-"
Vous désirez boire quelque chose ? ".
Cette
phrase sortit Slade de sa rêverie. Il se détourna du hublot au
travers duquel il regardait, sans les voir, les bâtiments de
l'aéroport et porta son regard sur le chariot de l'hôtesse qui
venait de lui poser cette question. L'assortiment de boissons était
tout à fait classique et il fit rapidement son choix.
-"
Donnez-moi un Cuba en boite, s'il vous plaît."
L'hôtesse
de l'air, sans se départir de son magnifique sourire commercial, lui
demanda de préciser :
-"
Léger ou normal ? "
-"
Normal, normal...", répondit Slade avec un geste
d'exaspération, et il se colla de nouveau le nez contre le hublot
tandis que la jeune femme déposait sur son plateau une canette de
Cuba-Coba. Il avait les nerfs à vif, car c'était sa première
mission, et l'extrait de marijuana contenu dans le soda ne pouvait
que lui faire du bien.
Il
se repassait en tête l'entrevue qu'il avait eue deux jours plus tôt
dans le bureau de son patron. Embauché dans l'entreprise un mois
auparavant, il se doutait bien que c'était pour une mission qu'on
l'avait convoqué et son coeur battait à tout rompre tandis qu'il se
dirigeait vers la porte imposante du P.D.G. de Nestac. Des années
d'efforts et d'études, suivies de nombreuses démarches pour trouver
un job, allaient enfin aboutir. Ce n'était pas le coté commercial
qui l'avait attiré vers le métier de prospecteur, mais une furieuse
envie de voyager, qui le tenaillait depuis son enfance. Certes, la
banlieue verdoyante, dans laquelle il avait toujours vécu, n'avait
rien de désagréable, mais il avait depuis toujours envie de partir
loin, de voir des gens différents, de sentir la planète sous ses
pieds. Et puis, les publicités de Nestac à la télévision y
étaient pour beaucoup. On y voyait toujours un prospecteur affairé,
et entouré de belles indigènes; il marchait de sac en sac dans un
décor de jungle, afin de choisir les meilleures plantes pour les
diverses infusions commercialisées par la firme.
-"
Vous allez partir en Europe, petit veinard !...", lui avait
assené son patron alors qu'il franchissait la porte de son bureau.
"... et dans une belle région de surcroît : il se trouve que
certains paysans ont entrepris la culture des plantes aromatiques en
Provence. Vous allez voir sur place si la qualité correspond à nos
critères de sélection. Voilà le dossier...". Il poussa vers
Slade une chemise de carton à l'estampille de la firme. "...vérifiez
qu'il contient bien tout ce qu'il vous faut. Vous partez
après-demain."
Slade
s'était alors approché de la fenêtre, tout en consultant
rapidement les feuillets. Le soleil se couchait sur Cuzco et les
cellules des toits solaires miroitaient dans les couleurs pourpres et
orangées. La circulation était fluide sur le grand canal et les
barques électriques allumèrent leurs phares à l'approche de la
nuit, pour créer un ruban de joyaux scintillants. La silhouette d'un
grand planeur se découpait sur le ciel, au-dessus de l'aéroport. Il
passait derrière l'immense statue de Pacha Capac, dernier descendant
de Manco Capac et souverain vénéré. Le planeur venait de décoller
et il largua son élastique de lancement qui retomba en ondulant
comme un serpent vers la piste. "Dans deux jours, je serai dans
ce planeur", pensa Slade, et il se retourna, l'estomac noué et
la gorge sèche pour s'entendre répondre, d'une voix mal assurée :
-"
C'est parfait. Tout y est. Je vous remercie, Monsieur."
Sentant
son anxiété, le P.D.G. se leva de son bureau et se dirigea vers lui
pour le prendre amicalement par les épaules et lui murmurer :
-"
Ne vous inquiétez pas. Tout ira bien. Je suis sûr que vous avez
l'envergure pour réussir, même dans une région aussi sauvage que
la Provence. N'est-ce pas le sujet que vous avez choisi pour votre
thèse à l'université ?"
