jeudi 3 juillet 2008

Dans La Jungle De Haute-Provence

-" Vous désirez boire quelque chose ? ".
Cette phrase sortit Slade de sa rêverie. Il se détourna du hublot au travers duquel il regardait, sans les voir, les bâtiments de l'aéroport et porta son regard sur le chariot de l'hôtesse qui venait de lui poser cette question. L'assortiment de boissons était tout à fait classique et il fit rapidement son choix.
-" Donnez-moi un Cuba en boite, s'il vous plaît."
L'hôtesse de l'air, sans se départir de son magnifique sourire commercial, lui demanda de préciser :
-" Léger ou normal ? "
-" Normal, normal...", répondit Slade avec un geste d'exaspération, et il se colla de nouveau le nez contre le hublot tandis que la jeune femme déposait sur son plateau une canette de Cuba-Coba. Il avait les nerfs à vif, car c'était sa première mission, et l'extrait de marijuana contenu dans le soda ne pouvait que lui faire du bien.
Il se repassait en tête l'entrevue qu'il avait eue deux jours plus tôt dans le bureau de son patron. Embauché dans l'entreprise un mois auparavant, il se doutait bien que c'était pour une mission qu'on l'avait convoqué et son coeur battait à tout rompre tandis qu'il se dirigeait vers la porte imposante du P.D.G. de Nestac. Des années d'efforts et d'études, suivies de nombreuses démarches pour trouver un job, allaient enfin aboutir. Ce n'était pas le coté commercial qui l'avait attiré vers le métier de prospecteur, mais une furieuse envie de voyager, qui le tenaillait depuis son enfance. Certes, la banlieue verdoyante, dans laquelle il avait toujours vécu, n'avait rien de désagréable, mais il avait depuis toujours envie de partir loin, de voir des gens différents, de sentir la planète sous ses pieds. Et puis, les publicités de Nestac à la télévision y étaient pour beaucoup. On y voyait toujours un prospecteur affairé, et entouré de belles indigènes; il marchait de sac en sac dans un décor de jungle, afin de choisir les meilleures plantes pour les diverses infusions commercialisées par la firme.
-" Vous allez partir en Europe, petit veinard !...", lui avait assené son patron alors qu'il franchissait la porte de son bureau. "... et dans une belle région de surcroît : il se trouve que certains paysans ont entrepris la culture des plantes aromatiques en Provence. Vous allez voir sur place si la qualité correspond à nos critères de sélection. Voilà le dossier...". Il poussa vers Slade une chemise de carton à l'estampille de la firme. "...vérifiez qu'il contient bien tout ce qu'il vous faut. Vous partez après-demain."
Slade s'était alors approché de la fenêtre, tout en consultant rapidement les feuillets. Le soleil se couchait sur Cuzco et les cellules des toits solaires miroitaient dans les couleurs pourpres et orangées. La circulation était fluide sur le grand canal et les barques électriques allumèrent leurs phares à l'approche de la nuit, pour créer un ruban de joyaux scintillants. La silhouette d'un grand planeur se découpait sur le ciel, au-dessus de l'aéroport. Il passait derrière l'immense statue de Pacha Capac, dernier descendant de Manco Capac et souverain vénéré. Le planeur venait de décoller et il largua son élastique de lancement qui retomba en ondulant comme un serpent vers la piste. "Dans deux jours, je serai dans ce planeur", pensa Slade, et il se retourna, l'estomac noué et la gorge sèche pour s'entendre répondre, d'une voix mal assurée :
-" C'est parfait. Tout y est. Je vous remercie, Monsieur."
Sentant son anxiété, le P.D.G. se leva de son bureau et se dirigea vers lui pour le prendre amicalement par les épaules et lui murmurer :
-" Ne vous inquiétez pas. Tout ira bien. Je suis sûr que vous avez l'envergure pour réussir, même dans une région aussi sauvage que la Provence. N'est-ce pas le sujet que vous avez choisi pour votre thèse à l'université ?"
-" C'est exact, Monsieur", répondit Slade en prenant une longue inspiration par le nez, puis en soufflant lentement pour dissiper le noeud énergétique qui s'était formé au niveau de son plexus.
-" Alors, je suis certain d'avoir fait le bon choix. J'ai confiance en vous. Vous allez nous ramener des échantillons magnifiques, je le sais", continua son patron en le poussant gentiment vers la porte, où il prit congé.


Les deux jours de préparation du voyage s'étaient passés comme dans un rêve. Son esprit était déjà ailleurs. Il avait tout accompli dans la plus totale distraction et, alors que le planeur roulait sur la piste, il se demandait encore s'il n'avait rien oublié. Cette distraction avait même failli lui coûter cher, car la veille, en arrêtant sa voiture pour faire le plein à la station d'électricité, il avait oublié de serrer le frein à main. La voiture s'était mise à rouler au moment où il allait brancher la prise de la pompe à celle de son réservoir d'énergie. Seul son bon entraînement physique lui avait permis d'avoir le réflexe de sauter à l'intérieur du véhicule pour éviter qu'il s'écrase contre la barrière automatique de la station.
Slade souriait à ce souvenir, lorsque le bambuco, diffusé par les haut-parleurs du planeur, cessa brusquement pour laisser la place à la voix du commandant de bord qui annonçait le décollage imminent. On entendit le cliquetis des ceintures de tous les passagers qui se calèrent dans leur fauteuil pour atténuer la forte pression du décollage. Slade but une dernière gorgée de Cuba-Coba et ferma les yeux pour calmer sa respiration.
Il les rouvrit lorsque le commandant reprit la parole pour signaler que le décollage s'était bien passé. Le grand élastique retombait en sifflant vers la piste et le planeur commença son ascension des courants d'air chaud pour atteindre son altitude de croisière.
Slade saisit le sac de voyage qu'il avait glissé sous son siège, et en sortit un grand livre qu'il posa sur ses genoux. C'était un magnifique ouvrage relié qui contenait des photos récentes du Sud sauvage de l'Europe. L'explorateur qui avait pris les clichés s'était aventuré très loin dans les montagnes, au risque d'y perdre la vie. Keita, l'épouse de Slade, lui avait offert ce livre pour son dernier anniversaire, et il ne se lassait pas de le feuilleter. Bien sûr, il n'allait pas lui-même pénétrer aussi loin dans les Alpes. Pour lui, c'était déjà une immense aventure, à son premier voyage, de débarquer dans les régions sous-développées de la Haute Provence. Il désirait connaître le monde, mais ne se sentait pas le courage d'explorer des régions inconnues et dangereuses.
En tournant les pages du livre, il s'arrêta sur une photo qui le fascinait tout particulièrement. Elle représentait une famille indigène vêtue de peaux de loups qui dévorait un repas sanguinolent autour d'un feu. La vue de la chair d'animaux mettait Slade mal à l'aise, mais il avait du mal à détourner les yeux du visage d'une adolescente, au centre de la photo, qui avait braqué son regard noir vers l'objectif au moment de la prise de vue. Elle était terriblement sale, et ses joues étaient tachées de boue et de sang séché, mais un frisson de désir incontrôlable le parcourait chaque fois qu'il voyait cette fillette. Sa peau l'attirait. Il posa son doigt sur l'image dans un mouvement de caresse vers ce petit corps musclé, lorsqu'un raclement de gorge de son voisin de fauteuil le fit sursauter de honte. Il ferma vivement le livre.
L'hôtesse leur distribua des écouteurs, et l'écran, incrusté dans le dossier du siège en face de lui, commença à diffuser les nouvelles du jour. Slade tourna plusieurs fois le sac qui contenait le casque entre ses doigts pour en trouver l'ouverture. En voyant sa gaucherie, son voisin entreprit de l'aider. Il lui indiqua comment brancher les écouteurs et sélectionner le canal en Quechua. Les nouvelles nationales étaient plutôt bonnes car l'économie du pays était tout à fait florissante. Il les regarda d'un oeil distrait jusqu'à ce que le speaker parle de la horde de révolutionnaires irréductibles qui avaient pris le maquis dans les Alpes. Les Guerriers Rouges, comme ils s'étaient eux-mêmes nommés, résistaient depuis plus de vingt ans au pouvoir inca local et alimentaient régulièrement les médias de leurs faits d'armes. Ils avaient, cette fois-ci, tenté d'incendier la centrale solaire de Manosque. Leur tentative avait échoué, mais l'affaire avait de l'importance, car la construction de cette centrale avait provoqué de nombreuses polémique à Cuzco quelques années auparavant. De nombreux citoyens s'étaient élevés contre ce projet , dont le coût était exorbitant, ne voyant pas l'utilité d'apporter cette technologie à un peuple barbare. Slade n'était pas de cet avis. Il pensait que son peuple avait le devoir d'éduquer les masses indigènes d'Europe, afin qu'ils puissent un jour acquérir une certaine forme d'indépendance. Ce n'était certes pas le but initial de la construction de la centrale car elle était plutôt destinée à alimenter les usines implantées là-bas par les grandes multinationales sud-américaines, qui profitaient pleinement de la main d'oeuvre locale bon marché. Mais il était persuadé que, petit à petit, cet apport technologique permettrait à la Provence, et aux autres pays de la C.I.E. , d'évoluer vers une civilisation démocratique avancée. Il n'avait pas l'esprit colonial et s'était bien juré de ne pas faire comme ses collègues prospecteurs qui profitaient de cette situation pour agir en seigneurs conquérants, et s'entourer, lors de leurs voyages, de serviteurs achetés à coup de pourboires dérisoires. Il était, bien sûr, tout à fait conscient de la supériorité de sa race sur celle qui entourait la Méditerranée, mais le Dieu Soleil, en éclairant tous les peuples équitablement, respectait chaque être vivant, et Slade suivait son exemple.


La nuit était tombée à l'extérieur du planeur, et l'équipage distribua des oreillers aux passagers. Ceux-ci s'installèrent confortablement pour profiter pleinement de l'obscurité écourtée par le fait qu'ils se dirigeaient vers le soleil levant. On entendit ça et là les murmures des prières du soir puis ce fut le silence du vent sifflant sur les ailes.
Slade fit un rêve.
Il se trouvait dans une foule massée au pied de Intihuatana, la pierre sacrée du Machu Pichu, et un prêtre haranguait les fidèles avec véhémence. Il ne comprenait pas son discours, la langue lui était tout à fait inconnue mais il sentait l'impact des mots sur les gens autour de lui. Plus le prêtre parlait, et plus l'agressivité de la foule montait. Cela ne ressemblait absolument pas aux cérémonies calmes de la religion du soleil qu'il pratiquait, et lorsque le prêtre sortit l'immense épée d'or cachée sous sa robe, Slade comprit. Il allait assister à un sacrifice barbare tel qu'il se pratiquait auparavant... Le prêtre se tourna vers un petit édifice en bois construit près de la pierre et poussa un cri rauque. La tenture rouge, qui masquait l'entrée de l'édifice, se souleva pour laisser passer quatre hommes massifs qui poussaient devant eux le corps frêle d'une jeune fille nue. Slade hurla de désespoir. Il venait de reconnaître la jeune fille. C'était celle de la photo, et, sans ses peaux de bêtes, elle était encore plus belle. Il s'accroupit pour rassembler son énergie puis s'envola d'un bond au-dessus de la foule. Il plana vers la pierre, distante d'une centaine de mètres et le temps qu'il fasse ce trajet, les ailes déployées, lui sembla durer une éternité. Arrivé au dessus de la fille, il plongea vers elle, la saisit par la taille et entreprit de s'enfuir en repassant au-dessus de la foule. Mais son fardeau était trop lourd, et il perdait de l'altitude. Ses yeux était rivés sur le précipice voisin où il espérait plonger pour trouver son salut, mais le sol et la foule grouillante de haine se rapprochait inexorablement. Il tomba au milieu d'eux, et des centaines de mains le saisirent pour l'écarteler. Il hurla.
Il se réveilla en sursaut et regarda autour de lui, persuadé d'avoir poussé un cri horrible. Mais personne ne faisait attention à lui. Le soleil s'était levé, et les hôtesses avaient commencé à servir les petits déjeuners.
-" Vous avez bien dormi ?", lui demanda gentiment son voisin.
-" Hmm..merci...". Il devait avoir l'air complètement hagard, car sa réponse fit sourire son interlocuteur.
-" Je vais à Marseille pour rejoindre ma famille. Je vais terminer les vacances avec eux dans un club situé dans les calanques.", continua l'homme, déterminé à engager la conversation, " Et vous ? Vous faites aussi du tourisme ?".
-" Non, non c'est pour affaire.", répondit Slade d'un ton bougon. Il n'avait pas du tout envie de parler. Son rêve l'avait traumatisé, mais, en même temps, il avait envie de le retenir, de ne pas se réveiller tout à fait. Il tenait sa main droite pliée vers l'épaule et n'osait pas porter son regard vers l'intérieur de son coude car il y sentait encore la tiédeur de la taille de la jeune fille. Mais le rêve s'éloignait, il poussa un soupir et se leva pour se diriger vers les toilettes. Un peu d'eau sur le visage le réveilla tout à fait. Il se regarda dans la glace et se parla à lui-même, à voix haute :
-" Tu débloques, mon vieux ! Tu as trente ans, une situation en or, et tu te laisses aller à des rêveries à peine dignes d'un jeune puceau... Réveille-toi, tu as une mission à réussir si tu ne veux pas louper ta carrière !".
Il fit une grimace dans la glace et cela lui fit du bien. L'eau avait plaqué ses cheveux noirs en arrière et il se trouva plutôt beau gosse. Il sortit des toilettes en sifflotant et risqua même un sourire canaille envers l'hôtesse qu'il croisa dans le couloir. Il lui sembla que le sourire qu'elle lui rendit n'avait rien de commercial et il revint à sa place gonflé à bloc pour entamer le petit déjeuner qui l'y attendait.
Quelques heures plus tard, le planeur atterrit sans encombre à Marseille.




