pièces. La chambre, très simple, contenait
une couchette équipée de ce qui semblait être un moniteur vidéo
et une douche à ultrason. Dans la pièce par laquelle il était
entré se trouvaient une table et des chaises et c'était de l'un de
ses murs parfaitement lisses que l'assiette était apparue. Malgré
l'absence d'autres équipements, Jean en conclut que ce devait être
une cuisine-salle à manger. La troisième pièce était plus vaste
bien que presque aussi déserte. En son centre trônait un grand
canapé qui semblait très confortable et devant lequel s'étalait
une immense console de commande rutilante dont les fonctions
échappèrent à Jean au premier abord.
Il
s'installa sur le canapé pour essayer de comprendre à quoi
pouvaient servir tous ces instruments. L'ensemble lui faisait penser
à une console de jeu vidéo hyper sophistiquée. Le clavier central
comportait des touches dont les caractères lui étaient totalement
inconnus. Tout autour du clavier étaient raccordée une quantité
incroyable de périphériques. En regardant plus attentivement, Jean
s'aperçut que certains de ces périphériques s'adaptaient à sa
morphologie. Il y avait un casque qui semblait être à sa taille,
une paire de gants avec cinq doigts à chaque main, des écouteurs et
une foule d'autres choses.
Tout
en inspectant ces objets, Jean passa par hasard la main au-dessus du
clavier et à son grand étonnement, les caractères des touches
changèrent pour devenir ceux de l'alphabet terrien. Mieux : le
clavier avait adopté en un clin d'?il l'ergonomie des claviers
d'ordinateur standard en cours sur Terre.
Jean
se pencha pour observer les touches : chacune d'elle semblait être
composée d'un minuscule écran haute résolution qui pouvait
afficher n'importe quelle image. D'ailleurs c'était le cas : le
clavier comportait un plus grand nombre de touches que les claviers
terrestres et ces touches supplémentaires n'affichaient pas des
images de caractères alphanumériques mais de minuscules photos
haute résolution d'une définition parfaite. Chacune de ces photos
représentait un visage. Ils étaient tous souriants et avenants et
Jean, dans un geste impulsif, appuya sur la première touche.
Le
mur situé en face du canapé disparut pour faire apparaître une
autre pièce dans laquelle un personnage était assis dans un canapé
identique. Il semblait manipuler la même console. Le personnage lui
adressa aussitôt la parole :
"Bonjour
professeur Bertellin et bienvenue sur Hitron. Mon nom est Adjamin
Keler. Je me félicite d'être votre premier contact sur notre belle
planète."
Jean
se leva pour se diriger vers l'être dans le but de le saluer et, à
son grand étonnement, se heurta à une paroi invisible : le mur
n'avait pas disparu, il était simplement devenu translucide. Le
personnage réagit aussitôt :
"Je
vous fais toutes mes excuses. Je ne m'attendais pas à ce que vous
vous leviez aussi vite et je n'ai pas eu le temps de vous prévenir :
la pièce où vous me voyez est une projection en trois dimensions.
Vous ne vous êtes pas fait mal au moins ?".
Jean
recula vers le canapé en frottant son front rougi, et en
bredouillant :
"Non,
non, tout va bien, le choc n'a pas été très violent." Il se
rassit et ajouta aussitôt : " Mais où vous trouvez-vous en ce
moment ? Et comment se fait-il que vous utilisiez ce mode de
communication ? Suis-je en quarantaine ?"
"Non,
pas du tout", ajouta Adjamin Keler en souriant à cette rafale
de questions." Vous n'êtes pas en quarantaine et ceci est le
moyen que tous les Hitroniques utilisent pour communiquer entre eux
d'un bout à l'autre de la planète. D'ailleurs l'endroit où je me
trouve importe peu et je ne saurais même pas vous dire combien de
kilomètres nous séparent. Je pense que votre appartement se trouve
dans une zone située près du Pôle Nord d'Hitron et je crois que le
mien se trouve au milieu des Grandes Plaines Centrales."
Jean
nota mentalement que l'être ne semblait pas être sûr de l'endroit
où il se trouvait. Cela ajouta une touche de mystère supplémentaire
au malaise qu'il ressentait depuis son atterrissage sur cette
planète.
"Excusez
mon impulsivité", dit-il en reprenant le calme et la prudence
qui convenaient mieux au caractère diplomatique de sa mission."
La coutume sur Terre consiste à se serrer la main pour se saluer et
c'est pourquoi j'ai eu ce geste irréfléchi. Je vous prie de m'en
excuser."
"Oh
! mais ce serait un plaisir de vous saluer selon la coutume
terrienne", répondit Adjamin, " Et nous pouvons le faire
si vous enfilez la combinaison, le casque et les gants qui se
trouvent devant vous : ils sont à votre taille et, vous verrez, nous
pourrons alors nous serrer la main tout à notre guise."
