Ce vendredi soir là, l'envie de boire s'est installée dans mon cerveau, irrépressible, comme un programme qui s'enclenche et qu'on ne peut pas arrêter.
En éteignant mon ordinateur j'ai dit à Kim, qui partage mon bureau :
- "Ça ne va pas. Je crois que je suis parti pour me défoncer ce week-end".
Et il m'a répondu :
-"Déconne pas. Tu tiens le coup. Ça fait combien de jours que tu n'as pas bu ?".
-"Trente huit jours. Oui je sais c'est débile, mais c'est là !". Je me suis tapé sur le front en lui disant cette phrase qui résumait bien la situation. Un mécanisme avait démarré dans ma tête et il allait me conduire au "rayon du fond".
Kim lisait dans mes pensées, je lui avais déjà décrit le phénomène :
-"Pas le rayon du fond, OK ?". Et il est parti. Il savait qu'il ne pouvait rien faire de plus. C'était un combat entre moi et moi.
Je suis allé au rayon du fond du supermarché avec le sentiment de perdre, acheter mes deux litres de whisky, les moins chers, la tête baissée comme pour mieux foncer. Il était 18h.
A 19h j'étais déjà ivre, tout seul dans mon studio, et j'écrivais des messages débiles et désespérés dans le vide de la toile.
Quand je me suis réveillé par terre à 4h du matin, le second scénario habituel s'est enclenché, celui de la honte et de la mort.
Marcher de long en large dans la pièce en répétant : "Merde, merde, pourquoi j'ai fait ça ? Je suis con. Pourquoi j'ai fait ça ? Je vais plus pouvoir m'arrêter. C'est quoi cette vie de merde ? Pourquoi je vis ça ? Faut en finir, faut en finir".
Et le rituel du suicide qui n'aboutit jamais, comme un théâtre minable que je me joue, toujours les mêmes gestes, poser les somnifères, le sac plastique et le rouleau de scotch sur la table basse, s'asseoir devant, essayer le sac, et puis l'image de mes proches qui trouvent mon corps asphyxié, cette image qui me fait tout repousser d'un revers de main.
D'habitude le scénario se termine parce que je me ressers à boire et que je m'écroule à nouveau, mais, cette fois là, ça s'est passé différemment.
Je me suis levé et j'ai regardé autour de moi. Les murs du studio m'ont étouffé. J'ai mis mon manteau, j'ai pris mes clés de voiture, je suis descendu au parking et j'ai roulé vers Paris.
Vers Saint Michel, j'ai pris une pute en stop, elle était complètement défoncée, elle n'arrêtait pas de parler, de râler après l'enculé qui lui avait piqué ses clopes et après le connard du cybercafé qui ne voulait pas qu'elle y dorme. Je l'ai amené jusqu'à Pigalle et je lui ai donné un peu de sous pour qu'elle s'achète des cigarettes et puis je suis reparti vers le sud de Paris.
Je n'avais pas envie de rentrer chez moi mais je ne savais pas où aller. Ça et là, des groupes de jeunes débordaient sur les trottoirs, complètement défoncés.
Je me suis senti très vieux et très fatigué.
Vers les quais de Seine, j'ai vu un mec debout à coté d'une jeune fille allongée par terre. Je me suis arrêté.
-"Ça ne va pas ? Je peux vous aider ?"
-"Quoi ? Ah ! Elle ? Non, je la connais pas, elle est raide. Vous allez vers Alesia ?".
Il s'appelait Romain, il était sympa, il bossait dans une boutique de piercing. Quand il m'a demandé ce que je faisais, je lui ai dit que j'étais informaticien mais que j'en avais ras le bol de passer mes journées à écrire du code sur un ordi, que j'avais envie de tout plaquer.
-"Ouais, tu as raison ! Plaque tout ! Allez ! Bonne vie !". Je l'ai largué devant le Mac Do d'Alésia.
Je suis renté chez moi.
Il était 6h30.
J'ai envoyé un email à toute ma famille, à tous mes collègues, et à mon patron, en leur disant que j'en avais marre de cette vie et que, plutôt que me suicider, j'avais décidé de tout plaquer et de partir droit devant moi.
J'ai mis des affaires en vrac dans la voiture et je suis parti vers le Sud.
Au début j'avais la tête bien embrouillée. Il pleuvait, il faisait nuit.
Quand le jour s'est levé et que la pluie s'est arrêté, j'avais décidé de partir au Maroc.
J'étais à 250 km de Paris.
Et c'est alors que je me suis aperçu que j'avais oublié mon passeport.
J'ai fait demi-tour et je suis rentré vers Paris en me maudissant.
Arrivé à Clamart, la voiture a commencé à faire un drôle de bruit. J'ai ouvert le capot, c'était un bruit métallique épouvantable, et de la limaille de fer sortait du coté de l'alternateur.
J'ai réussi à rouler jusqu'au garage près de chez moi, c'était la fin de l'après-midi du samedi, et le garagiste me dit qu'il ne pourrait pas la réparer avant le mardi.
Je suis rentré dans mon studio.
Je me sentais incapable de revenir en arrière.
Mes sentiments étaient partagés entre la honte, l'angoisse de l'insécurité, et un putain de désir de liberté.
Pendant les 3 jours qui ont suivi, j'ai écrit et appelé la poignée de gens qui m'aiment, et ils m'ont vraiment fait du bien.
Mais je n'arrivais pas à prendre une décision précise. Je me disais que j'allais repartir vers le Maroc dès que ma voiture serait réparée, mais au fond de moi je n'étais pas convaincu de la clarté du projet.
Mardi, à 17h, je suis allé chercher la voiture au garage, et je suis rentré à mon studio pour prendre des affaires et repartir.
L'ordi était allumé sur la messagerie Gmail et il y avait ce message de mes amis Porto-Ricains sur l'écran :
Hello,
Yes please come immediately! We have been talking about your possible move to Puerto Rico and it sounds like it might be the change that you are looking for. As far as staying with us, you can stay here and also if you like, in our boat in Culebra which is now very comfortable. There are many possibilities for work specially if you are flexible. Let us know when you are arriving and we will pick you up from the airport.
Lots of love.
Alors demain je vide ce studio maudit, je rends les clés et je décolle lundi matin.
Je vous souhaite à tous d'avoir des anges comme les miens.