L'aéroport de Marseille était situé près d'un grand étang, à une vingtaine de kilomètres de la ville. En descendant la passerelle du planeur, Slade fut saisi par la chaleur et les odeurs. C'était l'été, et il faisait au moins trente degrés à l'ombre, rien à voir avec la fraîcheur des hauts plateaux de son pays. L'air était rempli de senteurs inconnues, et le chant des cigales arrivait presque à masquer l'activité de l'aéroport. Après avoir passé les formalités de douane, il fut assailli par une cohorte de provençaux qui lui offraient leurs services à grand renfort de gesticulations bruyantes. Il se fraya difficilement un chemin au travers de cette agitation pour se diriger vers son correspondant sur place, qui tenait à bout de bras une pancarte portant son nom et le sigle de Nestac.
-" Bonjour. Vous êtes Slade ?", lui demanda-t-il en baissant sa pancarte pour lui serrer vigoureusement la main. C'était un métis. Il avait la stature trapue du provençal et le visage d'un inca. Il prit familièrement Slade par les épaules et le dirigea vers l'extérieur de l'aéroport, jusqu'à sa voiture. " Je vais vous déposer à votre hôtel, c'est dans le centre ville. Vous aurez tout le loisir de visiter Marseille, car le véhicule qui vous est affecté pour monter en Haute Provence n'est pas encore prêt. Je vous le livrerai demain matin."
Slade était interloqué :
- " Comment ? Vous voulez dire que je vais faire le trajet seul ? Je n'aurai pas de chauffeur ? ... mais je ne connais pas du tout la région !".
- " Ne vous inquiétez pas. Vous aurez toutes les cartes et les renseignements qu'il faut. De plus, la voiture est équipée d'un téléphone et vous pourrez me joindre à n'importe quelle heure. Vous parlez couramment le provençal, je crois ?"
- " Heu oui ...", répondit Slade, hésitant. Il excellait dans cette matière à l'université, mais n'avait jamais pratiqué sur le terrain.
- " Alors tout ira bien . Vous verrez, les gens sont charmants ici, et puis, vous n'allez pas bien loin dans le nord, il n'y a aucun danger."
Le paysage, qui bordait la route qu'ils empruntèrent pour atteindre le centre, était une suite ininterrompue de constructions hétéroclites qui semblait former un immense bidonville autour de la cité.
-" Ce n'est pas très joli, n'est-ce pas ?", lui dit le chauffeur, en voyant le regard étonné de Slade sur cet environnement. " C'est la ville qui les attire. Ils préfèrent venir s'entasser ici dans des bicoques infâmes plutôt que de continuer à vivre dans leurs campagnes. Ils sont tous persuadés qu'ils vont faire fortune à Marseille et s'y retrouvent coincés : ils sont trop fiers pour retourner chez eux sans avoir réussi. On essaye de maintenir un semblant de salubrité et d'ordre, mais ce n'est pas facile dans ce dédale."
Des tas d'immondices brûlaient ça et là entre les maisons, en répandant une odeur infâme. Slade posa la main sur sa bouche pour essayer de filtrer l'air enfumé. Des hordes d'enfants insouciants couraient en tous sens entre les ordures, sans doute livrés à quelque jeu guerrier. Les adultes paraissaient désoeuvrés. Alors qu'ils étaient arrêtés à un croisement, Slade vit avec stupéfaction un homme, assis au bord de la route, qui buvait avec avidité au goulot d'une bouteille de vin.
-" C'est incroyable !", s'exclama-t-il," J'avais entendu parler des problèmes de drogue ici, mais je n'aurais jamais pensé voir ça en pleine rue. Comment cela est-il possible ? La police ne fait rien ?"
Le chauffeur eut un geste d'impuissance, tandis qu'ils traversaient le carrefour sous le regard éteint du drogué :
-" On est obligé de tolérer les utilisateurs, il y en a trop. La police arrête chaque jour des dizaines de trafiquants, mais des filières différentes se reforment à chaque fois. La vigne est cultivée partout ici, depuis des millénaires. C'est un fléau difficile à contrôler. Le pire, c'est que ces pauvres bougres ne se rendent pas compte qu'ils se détruisent à petit feu. Lorsqu'on a commencé à boire, il est pratiquement impossible de s'arrêter, le moindre verre d'alcool annihile toute volonté. C'est comme pour la viande, cela fait partie de leur rite païen, et il faudra des centaines d'années pour qu'ils cessent ces horreurs."


Ils arrivèrent dans le centre. Celui-ci était divisé en deux parties : d'un coté la vieille ville, avec ses magnifiques monuments grecs autour du port, et de l'autre le centre inca des affaires, hautes tours de verres reflétant le soleil. L'hôtel où Slade descendit était à la limite des deux quartiers, légèrement sur la hauteur, et la fenêtre de sa chambre surplombait les toits de l'ancienne cité. La vue se prolongeait jusqu'à la mer, au delà du port de pêche. Tout était bleu et blanc, écrasé de soleil. Slade s'agenouilla devant la fenêtre, les bras tendus vers le ciel, pour remercier son Dieu de tant de beauté. Il déballa ses affaires en sifflotant, puis se changea pour revêtir une tenue plus appropriée au climat.
Après avoir rapidement déjeuné à l'hôtel, d'un repas international classique et anonyme, il sortit, décidé à profiter de cet après-midi de loisir. La grande avenue, dans laquelle il émergea, se terminait à l'entrée de la vieille ville. Il y pénétra par une ruelle étroite et en pente.
C'était le début de l'après-midi, et la blancheur des façades lui fit plisser les yeux. Il prit un escalier ombragé, qui descendait vers le port, et se retrouva dans un marché où des fruits et des légumes, venus de tout le pourtour de la Méditerranée, formaient un tableau multicolore. Attiré par un étalage de pastèques, il en acheta une tranche et continua son chemin en savourant la chair rose et sucrée qui lui coulait dans la gorge. Il marchait au milieu d'une foule hétéroclite où tous les peuples méditerranéens se côtoyaient, ainsi que de nombreux touristes. Les vendeurs le hélaient au passage, l'invitant à regarder leur marchandise, mais sans insistance. Slade se sentait bien, il avait l'impression d'être sur un nuage, le sentiment d'être libre. S'apercevant que de nombreuses variétés de fruits et de légumes lui étaient inconnues, il entreprit de les photographier et de noter sur un petit calepin les noms que lui donnèrent les marchands, pour ses archives personnelles. Ceux-ci lui répondirent avec gentillesse, bien qu'il ne leur achetât rien, mais quelques remarques fusèrent entre eux, dans un patois que Slade ne comprit pas. Sans doute trouvaient-ils assez comique de voir cet étranger photographier des légumes qu'ils consommaient chaque jour.
Le marché se terminait par une ruelle commerçante essentiellement bordée d'échoppes d'artisans locaux et de bazars remplis d'objets d'art plus ou moins authentiques. Là, les invitations des marchands se firent plus pressantes et des enfants saisirent plusieurs fois le poignet de Slade pour l'inviter à pénétrer dans telle ou telle boutique. Il se dégagea gentiment puis, finalement, se laissa faire lorsqu'un jeune garçon le guida vers l'entrée d'un artisan bijoutier. L'homme, qui travaillait dans la pénombre du fond de la boutique, se leva pour l'accueillir. Il était de haute stature, de longs cheveux frisés et blancs lui retombaient sur les épaules, et il s'arrêta devant Slade pour l'observer durant un long moment, comme pour l'étudier. Impossible de déterminer de quelle race il était, son regard était noir mais sa peau était pâle. Il tendit une main fine vers une longue table où étaient disposés ses oeuvres, des bijoux incrustés de pierres :
-" Admirez, seigneur.", dit-il d'une voix douce," Si vous aimez quelqu'un, j'espère que vous trouverez là de quoi lui prouver votre amour".
Slade apprécia l'offre, car il avait justement l'intention de rapporter un bijou à sa femme Keita. Le travail était magnifique, l'artiste utilisait des formes de métal à la fois rondes et élancées pour mettre en valeur les pierres, et le mariage des couleurs était de bon goût. Il hésita longtemps avant de finalement choisir un collier de fines émeraudes qui, il en était sûr, ferait merveille au cou de son épouse. L'homme le félicita pour son choix et se dirigea vers un petit coffre afin de rendre la monnaie sur le billet que Slade lui avait donné. Lorsqu'il revint, il déposa les pièces directement dans la paume de Slade, et laissa, pendant de longues secondes, sa main posée sur la sienne, en le regardant dans les yeux, comme pour lui transmettre un message par la pensée.
Slade sortit troublé de la boutique. Il avança de quelques pas tout en rangeant sa monnaie et s'aperçut alors que l'artisan avait glissé un objet dans sa main. C'était une pièce de métal triangulaire, percée d'un trou en son centre et qui miroitait dans des reflets bleutés tout à fait étranges. Il se retourna. L'homme était à la porte de son échoppe et souriait. Il fit un grand geste de la main vers Slade, comme pour lui dire de continuer son chemin et ajouta :
-" Gardez-le sur vous, où que vous alliez. Un jour vous comprendrez.", et il retourna à son travail.
Slade fit mine de retourner le voir, pour lui demander des éclaircissements sur cette phrase énigmatique, puis se ravisa. Il haussa les épaules, mit l'objet dans sa poche, et continua son chemin.


La ruelle débouchait sur le vieux port de pêche. Les odeurs des poissons qui séchaient et celle de la brise marine dissipèrent aussitôt le trouble de Slade, qui oublia l'étrange comportement du bijoutier. Il marchait le long des quais, en observant les pécheurs occupés pour l'essentiel à raccommoder leurs filets. Ils étaient assis au milieu de leurs paniers d'osier, qui contenait les fils et des aiguilles rustiques, et s'échangeaient des blagues bruyantes, sans faire le moindre cas des touristes qui les regardaient. Leur gaieté contrastait avec l'apathie qu'il avait constatée chez les habitants des bidonvilles alentour, en venant de l'aéroport, et Slade envia ce bonheur simple. Ces gens étaient pauvres, terriblement pauvres, mais leurs yeux brillaient, et toute l'agitation technologique du quartier proche des affaires n'avait jamais entamé leurs traditions et leur équilibre millénaire. "Une bonne leçon...", pensa Slade, mais, en regardant les touristes qui mitraillaient les pécheurs avec leurs caméras, il fut obligé de supposer que tout le monde ne devait pas penser comme lui. Il continua son chemin vers la jetée, pour y trouver un peu de solitude. Hier encore il était à Cuzco et il avait l'impression que plusieurs jours s'étaient déjà passés. Le moment où il était monté dans le planeur lui semblait lointain. "Et tout cela ne fait que commencer...", pensa-t-il en s'asseyant sur une grosse pierre face à la mer. Il rêvassa pendant quelques minutes jusqu'à ce qu'une voix, à coté de lui, le fasse sursauter :
-" Slade ! Pas possible ! Mais qu'est-ce que tu fais là ?"
Il tourna la tête et mit un certain temps à reconnaître l'individu qui l'apostrophait ainsi. Il avait terriblement grossi. C'était Cuarca, qu'il avait connu sur les bancs de l'université de Cuzco. Ils n'étaient pas franchement amis à l'époque, car Slade le trouvait un peu trop expansif, mais cette rencontre lui faisait quand même plaisir. Il lui expliqua la raison de sa présence à Marseille et fut enchanté de la réaction admirative de Cuarca à l'annonce du job qu'il avait réussi à décrocher. Quant à lui, il était installé à Marseille depuis deux ans et y avait monté une petite affaire d'import-export. Ils restèrent assis face à la mer, à bavarder et à se souvenir du passé pendant deux bonnes heures. La nuit tombait et, après avoir fait ensemble leur salutation au soleil, Cuarca le prit par le bras et l'entraîna vers la ville :
-" Allez viens ! Je t'emmène dîner et ensuite je te ferai connaître une boite géniale ! Il faut fêter ça !"
Slade, enchanté de ce programme, suivit son ami dans un dédale de ruelles. Ils pénétrèrent dans un restaurant typique où tous, clients et serveurs, accueillirent Cuarca d'un signe de la main. Le repas était délicieux mais Slade eut un sursaut à l'arrivée du plat principal car il était composé de boulettes brunes en sauce. Son compagnon éclata de rire en voyant sa réaction :
-" Ne t'angoisse pas...", lui dit-il, "...ce ne sont pas des boulettes de viande. Le patron tient à sa licence. C'est un mélange de céréales et ce sont les épices qui leur donnent cette couleur."
Rassuré, Slade dévora le reste du repas. Dans un coin de la salle, un musicien martelait de petits tambours en sourdine tandis qu'un conteur lançait à pleine voix des histoires en provençal qui provoquaient des vagues d'éclats de rire dans toute l'assemblée. Il y avait un mot qui revenait régulièrement et que Slade ne comprenait pas.
-" 'fada' ça veut dire quoi ?", demanda-t-il.
-" Mais c'est nous 'les fadas', mon vieux. Ca veut dire 'niais', 'crétin'. Tu sais, nous les avons envahis il y a trois siècles, mais ils ne nous aiment toujours pas beaucoup. La moitié des histoires que raconte ce type concerne un inca qui se fait avoir par un provençal. Tu n'avais pas compris ? Je pensais que tu le parlais couramment."
-" C'est exact. Mais l'accent de ce type est terrible, et il mâche la moitié des mots. J'ai du mal à suivre".
-" Tu t'habitueras vite. Mais, tu sais, parfois c'est peut-être mieux de ne pas tout comprendre.", lui rétorqua son ami avec un clin d'oeil. Slade détestait les gens qui faisaient des clins d'oeil, mais c'était une manie chez Cuarca, il fallait s'y faire.