Jean
se dirigea vers le canapé, enfila la combinaison, les gants et le
casque et se retrouva au milieu d'un jardin. C'était à l'évidence
un décor virtuel et pourtant il avait l'impression physique d'y
être. Il savait mentalement qu'il était sur le canapé, équipé de
périphériques informatiques raccordés à une console, mais c'était
comme un souvenir. Ce qu'il voyait, les plantes du jardin, leur
odeur, le sol sablonneux de l'allée sous ses pieds, la brise sur son
visage, les montagnes enneigées à l'horizon, tout semblait
parfaitement réel.
Tout
occupé à explorer les environs du regard, il n'avait pas vu arriver
Adjamin et sursauta à son approche. Il fut étonné de découvrir
que cet être, qu'il avait à peine entrevu, car il était dans
l'ombre lors de leur conversation, était une femme d'une grande
beauté. Ce fut d'ailleurs ce qu'il lui dit en lui tendant la main :
"Je
n'avais pas remarqué votre beauté tout à l'heure car la pénombre
dissimulait vos traits."
Adjamin
lui répondit avec un sourire, en gardant sa paume dans la sienne :
"Je
vous remercie pour le compliment et je m'empresse de vous le
retourner."
Jean
se laissa aller un instant à la sensation de douceur et de volupté
qui se dégageait de cette femme sublime dont il tenait la main.
"Comme
sa peau est douce...", pensa-t-il, et il réalisa alors que
cette sensation était en fait une impression virtuelle transmise par
une machine, une impulsion envoyée aux gants qu'il portait là-bas
quelque part sur ce canapé. Il reprit ses esprits en dégageant
doucement sa main.
"Mais,
où sommes-nous exactement ? Quel est cet endroit ? ", lui
demanda-t-il en faisant un pas en arrière. Le recul lui permit
d'apprécier la tenue vestimentaire d'Adjamin : une robe légère et
transparente qui semblait flotter autour de son corps.
"Nous
sommes dans mon jardin. C'est le lieu où j'aime recevoir mes amis,
et vous êtes le bienvenu Jean.", lui répondit-elle en se
rapprochant un peu.
Jean
se sentait troublé par cette femme qu'il ne connaissait pas et qui
semblait lui faire des avances. D'ailleurs, Adjamin sentit son
trouble et enchaîna :
"Mais
je ne suis pas là pour vous donner des explications. Mon rôle est
tout autre." Elle prit un air mystérieux en prononçant ces
mots puis continua sur un ton plus sérieux : " En fait, c'est
Saleb qui devait vous accueillir le premier. Il devait être présent
à votre arrivée dans l'appartement mais il est toujours en retard."
Elle
ajouta sur un ton vif :
"Manquer
les rendez-vous semble être sa spécialité ! Je l'ai contacté
pendant que vous enfiliez votre combinaison et il est prêt à vous
accueillir maintenant. Je vais vous conduire à lui."
Tout
en disant ces mots, elle porta sa main droite à son poignet gauche.
Il était orné d'un bracelet scintillant de cadrans et de touches.
Elle composa une série de codes et une zone circulaire à l'aspect
liquide se matérialisa dans l'air à quelques mètres d'eux.
"Allez-y.
Passez par cette porte.", lui dit Adjamin en désignant la zone
étrange, " Et revenez me voir le plus vite possible." Elle
accompagna son invitation d'une légère caresse sur le bras de Jean
qui ne lui laissa plus aucun doute sur le caractère des relations
que la jeune femme semblait désirer avoir avec lui.
Il
se dirigea vers la zone circulaire et passa tout d'abord la main au
travers de cet étrange mur liquide. Il n'éprouva aucune sensation.
Il retira sa main et la regarda : elle n'était absolument pas
humide. Il prit alors une profonde inspiration et passa au travers de
la porte.
Il
se retrouva dans le jardin de Saleb.
Le
contraste était saisissant. Autant l'univers d'Adjamin etait
luxuriant et coloré, autant celui de Saleb était sobre et
spartiate. Le lieu faisait penser à un jardin de méditation Zen.
Saleb
se tenait près d'un rocher. C'était un homme de haute stature, à
la peau noire, qui dégageait une impression de force contenue. Il
était vêtu d'un pyjama large d'un blanc immaculé. Son visage était
souriant mais ses yeux ne riaient pas. Le sérieux de Saleb avait un
côté virtuel qui n'échappa pas à Jean.
Les
deux hommes se dirigèrent l'un vers l'autre et Jean accepta les
excuses de son hôte qui, lui dit-il, se sentait fautif de ne pas
être venu l'accueillir. Mais son visage exprimait plus l'ironie que
la gêne.
Saleb
l'invita à s'asseoir dans un fauteuil près d'une plante dont la
grande feuille unique faisait de l'ombre. Il s'assit en face de lui.
En
s'installant, Jean porta son regard sur l'horizon et réalisa qu'il
était en bord de mer. Les montagnes virtuelles du jardin d'Adjamin
avaient fait place à l'horizon rectiligne d'un océan calme d'un
bleu profond.
Il
décida d'aborder la conversation de manière directe et demanda à
son hôte :
"Comment
se fait-il que nous nous rencontrions dans un monde virtuel ?
