Il était encore tout
endormi lorsqu'il décida de se lever. Il voulut poser le pied sur le
sol et la sensation qu'il eut le réveilla tout à fait : son pied
s'était enfoncé dans l'eau !
Il se pencha sur le bord
du matelas, pensant être victime d'une hallucination, mais c'était
bien réel...sa chambre était inondée.
-" J'ai du oublié
de fermer les robinets de la baignoire.", pensa-t-il.
Il releva la tête et ce
qu'il vit le laissa pétrifié sur place pendant de longues minutes.
Il resta assis sur les couvertures, la bouche ouverte, incapable de
faire un mouvement, incapable de raisonner, à contempler avec
incrédulité ce qui l'entourait.
Il n'était plus dans sa
chambre. Son lit flottait sur une immense étendue d'eau. Le soleil
se levait et colorait de sa lumière rouge le haut de petites vagues.
L'absence de nuages dans le ciel et le calme de la mer présageaient
une journée ensoleillée. La température matinale était douce et
aucune brise n'agitait son pyjama.
-" Je rêve encore !
", pensa-t-il en se frottant les yeux. Mais la vision
persistait. Il se pinça, se donna des claques, s'enfouit sous les
draps, en ressortit brusquement, plongea la tête dans l'eau...peine
perdue ! Tout cela était bien réel.
-" C'est impossible
! ", hurla-t-il, et le son de sa voix lui parut minuscule, aucun
écho ne lui répondait.
-" Je vais me
rendormir ", se dit-il. Il posa sa tête sur l'oreiller. "
Comme ça, je pourrai me réveiller vraiment et oublier ce cauchemar.
". Il ferma les yeux, bien décidé à trouver le sommeil.
Au début, le clapotis
des vagues l'en empêcha et il se tourna dans tous les sens pour ne
plus l'entendre. Puis, petit à petit, aidé par le bercement du
roulis, il se rendormit tout à fait.
Ce fut un hurlement
strident qui le réveilla en sursaut.
Un nuage de mouettes
tournait autour de son embarcation en poussant des cris aigus.
-" Cette fois, soit
je suis fou, soit je suis passé dans une autre dimension.", se
dit-il. "Bon ! Au moins, je suis vivant !"
Mais le doute l'envahit à
cette pensée. Peut-être était-il mort durant la nuit ? Non !
C'était impossible ! Il était en parfaite santé et s'était couché
de bonne heure la veille, après un repas tout à fait normal...
Il inspecta machinalement
l'horizon, tout en réfléchissant, et aperçut quelque chose.
C'était un rivage !
Cette vue le remplit de joie. Il rassembla ses forces et se mit à
pagayer avec les mains pour se rapprocher de cette côte inconnue.
Les courants étaient
favorables et, peu de temps après, son lit s'échoua sur une plage.
C'était une petite
crique de sable fin bordée de rochers rouges. Une forêt de pins,
au-delà des rochers, l'empêchait de voir plus loin mais il
distingua une petite construction de bois à l'orée des arbres. Un
chemin sinueux semblait y mener et il l'emprunta.
Arrivé à mi-hauteur, il
réalisa quelle était la nature de cette construction et, après un
temps d'arrêt, se mit à courir.
Il y parvint tout
essoufflé et constata que c'était bien réel : l'armoire de sa
chambre était là, devant lui, adossée à un arbre. Il en ouvrit la
porte : tous ses vêtements étaient soigneusement rangés à
l'intérieur.
Après un coup d’œil
circulaire, craignant que quelqu'un le surprenne tout nu dans la
nature, il retira son pyjama et s'habilla. Il choisit une tenue
légère, correspondant au climat, enfila de bonnes chaussures de
marche, et s'enfonça dans la forêt.
Celle-ci n'était pas
très dense. Elle était composée essentiellement de pins et il en
conclut qu'il devait se trouver quelque part dans le Sud. Comment
était-il arrivé là ? Il s'était couché la veille dans son petit
pavillon de la banlieue parisienne. C'était un profond mystère.
-" Le meilleur moyen
pour comprendre, c'est de marcher jusqu'à ce que je rencontre
quelqu'un ", se dit-il. " Il doit bien y avoir une
explication à tout ça. "
Au bout de quelques
minutes de marche, il réalisa qu'il avait faim. Il avait l'habitude
de prendre des petits déjeuners copieux et cet exercice matinal
creusait son appétit.
Il déboucha dans une
clairière.
La table de sa cuisine
s'y trouvait, en plein centre, la nappe à carreaux joliment éclairée
par le soleil du matin filtrant au travers des arbres. Le
réfrigérateur et la cuisinière étaient solidement calés entre
deux rochers, et le placard à vaisselle coincé entre les branches
d'un pin. Il en ouvrit la porte et se saisit de la cafetière. Il se
dirigea vers une source d'eau claire qui coulait dans un coin de la
clairière et la remplit d'eau.
Il doubla sa dose
habituelle de café, se disant qu'il en avait besoin, et ouvrit la
bouteille de butane, sous la cuisinière, car il la fermait tous les
soirs, par sécurité.
Il posa la cafetière sur
le feu et entreprit de se confectionner d'énormes tartines de beurre
et de confiture.
Il déjeuna
tranquillement, en prenant son temps et en regardant autour de lui.
Les écureuils et les oiseaux, tout d'abord effrayés par sa venue,
furent vite rassurés par son calme et retournèrent à leurs
occupations.
Il se surprit à soupirer
de bonheur.
-" Ce n'est pas si
mal, finalement. ", se dit-il en fouillant dans le tiroir de la
table. Il en sortit un paquet de cigarettes, en alluma une et
renversa la tête pour regarder les nuages de fumée s'envoler vers
la cime des arbres.