En sortant du restaurant, ils montèrent dans un petit taxi qui les conduisit à cette "boite géniale" située près des calanques. Elle était composée d'une succession de salles creusées dans le rocher, et ils y descendirent par un long escalier car Cuarca ne supportait pas les ascenseurs. Le lieu ressemblait à un site préhistorique, mais les techniques de son et de lumière y étaient ultramodernes. Cyber-DJ, son en 3D, projections holographiques, piste de danse ionisée, tout y était. Cuarca se dirigea tout droit vers le bar. Il se pencha par-dessus le comptoir et attrapa le barman par la manche pour attirer son attention. Il était apparemment un habitué de l'endroit car le barman ne broncha pas mais l'accueillit, au contraire, avec un large sourire. Après que Cuarca lui ait murmuré quelque chose à l'oreille, celui-ci farfouilla sous son bar et en ressortit deux verres remplis d'une mixture jaune.
-" Goûte-moi ce truc, tu vas m'en dire des nouvelles", dit-il à Slade en lui tendant un des deux verres que le barman lui avait servis. Slade prit une gorgée du breuvage et en recracha aussitôt la moitié tandis qu'il avalait l'autre en risquant de s'étouffer :
-" Mais c'est de l'alcool ! Tu es fou ! Tu veux m'intoxiquer ou quoi ?"
-" Calme-toi petit père !", lui dit Cuarca en vidant la moitié de son propre verre d'un trait, " Quand on est dans un pays, il faut goûter aux produits locaux si l'on veut tout comprendre. Et en plus, ce truc est fait avec de l'anis et de la réglisse, tout ce qu'il y a de plus naturel ! Bois, tu vas t'habituer..."
C'était justement cela que Slade ne voulait pas, il ne voulait pas s'habituer. Il reposa le verre sur le comptoir avec un regard de compassion pour son ami intoxiqué qui en commandait déjà un second. Ses yeux commençait déjà à perdre leur éclat et les mots se heurtaient dans sa bouche. Dégoûté, Slade descendit du tabouret de bar et se promena dans la discothèque. Il réalisa alors que tous les gens qui l'entouraient étaient ivres, hommes et femmes. Il décida de partir. La foule était dense, et il eût à subir l'haleine empestée d'alcool des gens qu'il dût frôler pour se frayer un chemin jusqu'à la sortie. Il émergea à l'extérieur au bord de la nausée et appela un taxi.


Le chauffeur lui demanda de payer d'avance car c'était la coutume à cette heure tardive, et Slade s'aperçut alors qu'on lui avait volé son porte-monnaie. Il n'avait plus un sou sur lui. Par chance, il n'avait pris qu'une petite somme, et le reste de son argent était à l'hôtel, mais le chauffeur du taxi ne voulut rien savoir. "Décidément, ce n'est pas ma soirée.", se dit-il, "Ah, tout ça n'est pas très grave...". Il se répéta en lui-même encore deux ou trois pensées positives pour se remonter le moral et commença sa descente vers le centre, distant de cinq kilomètres.
Les rues étaient encore très animées. Beaucoup de gens semblaient vivre la nuit. Slade marchait rapidement, la tête rentrée dans les épaules pour ne pas se faire remarquer. Il n'y avait que des autochtones autour de lui, mais personne ne semblait le voir : les incas n'avaient pas l'habitude de se promener la nuit à pied dans les rues de Marseille. Il avançait vite, et le trajet ne fut pas aussi long qu'il le redoutait.
Il était tout proche du centre ville lorsqu'il assista, de loin, à une scène d'une violence inouïe : cinq policiers surgirent tout à coup d'une voiture et commencèrent à matraquer furieusement deux jeunes gens assis sur des marches. Ils les embarquèrent en les tirant vers leur véhicule dans une traînée de sang. Stupéfait, Slade réalisa que personne, autour de lui, ne semblait prêter attention à cette scène. Ce genre d'intervention semblait être monnaie courante.
Lorsqu'il arriva enfin dans sa chambre, il se précipita dans la salle de bains pour y prendre une longue douche brûlante, puis, complètement détendu, s'écroula sur son lit.




La voiture l'attendait devant la porte de l'hôtel. C'était un gros tout terrain de l'armée, reconverti en véhicule civil. Les batteries formaient une énorme protubérance à l'arrière et le toit était recouvert de plaques solaires, ce qui lui conférait une autonomie de plusieurs milliers de kilomètres. Slade s'était réveillé de bonne heure et se sentait en forme, malgré sa mésaventure de la veille. Le chauffeur lui confia les clés et fit avec lui l'inventaire de ce que contenait le véhicule : cartes, rations de survie, bidons d'eau potable, fusil...
" Vous n'aurez pas l'occasion de vous en servir, mais on ne sait jamais.", avait marmonné le chauffeur à propos de l'arme.
Il quitta la ville par le nord. Au début la route était correcte, mais lorsqu'il bifurqua pour remonter la vallée de la Durance, il commença à apprécier que son véhicule soit tout terrain. Les portions goudronnées se firent de plus en plus rares pour finalement laisser place à un large chemin caillouteux. Les véhicules, qu'il croisait ou doublait, étaient essentiellement des attelages tirés par des ânes ou des boeufs, très peu d'engins électriques. De nombreuses personnes faisaient le chemin à pied, dans les deux sens et ne manifestaient aucune hostilité à son passage. Les enfants lui faisaient même signe de la main, et seule une inscription agressive sur le mur d'une bicoque lui rappela, un court instant, qu'il était un colon envahisseur. Les mots "Incas dehors !" s'y étalaient en grandes lettres peintes.
La vallée était large et la vue magnifique. Les montagnes se succédaient en plans pastels, et, vers le milieu de la journée, il commença à discerner des sommets enneigés dans le lointain. La lumière n'était pas la même que dans les Andes, elle était plus sereine, plus humaine. Ici, le paysage semblait à portée de main, il paraissait plus fait pour l'homme que les immenses montagnes d'où venait Slade. "Sans doute est-ce pour cela que les gens d'ici ne sont pas pressés d'acquérir notre technologie,", se dit-il," ils n'en ont pas besoin, la nature leur offre tout.". Il s'arrêta pour déjeuner au bord du fleuve. Les cuisiniers de l'hôtel lui avaient préparé une série de sandwiches insipides, et il les mâchonnait sans conviction en regardant avec envie une famille qui, comme lui, pique-niquait au bord de l'eau. Ils entouraient une salade de poivrons et de tomates, assis sur une grande nappe de coton blanc. Slade leur demanda la permission de les photographier, car le tableau était sublime, et, à sa grande surprise, ils l'invitèrent à partager leur repas. Slade, ne désirant pas être de reste, retourna alors à son véhicule, ouvrit toutes les rations de survie, et en extirpa les friandises qu'elles contenaient, pour les distribuer ensuite aux enfants. Il fit un repas silencieux car ses hôtes, intimidés, ne lui parlèrent pas beaucoup et reprit rapidement sa route.


La plantation qu'il devait tout d'abord visiter se trouvait à l'ouest de Manosque, dans la montagne. Il emprunta un chemin sinueux et y accéda sans encombres, vers la fin de la journée. Les fermiers l'attendaient; ils le firent pénétrer avec cérémonie dans leur demeure, une magnifique maison de torchis au flanc de la colline. Lorsqu'ils l'installèrent à une table et entreprirent de lui servir son repas du soir, Slade protesta et insista pour dîner avec toute la famille. Les fermiers furent tout d'abord interloqués, mais il leur expliqua sa gêne, et toute la famille prit bientôt place avec lui autour de la grande table. Fort de son expérience du midi, il ne laissa pas le silence s'installer et bientôt, les enfants de la ferme ne cessaient pas de le mitrailler de questions. Ils l'écoutaient avec des yeux brillants tandis qu'il leur parlait des merveilles technologiques de son pays. L'aîné des garçons lui posa même des questions très précises sur l'énergie solaire, auxquelles il eut du mal à répondre. Le jeune homme était d'ordinaire en pension dans une école privée inca à Marseille, et il était de passage chez ses parents pour les vacances. Ceux-ci devaient se saigner aux quatre veines pour lui payer ses études, car ce genre d'école coûtait fort cher. Les autres enfants, plus jeunes, l'entraînèrent dans leur chambre, vers la fin du repas, pour lui montrer leurs jouets. En voyant les malheureux bouts de bois avec lesquels ils s'amusaient, Slade se promit de leur envoyer des coffrets de jeux dès son retour à Cuzco. Ils burent ensuite une tisane sur la terrasse, et Slade, tout en écoutant le fermier lui parler de ses problèmes de récoltes, s'emplissait les yeux du ciel étoilé. L'air était pur et la nuit claire. Le chant des cigales décrut doucement et tout le monde alla se coucher.
Le lendemain matin, Slade fut réveillé par des cris. Il se pencha à la fenêtre de sa chambre et fut surpris de voir le fermier frapper durement un de ses ouvriers avec une canne, tandis que les autres attendaient en file le moment de partir aux champs. Le fermier frappa un dernier coup sur le dos de l'homme en lui répétant qu'il ne devait jamais être en retard, puis rentra dans la maison, tandis que le groupe partait au labeur à pas traînants.
" Les gens ont tous deux visages.", se dit Slade en s'habillant. Du fait, il entama la journée avec le fermier sur un plan tout à fait professionnel. Il le pressa de lui faire visiter chacune de ses plantations afin de prélever des échantillons. Chaque fois qu'ils se trouvaient près d'un groupe d'ouvriers, il prenait un malin plaisir à donner des ordres secs au fermier, pour essayer de montrer aux travailleurs qu'il était de leur coté. Mais ce fut l'inverse qui se produisit : ils regardèrent avec terreur ce grand inca qui avait le pouvoir de maltraiter leur patron. Slade s'en aperçut très vite, et il cessa aussitôt son manège en s'insultant lui-même pour sa stupidité. La matinée passa vite et il prit congé vers midi pour rejoindre la seconde plantation avant le soir.


Il roulait depuis quelques kilomètres lorsqu'il vit quelqu'un couché sur le bord de la route, devant lui. C'était une vieille femme qui, de toute apparence blessée à la jambe, lui faisait signe de s'arrêter. Il immobilisa son véhicule, en descendit et s'approcha de la femme. Il reçut alors un formidable coup derrière la nuque. Il voulut se retourner pour voir ce qui l'avait frappé, mais n'y arriva pas. Il s'écroula, inanimé, dans la boue du chemin.


Lorsqu'il reprit connaissance, il n'arrivait pas à ouvrir les yeux. La boue séchée lui collait les paupières. Il pensa aussitôt que de nombreuses heures avaient dû passer pour que cette boue sèche ainsi. Il voulut ouvrir la bouche pour crier, mais c'était impossible. Il n'arrivait pas à déterminer s'il était debout ou couché, tout son corps était engourdi. Il se souvenait de la vieille femme et de sa chute sur le chemin... était-il encore couché là, paralysé ? Il tenta de remuer les jambes, mais quelque chose l'en empêchait. Il avait terriblement soif. Il poussa un gémissement, et le son de sa voix lui fit du bien. "Bon. Je ne suis pas mort,", pensa-t-il," c'est déjà ça.". Il émit un second gémissement, un peu plus fort, pour se rassurer d'avantage. Après quelques tentatives, il réussit à bouger les doigts et sentit son pouce bouger contre ses reins. Il s'efforça de calmer les battements de son coeur et de tendre l'oreille pour essayer de se situer. Le silence. Un battement sourd dans ses tempes, celui de son sang, et la douleur dans son crâne, de plus en plus perçante. Il resta ainsi, plongé dans le désespoir pendant de longues heures, lorsqu'il entendit tout à coup des hurlements qui lui parurent lointains mais très distincts. "Des loups...", pensa-t-il" ce sont des loups. Mais alors...", la révélation fut un choc, " je dois être très loin dans le nord, dans les montagnes...". Les hurlements cessèrent et il retomba dans sa torpeur.