Aurai-je le plaisir de vous rencontrer physiquement plus tard ? "
Le
mot "physiquement" fit légèrement sursauter Saleb qui lui
répondit :
"Je
ne pense pas. Mais ne voyez là aucune mesure de discrimination de
notre part envers les Terriens. Nous-mêmes, les Hitroniques, ne nous
rencontrons jamais 'physiquement', comme vous dites. Toutes nos
relations passent par le réseau électronique."
Jean
était sidéré. Il s'exclama :
"Mais,
si vous ne vous rencontrez pas, cela veut dire que vous ne sortez
jamais de votre appartement ? Vous n'allez jamais au-dehors ? "
Avant
de lui répondre, Saleb pressa quelques touches sur le bracelet qu'il
portait aussi au poignet et un écran vidéo se matérialisa près
d'eux. Des images de travelling dans un désert lugubre défilèrent
sur l'écran tandis que Saleb les commentaient :
"Voilà
la surface de notre planète. Pas très joli, n'est-ce pas ? C'est
l'état dans lequel nos ancêtres nous l'ont léguée. Eux vivaient à
la surface mais l'incompréhension entre les différentes races a
donné ce résultat. Les guerres incessantes qu'ils se sont livrés
ont tout dévasté et il ne reste plus rien. Notre planète est
inhabitable. Voilà pourquoi nous vivons dans son sous-sol."
"C'est
bien triste, en effet.", lui répondit Jean sincèrement désolé,
" Mais cette vie souterraine ne devrait pas vous empêcher
d'avoir des relations les uns avec les autres. Je peux vous citer de
nombreuses civilisations troglodytes qui vivent en parfaite
harmonie..."
"Je
le sais bien.", le coupa Saleb sur un ton las," C'est ainsi
que nous vivions au début. Mais notre population s'est rapidement
accrue et les transports, qui sont difficiles sous terre, ont vite
laissé la place aux machines communicantes. Elles ont pris de plus
en plus d'importance et maintenant tout passe par elles."
"Tout
? Mais, excusez-moi si vous trouvez ma question brutale", dit
Jean intrigué, " Mais si vous ne vous rencontrez jamais,
comment faites-vous pour vous reproduire ?"
"En
effet, votre question est plutôt directe", répondit Saleb en
riant, cette fois, de bon coeur."Et bien, nos machines sont très
perfectionnées, vous allez vite vous en rendre compte. D'ailleurs,
je suis sûr que vous avez déjà oublié que nous ne sommes pas
actuellement dans la réalité, mais dans un monde virtuel. Est-ce
que je me trompe ?"
Saleb
avait raison, et Jean, prenant conscience de la situation fut soudain
pris d'une angoisse et d'un fort désir de réintégrer son corps et
le monde réel.
Il
en fit part à Saleb :
"Je
ne me sens pas très bien, sans doute à cause de la fatigue du
voyage. Pouvez-vous m'indiquer la marche à suivre pour réintégrer
la réalité ?"
"C'est
très simple.", lui répondit Saleb en lui prenant le bras."
Il vous suffit de presser le bouton rouge du bracelet que vous
portez.".
Jean
regarda avec étonnement son poignet car il n'avait pas encore
remarqué ce bracelet. Son étonnement alla en grandissant lorsqu'il
vit la couleur de la manche de sa chemise. Il baissa alors les yeux
vers ses vêtements et constata avec surprise qu'il portait un vaste
pyjama orange qu'il voyait pour la première fois. Cette découverte
l'amena à se demander quel pouvait être son aspect physique dans ce
monde virtuel et il posa la question à Saleb. Celui-ci ne lui
répondit pas mais fit surgir un miroir de nulle part et Jean put y
voir son image.
C'était
lui, indéniablement, mais beaucoup plus jeune et beaucoup plus beau,
un double très flatteur.
"C'est
l'ordinateur qui a arbitrairement décidé de cet aspect physique.",
lui expliqua Saleb, " Mais vous pouvez le changer à votre
guise. Je vous conseille de pratiquer les logiciels de votre console
lorsque vous serez de retour dans votre appartement. Vous en
apprendrez bien plus sur nous lorsque vous maîtriserez tous nos
outils."
"Vous
pouvez donc prendre l'apparence que vous voulez dans ce monde ?"
"Dans
une certaine limite, oui. En fait nous pouvons améliorer notre
image, mais il est impossible de trop nous écarter du modèle de
base qui est notre corps d'origine. C'est une éthique que chaque
Hitronique respecte. Nous n'aimons pas tromper notre prochain. J'ai
personnellement cette apparence depuis très longtemps. Les machines
me maintiennent en vie et en bonne santé depuis ma naissance, mais
il est certain que mon image virtuelle est certainement moins altérée
par l'âge que mon apparence réelle.", ajouta-t-il en
souriant." Mais vous aviez exprimé le désir de prendre congé."
Il se leva." Je ne vous retiendrai pas plus longtemps. N'hésitez
pas à m'appeler dès que vous désirerez bavarder. Je suis à votre
disposition."