-"
C'est exact, Monsieur", répondit Slade en prenant une longue
inspiration par le nez, puis en soufflant lentement pour dissiper le
noeud énergétique qui s'était formé au niveau de son plexus.
-"
Alors, je suis certain d'avoir fait le bon choix. J'ai confiance en
vous. Vous allez nous ramener des échantillons magnifiques, je le
sais", continua son patron en le poussant gentiment vers la
porte, où il prit congé.
Les
deux jours de préparation du voyage s'étaient passés comme dans un
rêve. Son esprit était déjà ailleurs. Il avait tout accompli dans
la plus totale distraction et, alors que le planeur roulait sur la
piste, il se demandait encore s'il n'avait rien oublié. Cette
distraction avait même failli lui coûter cher, car la veille, en
arrêtant sa voiture pour faire le plein à la station d'électricité,
il avait oublié de serrer le frein à main. La voiture s'était mise
à rouler au moment où il allait brancher la prise de la pompe à
celle de son réservoir d'énergie. Seul son bon entraînement
physique lui avait permis d'avoir le réflexe de sauter à
l'intérieur du véhicule pour éviter qu'il s'écrase contre la
barrière automatique de la station.
Slade
souriait à ce souvenir, lorsque le bambuco, diffusé par les
haut-parleurs du planeur, cessa brusquement pour laisser la place à
la voix du commandant de bord qui annonçait le décollage imminent.
On entendit le cliquetis des ceintures de tous les passagers qui se
calèrent dans leur fauteuil pour atténuer la forte pression du
décollage. Slade but une dernière gorgée de Cuba-Coba et ferma les
yeux pour calmer sa respiration.
Il
les rouvrit lorsque le commandant reprit la parole pour signaler que
le décollage s'était bien passé. Le grand élastique retombait en
sifflant vers la piste et le planeur commença son ascension des
courants d'air chaud pour atteindre son altitude de croisière.
Slade
saisit le sac de voyage qu'il avait glissé sous son siège, et en
sortit un grand livre qu'il posa sur ses genoux. C'était un
magnifique ouvrage relié qui contenait des photos récentes du Sud
sauvage de l'Europe. L'explorateur qui avait pris les clichés
s'était aventuré très loin dans les montagnes, au risque d'y
perdre la vie. Keita, l'épouse de Slade, lui avait offert ce livre
pour son dernier anniversaire, et il ne se lassait pas de le
feuilleter. Bien sûr, il n'allait pas lui-même pénétrer aussi
loin dans les Alpes. Pour lui, c'était déjà une immense aventure,
à son premier voyage, de débarquer dans les régions
sous-développées de la Haute Provence. Il désirait connaître le
monde, mais ne se sentait pas le courage d'explorer des régions
inconnues et dangereuses.
En
tournant les pages du livre, il s'arrêta sur une photo qui le
fascinait tout particulièrement. Elle représentait une famille
indigène vêtue de peaux de loups qui dévorait un repas
sanguinolent autour d'un feu. La vue de la chair d'animaux mettait
Slade mal à l'aise, mais il avait du mal à détourner les yeux du
visage d'une adolescente, au centre de la photo, qui avait braqué
son regard noir vers l'objectif au moment de la prise de vue. Elle
était terriblement sale, et ses joues étaient tachées de boue et
de sang séché, mais un frisson de désir incontrôlable le
parcourait chaque fois qu'il voyait cette fillette. Sa peau
l'attirait. Il posa son doigt sur l'image dans un mouvement de
caresse vers ce petit corps musclé, lorsqu'un raclement de gorge de
son voisin de fauteuil le fit sursauter de honte. Il ferma vivement
le livre.