Il fut réveillé par un jet d'eau glacé sur la figure. Quelqu'un lui frotta le visage et lui retira la boue qui le recouvrait, sans ménagement . Il put enfin ouvrir les yeux. Une vieille femme se tenait devant lui. Elle approcha la main et extirpa de la bouche de Slade un chiffon englué de salive. Il parvint à marmonner :
-" Mais qui êtes-vous ?".
Elle ne répondit pas. Elle lui fit boire une eau saumâtre et enfourna ensuite, toujours sans un mot, quelques cuillerées d'une bouillie infecte entre les lèvres de Slade. Lorsqu'elle voulut remettre le chiffon dans sa bouche, il la supplia :
-" Non, s'il vous plaît, pas ça. Je ne crierai pas, c'est promis.". La vieille femme hésita, puis elle sortit la tête par une sorte de trappe située dans la porte et parla à quelqu'un, sans doute pour demander conseil. Une voix d'homme lui répondit brièvement, la vieille femme jeta le chiffon sur le sol et sortit de la pièce.
" Bon, apparemment je suis prisonnier, ", pensa Slade, " et il y a un gardien devant la porte. Mais prisonnier de qui ? Si le gardien a dit à la femme de ne pas me remettre le chiffon dans la bouche, c'est que ça ne sert à rien d'essayer de hurler. On doit être dans un endroit isolé.". Il se rappela les hurlements des loups. "Les loups...les Alpes, il y a des loups en haut des Alpes, je suis prisonnier des Guerriers Rouges". Il était rapidement parvenu à cette conclusion évidente et frissonnait à cette pensée. Il se remémorait les visages des révolutionnaires sur l'écran de télévision du planeur deux jours auparavant. Deux jours auparavant....en était-il sûr ? Depuis combien de temps était-il ici, inconscient ? Et, surtout, combien de temps ce calvaire allait-il durer ?
Les sensations revenaient peu à peu dans son corps. Il était attaché à un poteau, au milieu d'une pièce sombre. Ses pieds étaient attachés au bas du poteau et ses mains étaient liées ensemble derrière celui-ci. Tout le poids de son corps tirait sur les cordes qui enserraient ses poignets. Il essaya de se redresser, pour se libérer au moins de cette douleur, mais peine perdue. Il pouvait tourner la tête et distingua une paillasse, dans un coin de la pièce, ainsi qu'un seau posé non loin. Il réalisa alors qu'il avait une furieuse envie de faire ses besoins. Il essaya à plusieurs reprises d'appeler son gardien, pour satisfaire cette envie. mais n'obtint aucun résultat. Il sombra de nouveau dans la torpeur. Lorsqu'un bruit le réveilla, l'odeur était infecte.
C'était le bruit de la porte qui s'ouvrait, et un homme pénétra dans la pièce. Il était grand, mais Slade ne put distinguer son visage, dans la pénombre. Un autre homme le rejoint et tous deux entreprirent d'installer quelque chose devant Slade. Ils maugréèrent en proférant quelques insanités, puis, tout à coup, une lumière violente jaillit contraignant le prisonnier à fermer les yeux et à détourner la tête. Il reçut une gifle. Un des deux hommes tenait une feuille de papier sur laquelle une phrase était inscrite au crayon.
- " Apprends ça par coeur et dis-nous quand tu seras prêt.", lui dit-il sur un ton menaçant. Il ajouta :" Et fais vite !", en lui appuyant brutalement le doigt sur le plexus.
Lorsqu'il sut la phrase, les hommes entreprirent de le filmer avec la caméra qu'il venaient d'installer. Ils le firent répéter plusieurs fois, ils n'avaient pas l'air très sûrs du maniement de l'appareil. La phrase disait :
-" Je suis prisonnier des Guerriers Rouges. Si vous ne libérez pas les soixante-quatre camarades emprisonnés à Manosque, je serai mutilé puis exécuté."
Il était fixé sur son sort. L'ultimatum était clair et, lorsque les deux hommes furent sortis, Slade se mit à réfléchir. Comment le gouvernement inca allait-il réagir ? Quelle pouvait être l'importance d'un petit prospecteur comme lui ? Il n'avait pas beaucoup d'espoir. L'enjeu politique était trop grand. Jamais on ne troquerait sa vie contre la capitulation que représentait la libération des soixante-quatre révolutionnaires prisonniers.
" Je crois bien que je dois me préparer à mourir.", se dit-il," Seigneur, je ne pense pas l'avoir mérité, mais je suis entre tes mains, et j'implore ta clémence. Si je dois mourir, fais en sorte que je ne souffre pas trop, et si je dois souffrir, donne moi le courage de le faire dans la dignité". Il prolongea cette prière silencieuse jusqu'à ce que son angoisse s'apaise. Les cordes l'empêchaient de faire les signes religieux qui auraient dû accompagner ses paroles, mais, peu à peu, la confiance revint. Quelques heures plus tard, il sût que son Dieu ne l'avait pas abandonné, car ses geôliers vinrent le détacher, et il put enfin s'allonger sur la paillasse et s'endormit.


Les jours passaient. Chaque fois que la porte s'ouvrait, Slade s'attendait à voir apparaître un homme armé d'une lame dans le but de lui couper une oreille ou une main. Il s'y était préparé, mais, chaque fois que la vieille femme pénétrait dans la pièce pour lui donner à manger, la tension faisait place au soulagement. Le travail mental qu'il effectuait pour conserver sa lucidité renforçait chaque jour son caractère. Il se surprit même à penser que, s'il sortait de cette épreuve, elle se révélerait finalement bénéfique. Toute sa vie n'avait été, jusqu'à présent, qu'une suite de facilités, et il ne s'en était pas rendu compte. Les angoisses et les problèmes qu'il avait eus auparavant, lui paraissaient dérisoires maintenant qu'il se trouvait face à lui-même. Il pratiquait sur lui-même une sorte d'auto thérapie qui lui faisait du bien.
La vieille femme ne lui parlait pas, et il ne lui posait pas de questions. Elle le nourrissait toujours elle-même, comme un enfant. Il n'avait pas le droit de toucher la cuillère. Sans doute les guerriers avaient ils peur qu'il s'en serve comme arme. La composition de la nourriture était invariable, une bouillie sans goût à laquelle il finit par s'habituer. La femme lui amenait une bassine d'eau tous les soirs, afin qu'il puisse sommairement se laver, mais elle ne la laissait pas, elle attendait qu'il finisse pour l'emporter. Elle le regardait faire, sans état d'âme. Cela heurta tout d'abord la pudeur de Slade mais les nécessités de l'hygiène eurent vite raison de sa gêne.
La femme semblait malade et mal nourrie. Lorsqu'elle était près de lui, il entendait sa respiration sifflante, comme si ses poumons étaient percés de petits trous. Elle était souvent prise de quintes de toux qui faisaient mal à entendre. Dans ces moments là, elle s'écartait du prisonnier et le regardait ensuite avec l'air de s'excuser. Slade avait pitié d'elle. Il sentait qu'il n'y avait aucune méchanceté chez cette femme, et il lui faisait comprendre, par des sourires et des gestes de la main, qu'il n'avait aucune animosité contre elle. Elle ne semblait pas entendre lorsqu'il lui parlait, sans doute était-elle sourde. Sa toux ne faisait qu'empirer au fil des jours et Slade regrettait de ne pas avoir avec lui la trousse médicale de son véhicule, car elle contenait tous les médicaments nécessaires à ce genre d'affection. Un jour que ces accès était particulièrement violents, il n'y tint plus et tambourina à la porte jusqu'à ce que le gardien l'ouvre. Celui-ci pénétra excédé à l'intérieur, son arme pointée en avant. Mais il comprit aussitôt la gravité de la situation en voyant la vieille femme recroquevillée sur le sol et qui crachait du sang.
" J'ai une trousse médicale dans mon véhicule.", lui dit Slade, sur un ton à la fois autoritaire et implorant, "Si vous me l'apportez, je peux peut être empêcher qu'elle meure." Il lui indiqua où l'objet se trouvait, car il fallait pour cela soulever le siège du passager afin d'avoir accès au coffre de survie.
L'homme le regarda pendant quelques secondes, l'air hésitant, comme s'il ne comprenait pas ses paroles. Slade allait lui répéter sa requête lorsqu'il se décida enfin à sortir en claquant violemment la porte. Il revint quelques minutes plus tard, accompagné des deux hommes qui l'avaient filmé. L'un d'eux portait la trousse de secours. Il était temps, car les yeux de la malade commençaient à se révulser. Il lui fit rapidement une piqûre pour la calmer, puis donna aux bandits des tubes de granules en leur indiquant la posologie et à quels intervalles de temps ils devaient lui administrer. Il semblèrent lui faire confiance, bien que leur visage n'exprime aucun sentiment. Slade ne s'attendait pas à ce qu'ils lui disent merci, il était déjà fort satisfait du fait qu'ils l'aient laissé soigner cette vieille femme. Ils la soulevèrent sans difficulté et sortirent de sa cellule, sans un mot.
Slade se retrouva seul. Il souriait. Cette incident précipité lui avait appris quelque chose de positif : son véhicule n'était pas loin.
Le lendemain matin , il fut réveillé par la porte qui s'ouvrait à l'aube, comme d'habitude. Mais ce n'était pas la vieille femme qui lui apportait son petit déjeuner, c'était une fillette d'environ douze ans. Slade la regarda d'un air intrigué, car son visage lui sembla familier, pendant un court instant. Il avait cru reconnaître la fillette de la photo, celle de son rêve étrange dans le planeur. Mais ce n'était pas elle. La jeune fille qui se tenait devant lui était encore plus belle, et, comble du bonheur, elle lui adressa la parole en pénétrant dans la pièce :
" Bonjour. Je m'appelle Alicia."




Alicia était un ange, un cadeau divin, Slade en était sûr. Ses journées passaient maintenant dans l'attente impatiente des trois visites qu'elle lui rendait par jour. Elle était très bavarde, et il sut bientôt tout de sa vie. L'histoire était courte, car Alicia était amnésique. Les Guerriers Rouges l'avaient découverte un an plus tôt dans la montagne. Elle était inanimée et n'avait rien sur elle qui permette de l'identifier. Tout ce qui s'était passé, avant cet instant, avait totalement disparu de sa mémoire, même son nom. C'était un des guerriers qui l'avait appelé Alicia. Elle ne savait pas pourquoi, mais il était très gentil avec elle et la traitait comme sa propre fille. C'était grâce à lui qu'elle vivait heureuse dans le camp, car, comme elle le fit comprendre à Slade avec ses mots d'adolescente, les autres guerriers étaient loin d'avoir sur elle des regards paternels.
Alicia était très belle, grande et mince, avec de longs cheveux noirs et une peau satinée. Slade en arriva très vite à l'aimer, lui aussi, d'un amour paternel. Il lui arrivait bien parfois de ressentir des pulsions de désir, lorsque, par exemple, un pan de sa tunique glissait en révélant la beauté de son corps de jeune fille, mais son regard innocent de fillette coupait court à ces fantasmes avant qu'ils prennent forme. Elle semblait très intelligente et, à cause de son amnésie, était avide de tout connaître. Elle réussit un jour à laisser une cuillère dans la cellule, ainsi qu'une écuelle qu'elle remplissait à chacune de ses visites. Ils eurent dès lors la possibilité de parler tout à loisir, pendant que le gardien pensait qu'elle était occupée à nourrir le prisonnier. Slade mangeait lorsqu'elle s'en allait : la bouillie était aussi mauvaise froide que chaude. Il éprouvait un plaisir immense à répondre à l'adolescente. Il lui parlait longuement de la civilisation et de tous les plaisirs qu'elle offrait, et Alicia n'eût bientôt plus qu'un seul désir : s'enfuir avec lui pour voir toutes ces merveilles.
Elle lui apporta un plan du camp, qu'elle avait griffonné. Slade lui demanda ce que représentait les petits ronds noirs qu'elle avait mis un peu partout, et, quand elle lui expliqua que c'était les endroits où des guerriers se tenaient en faction, nuit et jour, pour garder le camp, il réalisa qu'une sortie en force et sans armes était impossible. Il leur fallait une complicité extérieure. Slade suggéra à Alicia d'essayer de convaincre Josh, son père adoptif. Elle lui avait expliqué qu'il n'était pas aussi fanatique que les autres guerriers : il avait été entraîné ici un peu contre son gré, car tous les hommes de son village avaient rejoint les révolutionnaires. Malheureusement, lorsque Alicia effleura devant lui la possibilité d'aider le prisonnier à s'évader, il entra dans une colère folle. Elle eut alors la présence d'esprit d'éclater de rire, comme si elle venait de faire une bonne plaisanterie, car elle ne voulait pas que Josh dénonce le projet de Slade aux autres. Il la regarda d'abord d'un air bizarre puis éclata aussi de rire, ce qui la rassura.