Jean
approuva de la tête et appuya sur le bouton rouge de son bracelet.
Il se retrouva allongé sur le canapé de son appartement.
Il
n'avait pas menti à Saleb en disant qu'il était fatigué. Il se
traîna littéralement vers la chambre à coucher et s'écroula sur
la couchette, épuisé par son voyage et par cette suite
d'évènements.
Lorsqu'il
se réveilla, l'absence de points de repère lui indiquant combien de
temps il avait dormi le dérouta. Il regarda sa montre. Celle-ci
indiquait huit heures du matin, mais il ne se souvenait plus s'il
l'avait mise à l'heure locale. D'ailleurs, cela avait-il de
l'importance dans ce monde sans nuit et sans jour où chacun semblait
vivre dans la réalité de son choix ?
Il
avait faim et se dirigea vers la cuisine. A sa grande surprise, de la
nourriture se trouvait déjà sur la table, comme si la machine
responsable du lieu avait deviné ses pensées. Et ce n'était pas un
plat déroutant comme celui de la veille, c'était un petit déjeuner
comme il les aimait, café noir et croissants qu'il dévora sans plus
attendre.
Il
se dirigea ensuite vers la console car c'était apparemment la seule
occupation qu'il pouvait avoir en ce lieu clos.
En
s'installant sur le canapé, il constata qu'une des touches
clignotait. C'était une de celles qui représentaient un visage. Il
la pressa et le mur devint un écran vidéo à partir duquel un être
lui adressa la parole :
"Bonjour,
mon nom est Elaî Song. Je suis instructeur et, si vous le désirez
professeur Bertellin, je peux vous initier au maniement de la
console."
L'homme
était de type asiatique et paraissait assez jeune. La régularité
et la symétrie parfaite de ses traits firent se demander à Jean si
ce qu'il voyait était le visage réel de son interlocuteur ou une
représentation virtuelle. Mais il décida prudemment de ne pas poser
la question.
Il
accepta l'invitation et suivit les instructions d'Elaî en se
concentrant sur le clavier qui se trouvait en face de lui. Elaî lui
expliqua comment accéder aux informations dont il avait besoin pour
rédiger sa première étude sur Hitron, but de sa mission sur la
planète. Toutes les documentations étaient accessibles par des
menus clairs et simples qui allaient grandement lui faciliter le
travail.
Elaî
lui parla aussi des divers moyens de communication et Jean nota au
passage qu'il existait un grand forum public virtuel, une place où
tous les habitants de la planète pouvaient se "rencontrer".
Cette place donnait accès à divers lieux de rencontres, virtuels
eux aussi, dont notamment les jardins de chaque Hitronique.
Elaî
lui donna aussi les bases du maniement de certains logiciels de
création. Jean s'intéressa tout particulièrement à celui qui
allait lui permettre de créer son propre jardin. Ils en
construisirent ensemble l'ossature et les moyens d'accès et Elaî
lui montra comment accéder aux multiples palettes de création qui
allaient permettre à Jean d'ajouter les éléments qu'il souhaitait
voir apparaître dans son univers personnel.
Lorsque
l'instruction fut terminée, Jean consacra de longues heures à
rassembler des documents sur l'Histoire d'Hitron. Celle-ci
ressemblait beaucoup à celle de la Terre. C'était une suite de
prises de pouvoir, de guerres et de dominations, qui avaient
finalement abouti à l'anéantissement de toute végétation à la
surface de la planète, comme lui avait expliqué Saleb. Les Terriens
avaient eu plus de chance que les Hitroniques. C'était sans doute
les voyages interplanétaires et l'ouverture sur l'univers qui les
avaient sauvés d'une catastrophe identique.
En
effet, l'idée du voyage dans l'Espace semblait totalement absente de
l'esprit des Hitroniques. C'est sans doute cette mentalité de reclus
qui les avait fait évoluer vers l'étrange monde électronique
qu'était devenu leur société.
En
étudiant un plan qui représentait la grande ville souterraine qui
s'étendait sous toute la planète, Jean constata qu'il n'y avait
absolument aucune voie reliant physiquement les divers points de la
cité. Le plan était un réseau de câbles qui interconnectaient de
grandes centrales informatiques et des ensembles complexes de
cellules closes dans lesquelles vivaient les habitants. L'absence de
moyen d'accès aux appartements de ces êtres lui fit se demander
comment il était lui-même parvenu au sien, et il décida de poser
la question à Saleb.
"L'appartement
dans lequel vous vous trouvez a été conçu spécialement pour vous
professeur.", lui répondit Saleb après que Jean eut pressé la
touche qui lui permettait d'établir le contact et qu'il lui eut posé
la question." Entre le moment où les ambassadeurs terriens du
CCM nous ont contactés et celui de votre arrivée, les machines ont
eu le temps de construire le lieu où vous vous trouvez.",
continua-t-il." La cellule se trouve sous le spatioport où vous
avez atterri et un tunnel la relie à votre fusée. Vous êtes
d'ailleurs libre d'aller et venir entre celle-ci et l'appartement.