L'hôtesse
leur distribua des écouteurs, et l'écran, incrusté dans le dossier
du siège en face de lui, commença à diffuser les nouvelles du
jour. Slade tourna plusieurs fois le sac qui contenait le casque
entre ses doigts pour en trouver l'ouverture. En voyant sa gaucherie,
son voisin entreprit de l'aider. Il lui indiqua comment brancher les
écouteurs et sélectionner le canal en Quechua. Les nouvelles
nationales étaient plutôt bonnes car l'économie du pays était
tout à fait florissante. Il les regarda d'un oeil distrait jusqu'à
ce que le speaker parle de la horde de révolutionnaires
irréductibles qui avaient pris le maquis dans les Alpes. Les
Guerriers Rouges, comme ils s'étaient eux-mêmes nommés,
résistaient depuis plus de vingt ans au pouvoir inca local et
alimentaient régulièrement les médias de leurs faits d'armes. Ils
avaient, cette fois-ci, tenté d'incendier la centrale solaire de
Manosque. Leur tentative avait échoué, mais l'affaire avait de
l'importance, car la construction de cette centrale avait provoqué
de nombreuses polémique à Cuzco quelques années auparavant. De
nombreux citoyens s'étaient élevés contre ce projet , dont le coût
était exorbitant, ne voyant pas l'utilité d'apporter cette
technologie à un peuple barbare. Slade n'était pas de cet avis. Il
pensait que son peuple avait le devoir d'éduquer les masses
indigènes d'Europe, afin qu'ils puissent un jour acquérir une
certaine forme d'indépendance. Ce n'était certes pas le but initial
de la construction de la centrale car elle était plutôt destinée à
alimenter les usines implantées là-bas par les grandes
multinationales sud-américaines, qui profitaient pleinement de la
main d'oeuvre locale bon marché. Mais il était persuadé que, petit
à petit, cet apport technologique permettrait à la Provence, et aux
autres pays de la C.I.E. , d'évoluer vers une civilisation
démocratique avancée. Il n'avait pas l'esprit colonial et s'était
bien juré de ne pas faire comme ses collègues prospecteurs qui
profitaient de cette situation pour agir en seigneurs conquérants,
et s'entourer, lors de leurs voyages, de serviteurs achetés à coup
de pourboires dérisoires. Il était, bien sûr, tout à fait
conscient de la supériorité de sa race sur celle qui entourait la
Méditerranée, mais le Dieu Soleil, en éclairant tous les peuples
équitablement, respectait chaque être vivant, et Slade suivait son
exemple.
La
nuit était tombée à l'extérieur du planeur, et l'équipage
distribua des oreillers aux passagers. Ceux-ci s'installèrent
confortablement pour profiter pleinement de l'obscurité écourtée
par le fait qu'ils se dirigeaient vers le soleil levant. On entendit
ça et là les murmures des prières du soir puis ce fut le silence
du vent sifflant sur les ailes.
Slade
fit un rêve.
Il
se trouvait dans une foule massée au pied de Intihuatana, la pierre
sacrée du Machu Pichu, et un prêtre haranguait les fidèles avec
véhémence. Il ne comprenait pas son discours, la langue lui était
tout à fait inconnue mais il sentait l'impact des mots sur les gens
autour de lui. Plus le prêtre parlait, et plus l'agressivité de la
foule montait. Cela ne ressemblait absolument pas aux cérémonies
calmes de la religion du soleil qu'il pratiquait, et lorsque le
prêtre sortit l'immense épée d'or cachée sous sa robe, Slade
comprit. Il allait assister à un sacrifice barbare tel qu'il se
pratiquait auparavant... Le prêtre se tourna vers un petit édifice
en bois construit près de la pierre et poussa un cri rauque. La
tenture rouge, qui masquait l'entrée de l'édifice, se souleva pour
laisser passer quatre hommes massifs qui poussaient devant eux le
corps frêle d'une jeune fille nue. Slade hurla de désespoir. Il
venait de reconnaître la jeune fille. C'était celle de la photo,
et, sans ses peaux de bêtes, elle était encore plus belle. Il
s'accroupit pour rassembler son énergie puis s'envola d'un bond
au-dessus de la foule. Il plana vers la pierre, distante d'une
centaine de mètres et le temps qu'il fasse ce trajet, les ailes
déployées, lui sembla durer une éternité. Arrivé au dessus de la
fille, il plongea vers elle, la saisit par la taille et entreprit de
s'enfuir en repassant au-dessus de la foule. Mais son fardeau était
trop lourd, et il perdait de l'altitude. Ses yeux était rivés sur
le précipice voisin où il espérait plonger pour trouver son salut,
mais le sol et la foule grouillante de haine se rapprochait
inexorablement. Il tomba au milieu d'eux, et des centaines de mains
le saisirent pour l'écarteler. Il hurla.