Quelques jours plus tard, alors que le jour se levait, Slade se retourna en souriant vers la porte qui s'ouvrait, et son sourire s'effaça. La vieille femme, apparemment guérie, s'avançait vers lui, l'écuelle dans la main gauche et la cuillère dans la main droite. Déçu, il retomba sur sa couche tandis qu'elle s'avançait vers lui. L'idée de devoir encore subir le gavage, comme une oie, le répugnait, et il se retourna contre le mur. La vieille femme lui posa une main sur l'épaule, et il secoua son dos en grognant pour s'en débarrasser, pour qu'elle s'en aille. Mais elle insista et glissa quelque chose entre le visage de Slade et le mur. Il recula la tête pour voir ce que c'était : un papier chiffonné sur lequel Alicia avait dessiné un coeur. Il se retourna vers la vieille : elle souriait, les yeux plissés par sa grande bouche édentée, et lui tendait l'écuelle et la cuillère pour l'inviter à manger seul. Slade, rassuré de voir en elle une alliée, mangea de bonne grâce, mais passa le reste de la journée à retomber dans l'angoisse.
La présence d'Alicia lui avait presque fait oublier la situation précaire dans laquelle il était et les menaces de mort qui pesaient sur sa tête. L'espoir d'une fuite paraissait maintenant bien lointain, et il en arriva même à se demander s'il allait revoir la jeune fille avant de mourir. Alicia avait essayé de se renseigner sur les éventuels résultats du marché que les Guerriers Rouge essayaient de passer avec le gouvernement de Cuzco, mais personne ne semblait rien savoir. Le chef des révolutionnaires était absent depuis la capture de Slade, occupé plus au sud à préparer une autre opération. C'était sans doute à cause de cela qu'il était encore en vie et que personne n'avait pris la décision de le mutiler...


Il entendit des pas derrière la porte, mais celle-ci ne s'ouvrit pas tout de suite. Intrigué, il s'adossa au chambranle pour y coller l'oreille. Il perçut de bruits de déglutition entrecoupés de grognements de satisfaction, puis, enfin, la clé tourna dans la serrure. La vieille femme le prit par le bras et l'entraîna dehors. Le gardien dormait d'un sommeil profond, la bouche ouverte et la tête renversée sur le dossier de sa chaise. La vieille femme eut un petit rire et posa ses deux mains jointes contre sa joue, pour lui faire comprendre qu'elle avait drogué l'homme. Elle le tira par la manche dans un recoin sombre où Alicia l'attendait. Il la serra dans ses bras mais, coupant court à ces effusions, elle lui dit :
-" Il faut faire vite. Il sont en train de faire la fête". Elle désignait du doigt une fenêtre éclairée d'où émanait un brouhaha de chants d'ivrognes. Elle lui prit la main pour le guider, car la nuit était profonde et il ne distinguait absolument rien. Alicia devait avoir des yeux de chat, car elle avançait à pas rapide en tirant Slade derrière elle.
Ils heurtèrent quelque chose. En avançant les mains, Slade sentit une texture métallique sous ses doigts. C'était son véhicule. Il y pénétra à tâtons, mais, malheureusement les clés n'était pas sur le contact.
-" Impossible de le démarrer.", dit il à Alicia, sans rentrer dans les détails," Je regarde s'ils ont laissé quelque chose et on file à pied."
Il farfouilla sous le siège arrière et s'aperçut avec joie que les bandits n'avaient pas trouvé l'existence du second coffre de survie. Il y prit l'arme qu'elle contenait, un laser court à infra rouge, ainsi que des rations de survie, une lampe, une grosse corde et une couverture. Il mit tout cela dans un sac qu'il balança sur son épaule et fit signe à Alicia qu'il était prêt. Ils parcoururent une dizaine de mètres et s'enfoncèrent dans la forêt.
Slade n'utilisait pas la lampe, pour ne pas se faire repérer, et ils couraient droit devant eux, sans rien voir. Des branches les giflaient, des ronces leur déchiraient les vêtements au passage, des pierres les faisaient trébucher mais ils se relevaient et continuaient à courir, inconscients du danger. Ils n'avaient que le désir de mettre le plus de distance possible entre le camp et eux. Ils passèrent à coté de précipices sans les voir. Ils dévalèrent des pentes qui, s'ils les avaient jugées en plein jour, leur auraient paru impraticables. Ils s'enfoncèrent dans des murs de broussaille denses et acérés, mais la force de leur volonté semblait être capable de venir à bout de tous les obstacles. Lorsqu'ils s'arrêtèrent, hors d'haleine et incapables de continuer, ils étaient très loin du camp, et s'écroulèrent sur le sol où ils s'endormirent, sans même avoir la force de sortir la couverture du sac.


Ils furent réveillés par le jour qui se levait. Ils tremblaient de froid, bien que ce fût l'été, car la rosée s'était déposée sur eux. Leurs vêtements n'étaient plus que des guenilles, et ils éclatèrent de rire ensemble en réalisant l'état pitoyable dans lequel ils se trouvaient. Leur peau était zébrée de griffures sanguinolentes, cicatrisées sommairement par la terre poussiéreuse qui les recouvrait de la tête aux pieds. Heureusement le miracle semblait continuer : ils s'étaient endormis près d'une rivière.
" J'ai l'impression de vivre dans un roman...", pensa Slade en se glissant avec volupté dans l'eau fraîche. "...depuis quelque temps, ma vie a pris une tournure irréelle, comme si quelqu'un la dirigeait de l'extérieur. Je suis toujours Slade, mais aussi quelqu'un d'autre, un être nouveau." Ses yeux se posèrent avec affection sur Alicia qui nageait en cercles autour de lui." Je suis comme elle. Son amnésie ressemble à une seconde naissance, et moi aussi je viens de renaître."
Il regardait autour de lui, tout en se frottant la peau pour enlever les traces de sa course effrénée, et se dit qu'il ne fallait pas qu'ils s'attardent dans cet endroit. Ils se trouvaient dans une petite vallée entourée de sommets, et devaient être terriblement visibles des hauteurs. Un peu plus loin, la rivière semblait s'enfoncer dans une gorge, ils se dirigèrent de ce coté. Les eaux n'étaient pas hautes en cette saison, et les bords du lit du torrent étaient tout à fait praticables. La gorge descendait vers le sud, et ce fut le chemin qu'ils empruntèrent pour quitter les montagnes. Il y eut quelques passages périlleux et la corde leur fut utile pour traverser les goulots étroits dans lesquels l'eau s'engouffrait parfois.
Lorsque la nuit tomba, ils étaient toujours dans la gorge. Slade n'avait aucune notion du chemin qu'ils avaient parcouru, mais il se sentait rassuré : les anfractuosités des rochers les avaient cachés toute la journée, et il y avait peu de probabilité que les guerriers les retrouvent. Ils passèrent la nuit dans une grotte, serrés l'un contre l'autre sous la couverture. Le vacarme d'une cascade proche était assourdissant, mais leur fatigue était très grande, surtout celle de Slade qui était très affaibli par la nourriture pauvre et l'absence d'exercice de ces dernières semaines.
En s'endormant, il pensait à Keita, son épouse. C'était une femme courageuse, mais il n'osait pas imaginer dans quel état désespéré elle devait se trouver en cet instant. Il se demandait comment les gens de son gouvernement lui avait appris la nouvelle de la capture de son mari, trois semaines auparavant. Il espérait qu'ils n'avaient pas eu le manque de tact de lui montrer la cassette vidéo que les révolutionnaires avaient enregistrée, car il était alors dans un état pitoyable. Il s'endormit en essayant de toutes ses forces de lui envoyer un message par la pensée, pour la rassurer, pour qu'elle sache qu'il allait bien. Ils étaient très amoureux et très proches l'un de l'autre, et Slade croyait fermement à la possibilité d'une communication magique entre deux êtres qui s'aiment.


Ils sortirent de la gorge, le lendemain matin,. et débouchèrent dans une vallée écrasée de soleil. La rivière s'y élargissait, rejointe par un autre torrent au centre d'une zone cultivée où s'élevait une habitation.
-" Je ne pense pas que ce soit raisonnable d'essayer de rentrer en contact avec les gens qui habitent ici.", dit Slade," Nous sommes encore trop proches des hautes montagnes. La région est certainement sous la coupe des Guerriers Rouges. Nous allons passer par là." Il désignait une colline qui traversait la vallée.
Des cultures en terrasse s'étendaient tout le long de la colline, et ce fut seulement lorsqu'ils furent au milieu d'elles que Slade s'aperçut que c'étaient des vignes. En voyant les grappes de raisin illicites, il se félicita de ne pas être allé vers la ferme. La grandeur de la plantation de drogue était tout à fait étonnante, et il se demandait, en la traversant, pourquoi les planeurs de l'armée inca ne l'avait pas encore repérée. Ils faisaient pourtant de fréquentes patrouilles dans le nord et arrosaient régulièrement les vignes qu'ils y trouvaient, avec un produit toxique. Ce produit ne les détruisait pas, les lois de respect de la végétation l'interdisaient, mais il empêchait le raisin de pousser pendant plusieurs années. Or, les grappes que voyait Slade, tout en avançant courbé entre les rangs, étaient belles et fournies, les vendanges allaient être bonnes.
La vallée débouchait sur un plateau désertique qu'ils traversèrent rapidement en essayant de se cacher tant bien que mal. Après s'être arrêtés un court instant pour se nourrir grâce aux rations de survie, ils marchèrent pendant des heures dans une forêt paisible. Vers la fin de l'après-midi, ils durent s'arrêter, car un immense champ de lavande leur barrait la route vers le sud, et des dizaines de femmes étaient en train d'y travailler. Ils se cachèrent dans un bouquet de buisson en attendant qu'elles cessent leur cueillette, avec l'intention de traverser le champ à la nuit tombée.


Ils somnolaient lorsqu'ils furent tout à coup réveillés par des voix. Deux femmes s'étaient installées près de leur buisson, sans doute pour faire une pause, elles parlaient des Guerriers Rouges :
-" Moi, je ne suis pas d'accord... regarde, depuis que les incas sont là, nous mangeons à notre faim, même les années de mauvaises récoltes. Sans leurs aides et leurs médicaments, j'en connais beaucoup qui ne seraient plus là !"
-" Tu as raison, moi je n'ose pas imaginer comment ça serait si les Guerriers Rouges prenaient le pouvoir. Ce sont tous de grosses brutes, je suis sûre que ce serait l'esclavage pour les petites gens comme nous."
Leur conversation continua sur ce ton pendant quelques minutes. Slade et Alicia se regardèrent et décidèrent, d'un accord tacite, de se montrer. Les femmes eurent tout d'abord un mouvement de frayeur en les voyant, puis, après que Slade leur ait expliqué qu'ils s'étaient enfuis du camp de la montagne, elles se détendirent. Elles s'écartèrent un peu, pour se concerter puis revinrent vers eux en leur proposant de les héberger pour la nuit :
-" Restez cachés jusqu'à ce soir", leur dit l'une d'entre elles. " Lorsque le travail sera fini, nous partirons les dernières et nous viendrons vous chercher pour vous emmener à la maison."


Le soir venu, ils suivirent les deux femmes jusqu'à l'entrée d'un petit village. La plus âgée les quitta alors, pour se diriger vers une place, après avoir fait un signe de connivence à son amie. Ils suivirent celle-ci jusqu'à sa demeure, une petite ferme un peu à l'écart.
" Cachez-vous dans la grange.", leur dit-elle en leur désignant la bâtisse," Je vais prévenir mon mari."
Ils s'allongèrent quelques minutes dans la paille et elle revint en compagnie de son époux. Elle portait un panier duquel elle sortit du pain et des fromages qu'ils mangèrent en écoutant celui-ci :
-" Ils vaut mieux que vous restiez ici.", leur disait-il," Ne vous montrez surtout pas. Il y a quelques fermiers qui sont partisans des Rouges, dans le village. Nous allons vous apporter des couvertures pour que vous soyez à l'aise pour dormir, et demain matin, je vous cacherai dans la charrette et vous emmènerai en ville."
Ils remercièrent l'homme et la femme de tout leur coeur et Slade leur assura qu'il leur prouverait sa reconnaissance dès qu'il serait de retour à la civilisation. Ils se firent chacun un lit dans la paille avec les couvertures que la femme leur avait apportées, et s'endormirent presque aussitôt.


Ils furent réveillés en sursaut par un fracas épouvantable : quelqu'un venait d'enfoncer la porte de la grange. Slade et Alicia se dressèrent sur leurs pieds. L'homme qui leur faisait face, dans l'embrasure de la porte, était un Guerrier Rouge armé jusqu'au dents. Slade tenta d'atteindre le sac pour s'emparer de son fusil laser, mais l'homme fut plus rapide : il frappa le sac d'un coup de pied et l'envoya de l'autre coté de la pièce. Il les fit sortir de la grange en les frappant dans le dos avec la crosse de son arme. Des dizaines de bandits les attendaient dehors, en compagnie des fermiers : de toute évidence, ils les avaient dénoncés. Les Guerriers Rouges leur avaient certainement promis une récompense, ou c'était peut-être la peur des représailles qui les avait fait agir ainsi...ils ne le sauraient jamais. On les frappa durement à la tête. Slade sentit qu'on le ligotait tandis qu'il gisait, a demi inconscient, sur le sol. Il reçut un autre coup violent et ce fut le trou noir.