Pour ouvrir le sas il vous suffit d'appuyer sur le bouton
triangulaire qui se trouve en haut à droite de la console."
Dès
que le visage de Saleb disparut de l'écran, Jean enfonça la touche
d'ouverture du sas et fit en sens inverse le chemin vers sa fusée.
Arrivé à l'intérieur, il colla son nez au hublot pour regarder à
l'extérieur. Ce qu'il vit était très décevant : un brouillard
épais s'étendait sur le spatioport, et il distinguait à peine
quelques bâtiments au loin, cubes de bétons sans fenêtres à
l'aspect sinistre. Mais, malgré cela, il se sentait beaucoup mieux à
l'idée de pouvoir quitter cet endroit quand il le désirait. C'est
le c?ur léger, libéré d'une angoisse, qu'il retourna dans
l'appartement pour continuer son étude.
Vers
la fin de la journée, l'écriture de son rapport était bien
avancée. Tout allait bien plus vite que lors de ses missions
précédentes. Pas de problèmes diplomatiques ni de visites
ennuyeuses. Il n'avait qu'à interroger les machines pour y puiser
toutes les informations nécessaires à la rédaction de son texte.
Il
décida de passer la soirée à créer son jardin.
Jean
se construisit un lieu de repos et de vacances. La vie trépidante
qu'il avait menée jusqu'à présent ne lui avait pas laissé le
temps de se faire plaisir. Il créa donc une île de rêve inspirée
de souvenirs de brochures touristiques qu'il avait parfois
feuilletées. La végétation verdoyante, les arbres aux fruits
généreux, la plage de sable fin, le lagon clair protégé par sa
barrière de corail, tout y était.
Il
créa ce lieu de villégiature avec une grande facilité. Les
palettes tridimensionnelles du logiciel de création étaient d'une
richesse incroyable. Il y trouva tout ce qu'il désirait. Mieux, le
logiciel semblait apprendre à le connaître au fur et à mesure
qu'il l'utilisait, et devançait ses désirs.
Lorsqu'il
eut terminé, il plongea dans les eaux bleues avec délice et nagea
longuement avant de sortir des flots pour s'allonger sur la plage. Le
soleil chauffait sa peau et il se mit à penser à Adjamin. Il ferma
les yeux en sentant le désir monter en lui et se laissa un instant
aller à la volupté que lui procurait le souvenir de cette femme. Il
décida de l'appeler.
Mais
en baissant les yeux vers son bracelet dans l'intention de rentrer en
contact avec elle, il se dit qu'il allait d'abord commencer par
améliorer son aspect physique. Il lança le logiciel de
morphocréation, comme lui avait appris Elaî, son instructeur et se
construisit un corps bronzé aux muscles longs et souples.
Il
se sentait incroyablement bien dans ce nouveau corps et il se dit
qu'il ne lui faudrait pas trop en abuser car le retour à la réalité
risquerait d'être plus brutal. Mais il balaya cette
pensée."Aujourd'hui, je me fais plaisir.", se dit-il, et
il appela Adjamin.
Celle-ci
accepta son invitation avec empressement et apparut bientôt dans le
jardin de Jean en y entrant par un sas liquide identique à celui
qu'il avait emprunté pour se rendre chez Saleb.
Elle
était magnifique. C'était comme si elle avait deviné l'ambiance
créée par Jean. Elle portait une robe légère et fleurie et ses
longs cheveux relevés en chignon étaient tenus par un coquillage
nacré. Elle félicita Jean pour l'endroit merveilleux qu'il avait
créé, le prit dans ses bras et l'embrassa avec douceur pour le
remercier. Le contact de son corps plein de vie mit celui de Jean en
ébullition. Mais Adjamin ne s'arrêta pas là. Elle fit passer la
robe par-dessus sa tête, fit tomber sa chevelure et c'est
complètement nue qu'elle lui lança : "On va se baigner ? ",
en lui prenant la main pour l'entraîner vers le lagon. Jean se
dévêtit aussi et il nagèrent côte à côte puis s'enlacèrent
avec délice dans les eaux peu profondes.
Ils
commencèrent à faire l'amour dans l'eau puis continuèrent sur les
grandes nattes colorées que Jean avait disposées sur la plage.
Leurs corps s'entendaient à merveille. Chaque parcelle de leur peau
frissonnait de plaisir contre la peau de l'autre. Ils jouirent
chaleureusement en se regardant avec amour puis s'endormirent
enlacés.
Jean
se réveilla sur la couchette de l'appartement clos. Il était en
train de se demander s'il avait rêvé lorsque le tintement d'un
appel retentit en provenance de la console. C'était Adjamin. Elle
lui fit une magnifique déclaration d'amour et le remercia pour la
soirée qu'elle avait passée dans ses bras. Ils se donnèrent
rendez-vous pour le soir même.