-" Bon, ce n'est pas
tout ! ", se dit-il au bout d'un moment, " Il faudrait
songer à continuer l'exploration. " Il rangea la vaisselle dans
le placard après l'avoir soigneusement lavée à la source et
continua sa route.
La forêt n'était pas
très grande et il se retrouva bientôt sur une petite route qui
serpentait dans un paysage de prairies totalement désertes.
Après avoir parcouru une
centaine de mètres, il découvrit sa voiture garée dans un virage,
sur le bord du talus. Il s'y installa machinalement et démarra.
Pendant quelques
kilomètres, le paysage ne changea pas, puis de grands rochers gris
apparurent ça et là dans la plaine. Ils devinrent de plus en plus
nombreux au fur et à mesure qu'il roulait, et il se retrouva bientôt
sur une route plus large bordée de rochers rectangulaires.
Il trouva cet endroit
tout à fait effrayant et eut soudain très envie de faire demi-tour.
Mais son attention fut attirée par un rocher à l'aspect familier,
et il gara sa voiture.
Une inscription était
gravée dans la pierre, juste au-dessus de l'entrée d'une caverne :
"Secrétariat du Ministère Privé" . Il prit son courage à
deux mains, poussa un soupir, pénétra dans l'obscurité de la
grotte, et se retrouva dans son bureau.
Il passa la matinée à
faire ce qu'il faisait d'habitude , c'est à dire pas grand chose. Il
classa quelques papiers, arrosa ses plantes et fuma quelques
cigarettes. A midi précise, il se levait pour aller déjeuner
lorsque le téléphone sonna : "Allô ? C'est Clara ! On déjeune
ensemble ? ".
-" Excusez-moi, mais
je ne connais pas de Clara ", répondit-il, " Quel poste
demandez vous ? "
-" Le poste 322,
mais j'ai dû me tromper, excusez- moi. ", lui dit la jeune
femme avant de raccrocher.
Il reposa le combiné et
sortit de son bureau par la porte de derrière, celle qui donnait
dans la cour de son petit restaurant habituel.
Mais ce n'était plus la
cour pavée et sordide qu'il connaissait. Il se retrouvait dans un
magnifique jardin au milieu duquel courait une petite rivière.
Il réalisa alors que la
routine de son travail lui avait complètement fait oublier
l'extraordinaire réveil qu'il avait eu, et il décida de retourner
dans son bureau. Il avait l'intention de téléphoner à quelqu'un
pour lui demander des explications sur tous ces phénomènes
bizarres.
Mais lorsqu'il se
retourna, la porte de son bureau avait disparu. En lieu et place se
trouvait une terrasse de bambou sur laquelle était disposés des
mets exotiques qui lui mirent l'eau à la bouche.
-" Ça alors ! ",
s'écria-t-il, " Je ne sais pas qui m'offre ce cadeau, mais ce
serait stupide de ne pas en profiter ! ". Il s'installa et
mangea avec délice les plats savoureux qui s'offraient à lui. Les
mélanges d'épices lui montèrent à la tête et ce fut dans un état
d'euphorie qu'il termina son repas.
Il descendit les marches
de la terrasse et se retrouva dans son bureau. Cette fois, il se cala
dans son fauteuil et se saisit fermement du combiné du téléphone,
bien décidé à demander des explications à quelqu'un.
Mais qui appeler ? A qui
pouvait-il raconter tout ce qui venait de lui arriver ? Il n'avait
pas d'amis, pas de famille, juste quelques vagues relations de
travail avec lesquelles il n'échangeait que de monocordes bonjours
lorsqu'ils se croisaient, par hasard dans les couloirs. Il reposa le
combiné.
D'ailleurs, un énorme
dossier, marqué du tampon "urgent" était arrivé pendant
le déjeuner. Il l'ouvrit et se plongea dans cette fastidieuse
lecture. Lorsqu'il releva la tête, au bout de quelques heures, la
pendule en indiquait six. Il rangea ses affaires et se dirigea vers
la porte.
Il sortit de la caverne,
monta dans sa voiture et se dirigea vers la plaine. Arrivé dans le
merveilleux paysage de prairies, il gara son véhicule là où il
l'avait trouvé et se dirigea vers la forêt de pins.
Il n'eut aucun mal à
retrouver la clairière et prépara son repas du soir en buvant un
anis à l'eau. Il fit un repas frugal, comme chaque soir, qu'il
termina par une tisane.
C'est en reposant la
tasse sur la table qu'il aperçut une vague lueur entre les arbres.
Il retira la serviette de son cou, mit la vaisselle dans la source et
se dirigea de ce coté.
Une autre clairière
jouxtait la cuisine. Elle était plus petite et contenait un gros
rocher recouvert de mousse. Encastrée dans un arbre, une chaîne
stéréo luisait de tous ses voyants. Il se réprimanda
intérieurement, réalisant qu'il avait oublié de l'éteindre la
veille, puis fouilla dans ses disques et en introduisit un dans la
platine laser.
Il s'installa
confortablement sur la mousse du rocher.
Les arbres, au fond de la
clairière, s'enfoncèrent dans le sol et une immense scène
s'avança, mue silencieusement par une machinerie invisible. Herbert
Von Karayan le salua d'un signe de tête et il lui répondit d'un
geste de la main. Le chef se retourna alors vers le grand orchestre
symphonique et les accords de la cinquième de Beethoven retentirent.
Ils la jouèrent
merveilleusement.
Ses mains étaient encore
endolories par les applaudissements lorsqu'il se leva pour éteindre
la chaîne.
Il se dirigea en baillant
vers la plage, enfila son pyjama, grimpa sur son lit et le mit à
flot d'un vigoureux coup de pied dans le sable.
Tout
en s'éloignant du rivage, il s'enfouit la tête dans l'oreiller et
s'endormit.