Tout comme la première fois, il se réveilla ligoté à un poteau, mais, cette fois, Alicia était en face de lui, et elle était dans la même situation. Elle était toujours inconsciente et Slade gémit en voyant le sang couler d'une horrible plaie qu'elle avait à la tête. Il l'appela doucement par son nom, et, après quelques minutes, elle finit par reprendre conscience. En le voyant, elle eut la force de lui sourire et Slade lui dit quelques paroles rassurantes, pour la réconforter. Il lui dit d'avoir confiance, qu'ils allaient s'en sortir. Lui-même n'en croyait pas un mot, mais il lut le courage dans les yeux d'Alicia, et l'espoir naquit de nouveau en lui.
Un homme imposant pénétra dans la pièce, Slade ne l'avait jamais vu. Il portait un béret orné d'un écusson et, entre ce couvre chef et sa barbe imposante, on ne voyait que ses yeux noirs, terriblement fixes. Il agita une sorte de baguette en cuir en direction de Slade :
-" Bonjour étranger", lui dit-il en le cinglant à la joue," Mon nom est Léo, et tu dois trembler devant moi." Sa voix était grave, mais avec des accents hystériques. Il reprenait sa respiration entre chaque phrase, en aspirant l'air entre ses dents serrées. " Si je n'arrive pas à mettre dehors tous les gens de ton espèce...", il cracha par terre, "je les tuerai un par un. Je m'appelle Léo et je suis le maître ici. Maintenant que je suis là, plus question de s'enfuir, comme tu l'as fait avec cette traînée." Il frappa Alicia avec sa lanière.
-" Mais elle n'a rien fait !", tenta Slade," C'est une enfant, c'est moi qui l'ai entraînée ..."
-" Ta gueule !", le coupa Léo," Je sais tout. Je sais qu'elle a tout manigancé, avec la vieille. Mais elle est morte la vieille !", il hurlait," Je suis arrivé juste après votre départ, et je l'ai tuée de mes mains. J'aurais voulu que tu sois là pour voir ça, petit inca... mais tu verras encore mieux.", il désigna Alicia, "C'est elle que tu vas voir mourir, lentement sous tes yeux. Tu la verras pourrir sur place un peu plus chaque jour. Toi, on va te nourrir, mais elle, elle aura juste un peu d'eau, juste assez pour agoniser longtemps, devant toi." Il éclata d'un rire dément et sortit de la pièce.


Après ce terrible discours, Slade décida de refuser toute nourriture. Si Alicia devait mourir, il mourrait avec elle. Quelques heures plus tard, lorsqu'un homme pénétra dans la pièce avec une écuelle de bouillie, Slade garda les dents serrées. L'homme appela le gardien à la rescousse. Ils lui enfoncèrent un entonnoir dans la gorge et le remplirent de bouillie. Ils lui massèrent le cou pour le forcer à déglutir, c'était une impression horrible de se faire gaver comme un animal. Alicia l'implora de ne plus faire cela et d'accepter de manger. Ce fut elle qui lui prodigua des paroles rassurantes.
-" J'ai confiance.", lui dit-elle, " Je sens que je ne vais pas mourir. Et toi, il faut que tu gardes toute ta force pour le moment où nous pourrons nous venger de ce monstre."


Mais le mot 'monstre' était trop faible pour décrire Léo. Faire mourir Alicia devant Slade ne lui suffisait pas. Il arriva un jour comme un fou dans la pièce en compagnie de deux complices et arracha la tunique de la fillette. puis, tandis que les deux autres maintenait la tête de Slade pour le forcer à regarder, il la pénétra sauvagement. Alicia hurlait à chaque va et vient de la brute qui vociférait à l'adresse du prisonnier :
-" Regarde bien pourriture ! N'en perds pas une miette. Je suis sûr que tu en mourais d'envie! Hein ? C'est bon tu sais ! Et je suis sûr qu'elle aime ça, cette petite pute!".


Slade n'existait plus, il ne sentait même plus son corps déchiré par les liens. Il n'attendait plus que la mort. Et Léo surgissait, il violait Alicia qui semblait avoir perdu la raison. Elle ne parlait plus. Elle regardait Slade avec des yeux vides, comme si elle était ailleurs. Il perdit la notion du temps. Il devint un amas de haine. Le dégoût, la peur, la raison disparurent. Tout avait fait place à une haine dévorante qui l'emplissait tout entier. Il ne dormait plus, c'était impossible, mais sombrait périodiquement dans l'inconscience. Dans ces moments là, il revivait toutes ces scènes de viol dans des cauchemars plus vrais que la réalité, et s'éveillait en hurlant. Pendant un de ces cauchemars horribles, il rêva qu'il entendait le son d'hélicoptères électriques qui s'approchaient du camp. Mais c'était une hallucination, car Léo continuait à s'acharner sur Alicia inconsciente, sans rien entendre. Il s'arrêta, tout à coup, au milieu de ses insanités, lorsque le corps d'un des deux hommes, qui forçaient Slade à regarder, s'écroula sur le sol. Une longue flèche inca était plantée entre ses omoplates. La porte se volatilisa. Les soldats casqués pénétrèrent dans la cellule et maîtrisèrent les guerriers en une seconde. Ils coupèrent les liens d'Alicia et de Slade qui s'écroula sur le sol.


Il ne s'était pas évanoui. Totalement privé de force, son corps ne répondait plus, mais, tandis qu'on le transportait sur une civière, il gardait les yeux ouverts et son regard ne quittait pas Léo. Lorsqu'on l'installa sous une tente pour le soigner, il eut la force de demander que la tente reste ouverte., pour continuer à voir le monstre. Vers le milieu de la nuit, la haine lui fournit l'énergie nécessaire pour ramper en silence au dehors, saisir une arme, et tuer Léo dans son sommeil. Alors seulement, il sombra dans le coma.




Cette opération de sauvetage avait été le résultat de l'opiniâtreté de Keita, la femme de Slade. Au début de l'enlèvement, le gouvernement de Cuzco ne voulut rien savoir. Il n'était pas question de céder au chantage. Pour eux, la vie de Slade ne comptait pas. Keita essaya d'alerter les médias, mais les politiciens avaient main mise sur la presse, et personne ne l'écouta. Elle essaya donc de se défendre seule, et passa ses journées, en compagnie d'amis fidèles, à distribuer des tracts pour que tout le monde sache ce qui se passait. Mais la société inca était malheureusement très confortable, et peu de gens avaient de raisons de s'opposer au pouvoir en place. La dictature était à la tête d'un pays heureux, et son pouvoir était immense.
Cependant, Keita rencontra un jour une femme qui était dans la même situation qu'elle : pire encore, puisque son mari était prisonnier des Rouges depuis plus d'un an. Quelques jours plus tard, on lui en présenta une autre, puis une autre. Un mois plus tard, les familles et les amis de tous les otages (ils étaient au nombre de quatorze) formaient une association qui, renforcée des sympathisants, comportait plusieurs milliers de membres. Ils manifestaient régulièrement devant le palais du gouvernement, et une chaîne de télévision privée eût un jour le "courage" de parler d'eux. Ce n'était pas vraiment du courage, car, en échange, Keita leur avait promis l'exclusivité des interviews de Slade à sa libération...
Cette émission fit boule de neige, et, bientôt , tous les médias ne parlaient plus que de cette affaire. Le gouvernement fut obligé de céder à la pression publique. Il mit sur pied plusieurs commandos qui attaquèrent simultanément tous les camps où les otages se trouvaient prisonniers. Et ce fut un succès total. Non seulement tous les otages furent libérés, sains et saufs, mais, de plus, la révolution, qui couvait depuis plus de vingt ans, fut complètement matée. Quelques journalistes hardis se posèrent d'ailleurs la question de savoir pourquoi cela n'avait pas été fait plus tôt. L'un d'eux émit même l'hypothèse que cette guérilla était en fait entretenue par le gouvernement, de connivence avec les marchands d'armes, mais il n'écrivit qu'un seul article.


Keita était au chevet de Slade. Alicia, dans le lit voisin, commençait à se remettre. La trace des épreuves disparaissait peu à peu de son visage, grâce à l'attention constante des médecins de l'hôpital. Elle paraissait presque heureuse, surtout depuis que Slade et Keita lui avaient annoncé qu'ils allaient l'emmener avec eux à Cuzco et l'adopter. Ils avaient pris cette décision après que Slade eût raconté toute l'histoire à Keita horrifiée. Ils se jurèrent de tout faire pour que la jeune fille oublie ces horreurs. Il lui donnerait la possibilité d'étudier et de jouir d'une vie normale d'adolescente. Alicia n'avait pas retrouver la mémoire, et, malgré les recherches de la police locale, on ne retrouvait pas ses parents. Personne n'avait signalé de disparition et le mystère restait entier.


L'hôpital était situé au bord de la mer, près de Marseille et ils passèrent leur convalescence sur la plage. Bronzage, baignade, promenades en voilier eurent vite raison des souvenirs traumatisants de leur aventure. Ils quittèrent les médecins une semaine avant leur retour vers Cuzco, pour s'installer dans un hôtel de luxe, en compagnie des autres otages, au frais du gouvernement inca. Slade et Keita n'avaient jamais eu les moyens de s'offrir de telles vacances. Certes, le prix de celles-ci avaient été dur à payer, mais ils en profitèrent pleinement, avec amour. La société Nestac avait fait parvenir une lettre à Slade et lui offrait une promotion dans l'entreprise. Il ne serait plus prospecteur, et sa fonction de cadre supérieur allait lui assurer un salaire confortable.


Assis sur le sable, il contempla les deux être qu'il aimait sortant de l'eau et s'avancer vers lui et ferma les yeux pour croire de toutes ses forces à ce bonheur.




Le son de l'avertisseur fit sursauter Slade. Il était plongé dans ses pensées et n'avait pas vu que le feu était passé au vert. Dans sa surprise, il enfonça l'accélérateur, et fila tout droit, oubliant qu'il s'était mis dans la file de gauche pour prendre une rue adjacente. Il évita de justesse une voiture de l'autre coté du carrefour et se rabattit sur la droite en subissant quelques insultes de la part des chauffeurs des autres véhicules, énervement de fin de journée.
La circulation dans Cuzco était devenue épouvantable et Slade devait subir chaque soir une heure d'encombrement avant de rejoindre la maison qu'il avait achetée en banlieue. Son nouveau salaire leur avait permis ce déménagement quelques mois après leur retour, et l'année qui venait de passer s'était écoulée dans un bonheur paisible. Alicia fréquentait une école spécialisée, non loin de leur demeure, où les professeurs essayaient de la mettre à niveau, pour qu'elle puisse entamer des études. Au début, tout se passait plutôt bien, mais, depuis quelque temps, Alicia avait changé, et c'était ce qui troublait Slade tandis qu'il conduisait. Elle était devenue bizarre, renfermée, et répondait évasivement aux questions inquiètes de ses parents adoptifs. Après concertation, Slade et Keita avaient décidé de ne pas la brusquer. Après tout, l'expérience traumatique qu'elle avait vécue n'était pas si lointaine. Ils avaient cessé de l'importuner, même lorsqu'elle rentrait tard le soir sans leur dire où elle était allée, mais leur inquiétude ne faisait que croître. Ils l'entouraient de toute leur affection, en espérant que cela suffirait à faire passer cette période étrange de l'évolution de la jeune fille.