Et
c'est ainsi que Jean passa le mois de sa mission sur Hitron. Il
consacrait ses journées à rédiger l'étude pour laquelle il avait
été mandaté et passait ses soirées avec Adjamin. A force de mieux
se connaître, ils finirent par atteindre des degrés de volupté que
Jean n'aurait jamais soupçonnés.
Certes
il reprenait parfois conscience de la réalité, conscience du fait
que cette relation était purement virtuelle et que toutes ces
sensations lui étaient retransmises au travers d'une machine, mais
peu lui importait. Il était amoureux fou d'Adjamin, virtuelle ou non
et il ne lui demanda même pas s'il était possible qu'ils se
rencontrent physiquement; il savait qu'elle refuserait. Tout ce rêve
était si parfait qu'il n'avait aucune envie de le briser.
Mais
le terme de sa mission arriva.
Il
était désespéré à l'idée de quitter cette femme et c'est un
visage triste et défait qu'il offrit à sa compagne lors de leur
dernière soirée.
Mais
ce n'était pas le cas d'Adjamin, elle ne semblait pas triste et
avait l'air encore plus espiègle que d'habitude. Elle répondit à
l'étonnement peiné de Jean en pressant son sexe contre le sien et
en lui murmurant à l'oreille :
"Ne
sois pas triste mon amour. Viens. Nous allons voir Saleb. Il a une
surprise pour toi." Et elle l'entraîna par la main jusqu'au
jardin Zen où Saleb accueillit le couple avec un grand sourire.
"Bienvenue
mon cher Jean. Il semblerait que votre mission sur Hitron se termine,
mais ne soyez pas triste car j'ai là quelque chose qui, je pense, va
vous intéresser." Il désignait un objet ovoïde et brillant,
de la taille d'un ballon, posé sur la table basse qui se trouvait
devant lui.
"Et
quel est cet objet mystérieux ? ", lui répondit Jean intrigué
et irrité par les manières de son interlocuteur dont il ne
supportait toujours pas l'ironie.
"Cet
objet mystérieux, comme vous dites, a été fabriqué par les
machines spécialement pour vous." Saleb le prit par les épaules
en disant cela, comme pour apaiser la tension qu'il sentait entre
eux." C'est un RIR.", continua-t-il, " Un Relais
Intergalactique Rapide. Il va vous permettre de vous connecter à
distance sur notre réseau. Vous serez en contact avec nous depuis la
Terre, exactement comme vous l'avez été depuis votre cellule, vous
voyez ce que cela veut dire ?"
Jean
voyait très bien et il était fou de joie. Il comprenait maintenant
l'air espiègle d'Adjamin. Elle connaissait l'existence de l'appareil
et savait qu'ils allaient pouvoir continuer à se rencontrer
virtuellement après le départ de Jean. Il la serra dans ses bras
avec passion puis reprit ses esprits car Saleb continuait :
"De
plus, les machines m'ont demandé de vous donner les schémas des
consoles et des interconnections." Il lui montrait une liasse de
documents." Nous serions très heureux si vous les faisiez
commercialiser sur Terre afin que tous les Terriens puissent entrer
en contact avec nous. Je crois qu'il est temps qu'Hitron s'ouvre sur
l'univers. Nous vivons entre nous depuis trop longtemps et tous les
Hitroniques sont enchantés à l'idée de rencontrer ceux de votre
peuple."
Lorsque
Jean eut un geste vers la table pour prendre le RIR et les documents,
Saleb arrêta son bras et lui en souriant :
"Ce
n'est pas la peine de prendre ces objets. Ce ne sont que des
représentations virtuelles. Les originaux sont déjà dans vos
bagages. Ils ont été embarqués dans votre fusée." Et il
ajouta en lui serrant la main : " A bientôt Jean. Faites un bon
voyage de retour, et à très bientôt."
Jean
et Adjamin retournèrent près du lagon. Il lui promit de prendre
contact avec elle dès son retour sur Terre. Le voyage devait durer
plusieurs semaines et ils s'embrassèrent avec émotion à l'idée de
cette séparation.
Jean
appuya sur le bouton rouge de son bracelet et se retrouva une
dernière fois sur le canapé. Il rassembla le peu d'affaires qui
restaient dans l'appartement, jeta un coup d’?il circulaire et
regagna sa fusée qui décolla peu de temps après.
"Nous
interrompons nos émissions pour diffuser les images d'un évènement
terrible qui vient d'avoir lieu sur les Champs-Elysées. Plusieurs
dizaines de milliers de manifestants appartenant au PLS, le Parti
pour la Libéralisation du Suicide, défilaient dans le calme
lorsqu'un mot d'ordre fut lancé; les manifestants ont sorti des
récipients d'essence qui étaient cachés sous leurs vêtements
selon toute vraisemblance. Ils se sont ensuite aspergés de ce
carburant et y ont mis le feu. Comme vous le constatez sur ces images
insoutenables, les pompiers ont beaucoup de mal à contenir les
flammes. Elles ont déjà gagné les immeubles alentour, faisant
d'autres innocentes victimes. On ne connait pas encore le nombre de
morts...."