Slade, au volant de sa voiture, se maudit intérieurement d'avoir oublié de tourner à gauche. Les rues de Cuzco étaient un amas de sens uniques, et il ne savait pas comment retrouver sa route. Pour comble de malchance, il avait oublié le plan de la ville à son bureau. Il tourna dans des rues au hasard, et finit par se retrouver dans un quartier de la ville qu'il ne connaissait absolument pas. Il gara son véhicule et en descendit pour essayer de demander à un passant où il se trouvait.
Le quartier était sinistre. Il voulut aborder un homme, mais celui-ci ne daigna même pas s'arrêter. En tournant dans une ruelle, il se retrouva tout à coup entouré de prostituées.
-" Tu montes avec moi mon chou", lui dit l'une d'elles en le saisissant par la cravate. Puis, après qu'il lui ai répondu qu'il cherchait son chemin, elle continua :" Oh, il est perdu le minou ! Regardez les filles ! Un petit chaton qui cherche sa maman !".
Slade se tourna vers les autres prostitués et resta pétrifié : Alicia était parmi elles ! La jeune fille, habillée d'une simple robe fendue et maquillée à outrance fit demi tour et s'enfuit vers le fond de la ruelle en voyant son père adoptif.
-"Lâchez moi, idiote !", dit-il à la prostituée qui le tenait toujours par la cravate. Il se mit à courir derrière sa fille." Alicia ! Arrête-toi, je t'en prie !". Il hurlait, essoufflé par sa course, mais la jeune fille courrait vite. Elle disparut derrière une palissade.
Slade déboucha sur un terrain vague, et, pour tout arranger, la pluie se mit à tomber. La nuit était sombre et il n'y voyait pas à deux mètres. Pas de traces d'Alicia. De toute évidence, sa fille connaissait bien le quartier, ce qui n'était pas son cas, et il abandonna rapidement la poursuite. Il retourna dans la ruelle, décidé à interroger les prostituées, mais elles avaient flairé les embrouilles : la ruelle était déserte. La pluie redoublait de violence et Slade se réfugia dans sa voiture.
Bizarrement, il s'était attendu à ce que quelque chose de ce genre arrive. Le comportement étrange d'Alicia prenait une forme évidente. Slade posa le front sur son volant, il pleurait. " Nous croyions qu'elle avait oublié toute cette horreur...", pensait-il,"...mais c'était trop beau. Tous ses traumatismes sont restés là, cachés au fond d'elle même. Elle n'a rien montré, et maintenant ils se manifestent ainsi. Pauvre petite ! Mais je ne te laisserai pas te perdre !" Il tapa du poing sur son tableau de bord, mit sa voiture en route et entreprit de retrouver le chemin de sa maison.


Slade et Keita étaient assis sur le sol de la chambre de leur fille. Ils étaient anéantis. Ils venaient de trouver des bouteilles d'alcool cachées sous le lit. Leur fille se droguait, et, en plus, elle se prostituait pour gagner les sommes exorbitantes que nécessitait son vice. Mais Slade rejeta ce mot de sa pensée. Alicia était malade, ce n'était pas du vice. Son amnésie, les viols répétés de Léo, tout cela l'avait complètement déséquilibrée, on devait pouvoir la guérir !
Lorsque Slade était enfin rentré, Keita avait lu le drame sur son visage et elle écouta son récit en larmes mais sans hystérie. Ils avaient alors appelé le directeur de l'école que fréquentait Alicia. Celui-ci ne l'avait pas vu depuis un mois, et il s'étonna de leur appel car Alicia lui avait donné un mot de leurs mains expliquant qu'ils la changeaient d'école. Elle avait fait un faux pour être libre de cette contrainte.


Alicia rentra dans la nuit. Elle était complètement ivre et se précipita dans les bras de Keita en pleurant. Elle leur demandait pardon et ils lui dirent que c'était de leur faute, qu'ils n'avaient pas su la comprendre. Le reste de la nuit se passa dans une flambée d'amour entrecoupé de sanglots. C'était comme si toute la tension accumulée un an auparavant trouvait enfin une porte de sortie. Ils avaient contenu toute la haine et le désespoir que l'horreur avait fait naître en eux, mais ne s'en étaient jamais libéré. Ils avaient posé un masque de bonheur sur leurs angoisses, et le masque se brisait. On ne doit pas essayer de construire sur des ruines, Slade en prenait conscience tandis que des images, oubliées à dessein, resurgissaient dans son esprit.
Dès le lendemain, ils décidèrent d'entreprendre une thérapie. Le psychiatre qu'ils consultèrent leur apprit qu'il comptait déjà neuf des quatorze otages parmi ses patients. Tous avaient craqué, certains peu de temps après leur libération et d'autres plus récemment. Ils essayèrent de faire une thérapie de groupe, mais c'était trop difficile, surtout pour Alicia qui avait du mal à revivre ses épreuves en public. Elle suivit donc des séances particulières de psychanalyse traditionnelle. Cela semblait lui faire du bien, ... jusqu'au jour où elle disparut.
Elle n'avait même pas laissé un mot, Keita et Slade vécurent dans l'angoisse pendant plusieurs semaines. Lorsqu'ils eurent enfin des nouvelles, ce fut par la police : Alicia avait tenté un cambriolage en compagnie d'une bande de voyous et s'était fait arrêter. Sa peine de prison fut minime, car elle était mineure, et le juge, connaissant les faits passés, fut indulgent avec elle. Durant les deux mois qu'elle passa en prison, Slade chercha désespérément une solution : il ne voulait pas que tout cela recommence à sa sortie. Un des ses amis lui parla un jour d'un sorcier, une sorte de vieux mage, qui habitait dans la forêt. Il s'y rendit avec Alicia, le jour même de sa libération.


Le sorcier était un homme étrange. Immense et maigre, il semblait flotter au dessus du sol dans une grande robe blanche. Il officiait au milieu d'un capharnaüm de fioles, de poudres, et de plantes odorantes. Des cristaux de quartz suspendus un peu partout faisaient vibrer la pièce de leurs reflets multicolores. Il écouta Slade avec attention, et finalement lui répondit :
-" Il faut qu'elle retrouve la mémoire. Elle ne pourra retrouver son équilibre qu'en se souvenant de son passé et en l'acceptant. Si vous êtes d'accord, je peux l'hypnotiser pour l'y aider."
Alicia et Slade acceptèrent, et le sorcier, après avoir endormi profondément la jeune fille d'un sommeil hypnotique, commença à lui poser des questions :
-" Comment t'appelles-tu ?"
-" Je m'appelle Florence, et j'ai onze ans", répondit Alicia, d'une petite voix.
-" Très bien. Sais-tu où sont tes parents ?"
-" Bien sûr ! Ils sont là !", elle désignait un point quelque part, " Ils sont assis dans le jardin, ils bavardent avec des amis. Moi je suis sur la balançoire !" Elle semblait très contente.
-" C'est bien.", continua le mage, en faisant signe à Slade de se calmer car il faisait mine de vouloir, lui aussi, poser des questions. " Est-ce que tu sais, Florence, dans quelle ville se trouve ta maison ?"
-" 96 rue Berluc Perussis 04300 Forcalquier", répondit la petite fille d'un trait. Slade était interloqué, car ce n'était pas ainsi que l'on exprimait les adresses en Provence, elle devait tout mélanger. Il allait le dire au sorcier, mais Alicia-Florence continuait :" Je m'appelle Florence Bertoux et je suis en cinquième au collège de Forcalquier."
Slade n'y tint plus. Il fit signe au sorcier de s'approcher de lui et lui murmura à l'oreille : -" C'est impossible. Ce qu'elle dit est incohérent et il n'y a pas de collège à Forcalquier, c'est un tout petit village. Arrêtez cette mascarade."
-" Calmez vous", lui répondit le mage, sûr de lui," J'ai déjà eu un cas semblable. Je lui pose encore une question pour confirmer ma présomption, et je la réveille."
Il se tourna vers la jeune fille : "Florence, écoute-moi bien. Est-ce que tu connais les incas ?"
-" Les incas ? bien sûr", répondit Florence, assez fière" J'ai appris ça à l'école. C'est une civilisation disparue qui vivait avant en Amérique du sud. Ils avaient fait un grand empire, mais ils ont été battus par les Espagnols".


Lorsque Alicia se réveilla, elle ne se souvenait de rien, mais elle était très calme. Ce n'était pas le cas de Slade, qui bouillait en attendant les explications du sorcier. Il était persuadé d'avoir affaire à un imposteur qui se moquait de lui. Mais lorsque l'homme commença à lui parler de mondes parallèles, d'univers qui à certains moments de l'histoire partaient du notre pour une direction différente, Slade lui porta attention car ces théories le fascinaient.
-" J'ai déjà rencontré un homme qui venait d'un univers comme ceux là.", lui expliqua le sorcier, " Il m'a parlé de son monde qui a commencé à différer du notre il y a un peu plus de cinq cents ans. Pour quelle raison ? Je l'ignore, mais, dans l'univers de cet homme, la civilisation inca a disparu et c'est un peuple d'Amérique du Nord qui domine la planète. Je pense qu'Alicia, ou plutôt Florence, vient elle aussi de ce monde. C'est la raison principale de son déséquilibre. Elle n'est pas à sa place ici, elle ne se trouve pas chez elle. Il faut qu'elle retourne dans son univers."
Slade était abasourdi, tout comme Alicia, mais il parvint à balbutier :
-" Retourner dans son univers ? Mais comment ... ?"
-" Il y a peut-être une solution.", lui dit calmement le mage," Lorsque cet homme est venu me voir, il était, contrairement à Alicia, tout à fait conscient de ne pas être dans son univers. Il n'était pas amnésique, et son espoir, en venant me voir était que je l'aide à retourner là bas. Je l'ai donc hypnotisé, lui aussi, et pendant que je lui posais des questions, il s'est volatilisé..."
-" Volatilisé ! C'est bien beau...", rétorqua ironiquement Slade que le calme de l'homme énervait," ...mais vous avez hypnotisé Alicia et elle est toujours là."
-" Oui, mais calmez vous", lui dit le sorcier avec un sourire," Lorsque cet homme s'est volatilisé, certainement pour repartir dans son univers, j'ai eu une vision. J'ai vu une grande porte qui s'ouvrait sur une lumière blanche ... et je sais où est cette porte."
-" Vous voulez dire que vous connaissez une porte entre deux univers ?", Slade commençait à avoir des doutes," Et vous l'avez franchie ?"
- Non, malheureusement, je ne sais pas comment elle s'ouvre. Je m'y suis rendu, j'y ai utilisé toute ma magie, mais rien ne s'est passé. Mais allez y, peut être que la présence d'Alicia changera l'ordre des choses."


La "porte" était en fait un bas relief situé au Machu Pichu. Slade et Alicia s'y rendirent. Alicia passait et repassait devant la pierre, elle essayait d'appuyer dessus en divers endroits, rien ne se produisait. Ils étaient sur le point de renoncer, lorsque l'attention de Slade fut attirée par un creux, entre deux sculptures, dont la forme lui semblait familière. Il s'approcha et se souvint en un éclair où il avait déjà vu cette forme. Il fouilla dans sa poche et en ressortit un objet. C'était le triangle de métal bleuté que lui avait donné le bijoutier à Marseille. Le triangle percé en son centre correspondait exactement à la forme dans le mur. Il se souvint des paroles de l'homme: " Gardez-le sur vous, où que vous alliez. Un jour vous comprendrez." Le creux dans la pierre semblait être le moule de l'objet.
Slade introduisit le triangle dans le bas relief. L'objet s'y enfonça comme une clé, et Alicia disparut.




Keven était très concentré. Les doigts crispés sur la manette, les yeux rivés sur l'écran, il dirigeait le personnage de son jeu vidéo à travers le labyrinthe d'un temple. Il était au septième niveau du jeu, et cela faisait plusieurs jours qu'il échouait, toujours au même endroit. Le jeu consistait à diriger un explorateur dans une jungle d'Amérique du sud.
L'explorateur arriva sur un pont qui traversait un gouffre. Le pont était constitué de lattes de bois branlantes. Keven était bien décidé, cette fois-ci, à traverser le pont. D'autant plus que, de l'autre coté, se trouvait la porte qui menait au niveau suivant du jeu. Cette porte était un bas-relief inca sur lequel était dessiné l'empreinte de la clé, un petit triangle bleu, que l'explorateur avait trouvée au deuxième niveau. Keven engagea le personnage sur le pont. Il devait éviter les lattes de bois moisi qui s'écroulaient s'il marchait dessus. Arrivé à la moitié, il baissa le personnage pour éviter un vol de chauve-souris qui passait en produisant des cris horribles dans les haut-parleurs de l'ordinateur.
Une goutte de sueur coulait sur le front de Keven, il était presque au bout du pont lorsqu'un cri retentit :
-" Keven ! A table !". Il sursauta, fit une fausse manoeuvre, et l'explorateur tomba dans le gouffre. Il maudit sa mère, qui venait de hurler ainsi, et coupa l'alimentation de son ordinateur pour descendre dans la salle à manger.
Le repas fut sinistre, comme d'habitude. Ils étaient quatre à table : Keven , son père, sa mère, et la télévision. C'était surtout cette dernière qui était sinistre, car c'était l'heure des informations. Ses parents dînaient tous les soirs en regardant la misère du monde, les accidents , les malheurs, les cataclysmes, qui arrivaient aux autres. Cela les rassuraient sur leur bonheur tranquille et sécurisé, car leurs petits problèmes leur semblaient ridicules par rapport à la souffrance de ces pauvres gens. Keven s'ennuyait fermement pendant les repas, mais il se disait que, finalement, le monologue désespérant de ce convive carré leur évitait des conversations inutiles qui se seraient certainement mal terminées. Il redoutait surtout le sujet de ses résultats scolaires, qui étaient loin d'être fameux. L'informatique était la seule matière qui l'aurait éventuellement intéressé, mais Keven n'avait que douze ans et il devait attendre d'avoir son bac, lointaine utopie, pour commencer à l'étudier.
Il monta se coucher vers vingt et une heures, comme tous les soirs, accompagné du rituel :
-" Et surtout, que je ne t'entende pas allumer ton ordinateur, c'est l'heure de dormir, pas de jouer à tes stupides jeux vidéo."
"Stupides jeux vidéo...stupides jeux vidéos...en tout cas, moins stupides que la réalité en boite que l'on subit tous les soirs au journal télévisé.", pensait Keven en enfilant son pyjama. "Si ça se trouve, les infos ne sont pas plus réelles que mes jeux. Les gens vivent en étant persuadés que les images de la télévision sont la réalité, mais elles ne sont pas plus vraies que les décors de mes labyrinthes. Ce ne sont que des points lumineux diffusés par un écran, comme sur mon ordinateur. Ils critiquent la violence des jeux vidéos, mais nous, nous savons bien que ce n'est pas une violence réelle, tandis qu'eux, ils absorbent chaque soir toute la violence du monde en mangeant leur soupe". Il se coucha et éteignit la lumière.


Au milieu de la nuit, Keven fut réveillé par une musique. Il ouvrit les yeux, son ordinateur était allumé. Il se leva pour l'éteindre, à moitié endormi, et s'aperçut, intrigué, que l'appareil semblait jouer tout seul. L'explorateur était en train de franchir le pont. Il évita avec adresse toutes les lattes de bois moisi. Il se baissa au bon moment pour éviter le vol de chauve souris. Il sauta par dessus la pierre qui marquait la fin du pont et arriva de l'autre coté. Médusé, Keven regardait avec des yeux ronds l'ordinateur agir sans son contrôle. Il était trop endormi pour se demander comment cela était possible, il attendait la suite. L'explorateur tendit le bras vers la porte. Sa main tenait la clé bleue. Il enfonça la clé dans un trou du bas-relief.
Alicia était dans le noir total, elle avançait, les bras tendus en avant, et la peur montait en elle tandis que ses mains ne rencontraient que le vide. Elle commença à avoir du mal à respirer et s'assit en tailleur sur le sol pour reprendre son souffle. Celui-ci était froid et lisse, elle n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait. Elle mit ses deux mains sur ses tempes et sentit les larmes monter, sans pouvoir les retenir. Elle cria le nom de Slade plusieurs fois mais n'eut pas de réponse, pas même un écho.
Après quelques minutes, où quelques heures, (il était difficile de mesurer le temps sur les seuls battements de son coeur), une musique lointaine retentit. Alicia se leva et se dirigea vers l'endroit d'où elle semblait parvenir. Elle distingua un point lumineux dans cette direction. Elle s'approcha, et le point s'agrandit. C'était une sorte de fenêtre carrée suspendue au dessus du sol, et la lumière qui s'en dégageait n'éclairait même pas l'endroit où elle se trouvait. Elle regarda au travers. Un garçon derrière la vitre, en pyjama rayé, la fixait d'un air abasourdi.
Keven était sidéré. La jeune fille, qui venait d'apparaître sur l'écran, paraissait complètement réelle. Il avait l'impression qu'il aurait pu la toucher. Il n'avait jamais vu une image de synthèse aussi bien faite. On aurait dit que la jeune fille était à l'intérieur de l'écran. Ses lèvres remuaient, et Keven monta le son des haut-parleurs pour entendre ce qu'elle disait :
-" Aidez moi à sortir d'ici !", criait Alicia en tapant sur la vitre." Je vous en prie. J'ai peur. Aidez moi !"
-" Qu'est ce que c'est que ce raffut ?", hurla le père de Keven en faisant irruption dans la chambre. " Tu joues à l'ordinateur en pleine nuit maintenant ? Tu es tombé sur la tête ? Il est trois heures du matin !"
Keven coupa l'alimentation de l'ordinateur et se précipita dans son lit en bredouillant des excuses. Son père éteignit la lumière en disant qu'ils régleraient ça demain et ferma la porte. Keven tremblait d'excitation dans son lit, il mourrait d'envie de se relever pour rallumer l'écran, mais la trouille des représailles était trop grande. Il finit par s'endormir. Il souriait car il avait eu le réflexe, avant d'éteindre, d'appuyer sur la touche qui permettait de sauver le jeu et il savait qu'il pourrait le redémarrer au même niveau.


Le lendemain matin, il descendit au petit déjeuner en étant persuadé de se prendre le savon du siècle. Mais, miracle, son père ne lui dit rien. Keven en conclut qu'il avait du se lever en plein sommeil, comme un somnambule, et se garda bien d'aborder le sujet. La journée au lycée lui parut d'une longueur effroyable. Il avait perpétuellement devant les yeux le visage de la jeune fille et n'avait qu'une hâte : rentrer chez lui pour connaître la suite du jeu. Il se fit réprimander plusieurs fois par ses professeurs, car il n'entendait même pas les questions qu'on lui posait. Il se prit deux heures de colle pour le samedi suivant, mais cela ne lui fit ni chaud ni froid, car il en avait déjà récolté quatre la veille.
Pendant le repas de la cantine, il raconta son aventure de la nuit à Christophe, son meilleur copain, passionné comme lui de jeux vidéo. Christophe ne voulait pas le croire, et Keven lui dit de venir chez lui, à la fin des cours, pour lui montrer le phénomène.


Keven alluma l'ordinateur et chargea le jeu à l'endroit où il l'avait sauvé. Alicia était assise sur le sol. Elle se dirigea vers la vitre lorsqu'elle la vit s'allumer. Cette fois-ci, deux garçons se tenaient derrière. Elle se mit à taper sur l'écran en appelant au secours.
-" C'est complètement dingue !", dit Christophe à l'adresse de son copain," C'est irréel tellement ça paraît vrai. Mais il faut faire quoi ? Il y a des instructions dans le manuel du jeu ?"
-" Je ne sais pas.", lui répondit Keven." C'est une copie qu'un mec m'a donnée et je n'ai pas le manuel. Mais, attend, on va essayer."
Ils essayèrent toutes les touches du clavier, mais rien ne se produisit. Christophe, pour plaisanter, dit à l'adresse de l'écran :
-" Je crois bien que tu es coincé, ma vieille !"
-" Je ne suis pas ta vieille !", lui répondit Alicia.
-" Hé mec ! J'ai rêvé ou elle m'a répondu ?", Christophe était interloqué.
-" Mais oui je t'ai répondu", continua Alicia, " Vous êtes sourds ou quoi ? Cela fait une heure que je vous demande de me faire sortir d'ici."
- Nous, on veut bien te faire sortir.", dit Keven, " Dis nous sur quelle touche on doit appuyer."
-" Quelle touche ?" Alicia ne comprenait plus rien "Qu'est-ce que vous racontez ? Ou suis-je ? Qui êtes-vous ?".
Une conversation irréelle s'engagea alors entre Alicia dans l'ordinateur et les deux jeunes garçons. Au début, ils crurent parler à un jeu sophistiqué, muni de reconnaissance vocale, puis, ensuite, il se demandèrent si ce n'était pas un canular, une émission de télé débile avec des caméras cachées. Mais après qu'Alicia ait terminé son récit, après qu'elle leur eût parlé du sorcier et de la théorie de celui-ci sur les univers parallèles, ils acceptèrent la situation. Ils avaient lu, tous les deux, suffisamment de livres de science-fiction pour pouvoir croire à ce genre de choses.
Mais comment sortir la jeune fille de cette situation ? La question restait entière. Keven se souvint alors d'un de ses oncles qu'il ne voyait pas souvent car il n'était pas très aimé du reste de la famille. Il s'appelait Carlos, et se passionnait pour tout ce qui touchait à la parapsychologie et aux phénomènes surnaturels. De plus il était informaticien de métier. Christophe et Keven décidèrent d'aller lui rendre visite et informèrent Alicia qu'elle allait se retrouver dans le noir, le temps qu'ils transportent l'ordinateur jusque chez lui.


-" Maman, mon ordinateur est en panne.", dit Keven à sa mère quelques instants plus tard. " J'ai envie d'appeler Carlos pour voir s'il ne peut pas le réparer. Ca coûtera moins cher."
L'argument était décisif et sa mère accepta. Après un coup de téléphone pour s'assurer que l'oncle était chez lui, Keven et Christophe, l'un chargé de l'ordinateur et l'autre de l'écran et du clavier se dirigeaient vers la maison de Carlos, distante de quelques centaines de mètres.
Mal rasé, en chaussons, les lunettes de travers, affublé d'un gilet recouvert de cendres de cigarette, Carlos avait tout de l'informaticien typique. Les deux garçons installèrent l'ordinateur dans l'atelier qu'il avait construit dans son garage. C'était un bric à brac impressionnant de pièces électroniques et d'appareils inachevés mais Carlos semblait savoir où chaque objet se trouvait.
Ils allumèrent le jeu. L'oncle comprit tout de suite qu'il assistait à un événement exceptionnel. Il devint fébrile, presque hystérique. Il était impossible que l'image de la jeune fille qu'il voyait sur l'écran soit fabriquée par ce petit ordinateur. Il n'avait jamais vu une telle définition, même sur les gros systèmes qu'il utilisait à son travail. Il devint comme fou lorsqu'il réalisa qu'Alicia répondait à ses questions. C'était un phénomène surnaturel, il ne pouvait pas en douter. Il était en face d'une porte permettant de communiquer avec un autre monde... Il réfléchit, et s'adressa aux enfants :
-" Ecoutez les gosses. ", il se racla la gorge et alluma une cigarette, " Il y a peut-être un truc à essayer pour sortir votre copine de là. Il y a quelque temps, j'ai travaillé avec un médium qui était capable d'engendrer des ectoplasmes. Vous savez, c'est ainsi que l'on nomme les émanations visibles du corps du médium. J'ai fabriqué un appareil qui permet d'amplifier le phénomène." Il leur montra un amas de fils et de circuits intégrés d'où émergeaient un casque et une sorte d'antenne. " Le médium mettait ce casque sur la tête, et les ectoplasmes apparaissaient autour de l'antenne. J'ai assisté à des apparitions extraordinaires, mais, malheureusement, aucune n'a été durable. J'ai bien envie d'essayer d'interfacer votre ordi à la place du casque, pour voir. Qu'est-ce que vous en pensez ?"
Les deux garçons approuvèrent, et ils aidèrent tant bien que mal Carlos à effectuer les branchements. Lorsque ce fut terminé, l'oncle installa l'antenne au milieu de la pièce et alluma l'appareil. Celui-ci émit tout d'abord quelques étincelles que Carlos attribua à de petits faux contacts, puis tout se stabilisa. Ils attendirent plusieurs minutes, rien ne se produisait.
-" Je pense que c'est à vous d'essayer de sortir.", dit Carlos, en s'adressant à Alicia, " Si la machine enregistre votre volonté, ça va peut-être marcher." Il se grattait la tête, et n'avait pas l'air très sûr de lui.
Alicia recula jusqu'à ce que la fenêtre ne soit plus qu'un petit point. Elle prit sa respiration et se mit à courir dans cette direction. Arrivée à quelques mètres, elle ferma les yeux et sauta, comme pour se précipiter dans le vide.
Un violent éclair bleuâtre jaillit de l'antenne, puis un nuage de fumée blanche se forma au milieu du garage. Carlos et les garçons reculèrent en se protégeant les yeux, car la lumière était aveuglante. Lorsque la fumée se dissipa, Florence était debout au milieu de la pièce.




Florence entra dans sa maison par la porte de derrière, comme d'habitude. Sa mère était dans la cuisine, penchée sur l'évier.
-" Tiens ! Tu étais dehors ? Je ne t'ai même pas entendue sortir", lui dit elle en se penchant de nouveau sur sa vaisselle.
Florence ne dit rien, elle avait la gorge serrée, et monta dans sa chambre. Après son apparition dans le garage de Carlos, elle leur avait demandé quelle était la date. C'était la même que le jour de sa disparition. Pour Florence, trois années s'était écoulées, et pour sa mère, à peine cinq minutes.
Arrivée dans sa chambre, elle alluma aussitôt son ordinateur, car elle se souvenait très bien de ce qu'elle faisait avant de réapparaître dans la jungle de Haute Provence, dans cet autre univers. Elle était alors en train de jouer à un jeu vidéo nommé "La Revanche des Incas". Elle y dirigeait un personnage dans le labyrinthe d'un temple, et c'était lorsqu'elle avait voulu ouvrir une porte dans un des murs du labyrinthe que l'événement s'était produit.
Mais l'icône qui lui permettait de lancer le jeu avait disparu. En regardant sur le disque dur, elle constata que les fichiers du jeu n'y étaient pas non plus...ou n'y avait jamais été. Le pire, c'était qu'elle ne se souvenait absolument pas où elle avait acheté ces disquettes de la "Revanche des Incas". Ce souvenir restait terriblement absent de sa mémoire. Par contre, toutes les expériences horribles vécues par Alicia, elles, étaient toujours là, terriblement présentes dans son esprit.
Assise sur le lit, Florence se regardait dans la glace. C'était, physiquement, une petite fille de onze ans, mais, mentalement, elle en avait quatorze. Elle avait connu la souffrance, la peur, le viol et la haine, mais son visage d'enfant ne portait aucune trace. Elle se mit à pleurer, puis s'endormit tout habillée sur son lit.