Jean
appuya sur le bouton de sa télécommande pour couper l'émission.
Depuis son retour sur Terre, il avait du mal à se réadapter. La
réalité du monde dans lequel il vivait était bien loin des délices
virtuels d'Adjamin.
La
surpopulation rendait la vie presque insuportable sur Terre. La
possibilité d'émigrer dans d'autres systèmes solaires était
réservée aux couches élevées de la population tandis que les
autres, plus modestes, essayaient de survivre sur une planète usée
par l'humanisation.
A
son arrivée, Jean s'était empressé de contacter le plus grand
fabricant informatique du moment, la société LogiSpace. Son statut
d'ambassadeur galactique lui avait permit d'obtenir un rendez-vous
pour le jour suivant.
Le
président de LogiSpace vit tout de suite le profit qu'il pouvait
tirer de la proposition des Hitroniques. Il fit analyser les schémas
de Sahel le jour même par ses meilleurs ingénieurs. La
documentation était très claire. Le fonctionnement du RIR, même
s'il relevait d'une technologie que ne maîtrisaient pas du tout les
Terriens, était expliqué dans ses moindres détails. La fabrication
des consoles commença le lendemain.
Une
semaine avait passé. Jean téléphonait plusieurs fois par jour à
LogiSpace pour connaître l'avancée des travaux. Entre deux
missions, il ne travaillait pas et cette inactivité, mêlée à
l'attente, lui pesait bien plus lourdement que lors de ses autres
retours. Il n'avait goût à rien. Toutes ses pensées étaient
monopolisées par un seul désir : retouver Adjamin au plus vite.
Lorsque
le chef de fabrication de LogiSpace lui téléphona pour lui dire que
la première console était prête et qu'ils l'attendaient pour la
tester, il se précipita aussitôt vers la firme.
La
console fonctionnait à la perfection. La connection était aussi
rapide et aussi fluide que lorsqu'il était sur Hitron, alors que la
planète était distante de centaines d'années lumière. Les
techniciens de LogiSpace étaient émerveillés : la technologie du
RIR dépassait de loin leur entendement.
Jean
prit contact avec Sahel et fit même une incursion virtuelle dans le
jardin de celui-ci en compagnie des cadres de la société. Ceux-ci
devaient s'occuper de commercialiser l'accès à cet incroyable
réseau et ils avaient de nombreuses questions à poser à
l'Hitronique.
Mais
Jean était pressé d'écourter cette visite. Dès que les
présentations furent faites, il laissa les protagonistes discuter et
se retira rapidement. Il rentra chez lui pour enfin raccorder sa
console personnelle.
Il
ne contacta pas Adjamin tout de suite.
Il
installa le matériel dans son salon, entreprit de recréer le
jardin, le lagon, et son aspect physique préféré, puis il
l'appella.
Elle
lui répondit aussitôt, comme si elle avait passé toutes ces
semaines à l'attendre. Et tout recommença.
Jean
passait ses journées à travailler et se précipitait tous les soirs
sur sa machine pour vivre (était-ce le mot juste ?) son idylle de
rêve.
Mais
il n'était pas le seul à vivre ainsi.
La
commercialisation des consoles eut vite un succès phénoménal et
des millions de Terriens se retrouvèrent bientôt connectés à la
planète Hitron. Les dirigeants de LogiSpace gagnèrent une fortune
colossale en quelques mois.
Les
politiques prirent vite conscience de l'importance vitale que pouvait
avoir cet appareil sur la vie des Terriens. La criminalité faisait
une chute vertigineuse, ainsi que les vagues de suicide. Ils
décidèrent donc de consacrer une partie du budget des nations à
financer la fabrication des consoles pour que son prix soit
abordable, même aux plus démunis.
Surtout
aux plus démunis : ces gens ne décrochaient pas de leurs casques.
Ils pouvaient enfin vivre leurs plus beaux rêves.
Mais,
heureusement, les machines d'Hitron savaient prendre soin de leurs
utilisateurs. Dès qu'elles détectaient une faiblesse, due par
exemple à un manque de nourriture, ou bien une perte de réalité
due à un excès de jardin virtuel, elles conseillaient à
l'utilisateur de se déconnecter, et s'il ne le faisait pas, elles le
déconnectaient automatiquement et lui empêchait l'accès pendant
plusieurs jours.
Mais
le merveilleux des mondes virtuels fit que tout le monde acceptait
cette loi. Tout se passait comme si les Hitroniques avaient enfin
apporté la paix sur la planète Terre.
Les
consoles n'étaient pas seulement ludiques. Elles se révélèrent
être de fantastiques outils d'éducation grâce aux données
inépuisables et à la patience des machines. Elles apportaient le
réconfort à des malades paralysés à vie et qui pouvaient enfin
courir à travers les plaines de leur imagination ou même planer
dans les airs de leur jardin virtuel. Les handicaps n'existaient pas
dans les mondes imaginaires, et, bien que ne pouvant pas trop
s'éloigner de leur aspect d'origine, chacun avait la possibilité de
se construire un corps virtuel où tout fonctionnait à la perfection
et personne ne s'en privait.
Mais
cette période idyllique n'eut qu'un temps, et les choses se gâtèrent
lorsque les premières consoles pirates apparurent sur le marché.
Dans
la première version, les pirates avaient inhibé le pouvoir
qu'avaient les machines de déconnecter l'utilisateur qui restait
trop longtemps raccordé. Ce fut une hécatombe. Les gens ne
revenaient plus à la réalité et l'on trouvait régulièrement des
familles entières mortes d'inanition, les casques sur leurs têtes.
Les autorités essayaient d'endiguer ce fléau par tous les moyens,
mais les consoles pirates étaient fabriquées par les esclavagistes
des planètes lointaines et arrivaient régulièrement par cargo
spatial. Le trafic était trop dense et les prises des cyberdouaniers
trop rares.
La
seconde version de consoles pirates fut pire encore.
Elles
ne respectaient plus l'éthique en cours sur Hitron.
Leur
logiciel de morphocréation permettait à l'utilisateur de se créer
un corps complètement différent de son corps d'origine.
Cela
déstabilisa complètement le système.
Le
fonctionnement des machines était basé sur l'équilibre de millers
de fragiles noyaux psychonumériques. L'harmonie qui régnait dans
les jardins n'était pas uniquement virtuelle. Les êtres qui s'y
rencontraient étaient sincères et leur relation était proche de
celle qu'ils auraient pu avoir dans la réalité.
Mais
les Terriens, au travers de ces consoles pirates, introduisirent des
notions de mensonge et de tricherie qui ne pouvaient pas être gérées
par les machines. Les circuits de celles-ci ne supportèrent pas
cette intrusion et s'autodétruisirent en série.
Une
à une les cellules des Hitroniques ne répondirent plus.
La
communication avec Adjamin fut une des dernières à se rompre et
Jean en resta anéanti pendant plusieurs jours, assis devant la
console muette, le casque dans la main, le regard perdu dans le vide,
rongé par le manque.
Mais
lorsque le président de LogiSpace, au bord de la faillite, vint lui
demander de mettre sur pied une expédition vers Hitron pour savoir
ce qui s'y passait, il rassembla toute son énergie et se retrouva
dans l'espace quelques jours plus tard en compagnie d'une équipe de
techniciens de la société.
Jean
pénétra avec son équipe dans le bâtiment des machines. Il s'était
muni du plan de la cité et tentait de guider les techniciens au
travers du dédale électronique de la planète :
"C'est
par-là.", dit-il en désignant un groupe de cellules qui
devaient certainement abriter des Hitroniques.
Arrivés
près de l'amas de cubes de béton sans fenêtres, les techniciens
commencèrent à perforer précautionneusement la paroi avec leur
laser.
Ils
pénétrèrent dans la première cellule.
L'Hitronique
qui s'y trouvait était mort.
Mais
ce n'était pas un cadavre en décomposition que Jean et l'équipe
terrienne découvrirent dans la pièce. Non. C'était un squelette si
ancien que le courant d'air de l'ouverture le volatilisa.
Ils
ouvrirent d'autres cellules. Elles contenaient toutes le même
spectacle : des squelettes qui se réduisaient en poussière.
Ils
allèrent en différents points de la planète. C'était partout la
même désolation : les machines étaient éteintes et les
Hitroniques étaient tous morts.
Les
scientifiques de l'expédition entreprirent de dater la disparition
de cette race : les squelettes avaient plus de trente mille ans. Tous
ces êtres avaient péri l'un après l'autre, enfermés dans leur
cellule mais leurs machines avaient continué leur existence
virtuelle.
L'équipe
décida alors d'allumer une console pour interroger les machines sur
ce qui s'était passé, et ils eurent rapidement la réponse.
Les
Hitroniques avaient eux-mêmes décidé de créer ce paradis
artificiel et ils avaient programmés leurs consoles pour qu'elles
continuent à les faire vivre virtuellement même après leur décès.
La peur de ce qui les attendait après la mort les avaient poussés à
cette prouesse technique incroyable : faire vivre éternellement une
copie d'eux-mêmes. L'éthique était respectée, les copies étaient
fidèles aux originaux mais la planète entière devint un immense
tombeau électronique.
L'équipe
essaya en vain de remettre en route le système. L'énergie était
présente, mais les machines ne s'interconnectaient pas. Les moyens
de transmission, ceux-là mêmes dont la technologie échapait
totalement aux ingénieurs, étaient irrémédiablement détruits.
Tous les Hitroniques étaient morts une seconde fois.
Hitron
fut abandonné et son histoire en fit un lieu que tous les voyageurs
évitèrent, comme un tabou honteux.
Le
professeur Bertellin fut le dernier à remonter dans la fusée.
Adjamin
était morte depuis trente siècles.
Il
regarda une dernière fois le paysage désolé et envoya mentalement
un baiser vers son amour, à travers le temps.