Il
se réveilla en sursaut et regarda autour de lui, persuadé d'avoir
poussé un cri horrible. Mais personne ne faisait attention à lui.
Le soleil s'était levé, et les hôtesses avaient commencé à
servir les petits déjeuners.
-"
Vous avez bien dormi ?", lui demanda gentiment son voisin.
-"
Hmm..merci...". Il devait avoir l'air complètement hagard, car
sa réponse fit sourire son interlocuteur.
-"
Je vais à Marseille pour rejoindre ma famille. Je vais terminer les
vacances avec eux dans un club situé dans les calanques.",
continua l'homme, déterminé à engager la conversation, " Et
vous ? Vous faites aussi du tourisme ?".
-"
Non, non c'est pour affaire.", répondit Slade d'un ton bougon.
Il n'avait pas du tout envie de parler. Son rêve l'avait traumatisé,
mais, en même temps, il avait envie de le retenir, de ne pas se
réveiller tout à fait. Il tenait sa main droite pliée vers
l'épaule et n'osait pas porter son regard vers l'intérieur de son
coude car il y sentait encore la tiédeur de la taille de la jeune
fille. Mais le rêve s'éloignait, il poussa un soupir et se leva
pour se diriger vers les toilettes. Un peu d'eau sur le visage le
réveilla tout à fait. Il se regarda dans la glace et se parla à
lui-même, à voix haute :
-"
Tu débloques, mon vieux ! Tu as trente ans, une situation en or, et
tu te laisses aller à des rêveries à peine dignes d'un jeune
puceau... Réveille-toi, tu as une mission à réussir si tu ne veux
pas louper ta carrière !".
Il
fit une grimace dans la glace et cela lui fit du bien. L'eau avait
plaqué ses cheveux noirs en arrière et il se trouva plutôt beau
gosse. Il sortit des toilettes en sifflotant et risqua même un
sourire canaille envers l'hôtesse qu'il croisa dans le couloir. Il
lui sembla que le sourire qu'elle lui rendit n'avait rien de
commercial et il revint à sa place gonflé à bloc pour entamer le
petit déjeuner qui l'y attendait.
Quelques
heures plus tard, le planeur atterrit sans encombre à Marseille.
L'aéroport
de Marseille était situé près d'un grand étang, à une vingtaine
de kilomètres de la ville. En descendant la passerelle du planeur,
Slade fut saisi par la chaleur et les odeurs. C'était l'été, et il
faisait au moins trente degrés à l'ombre, rien à voir avec la
fraîcheur des hauts plateaux de son pays. L'air était rempli de
senteurs inconnues, et le chant des cigales arrivait presque à
masquer l'activité de l'aéroport. Après avoir passé les
formalités de douane, il fut assailli par une cohorte de provençaux
qui lui offraient leurs services à grand renfort de gesticulations
bruyantes. Il se fraya difficilement un chemin au travers de cette
agitation pour se diriger vers son correspondant sur place, qui
tenait à bout de bras une pancarte portant son nom et le sigle de
Nestac.
-"
Bonjour. Vous êtes Slade ?", lui demanda-t-il en baissant sa
pancarte pour lui serrer vigoureusement la main. C'était un métis.
Il avait la stature trapue du provençal et le visage d'un inca. Il
prit familièrement Slade par les épaules et le dirigea vers
l'extérieur de l'aéroport, jusqu'à sa voiture. " Je vais vous
déposer à votre hôtel, c'est dans le centre ville. Vous aurez tout
le loisir de visiter Marseille, car le véhicule qui vous est affecté
pour monter en Haute Provence n'est pas encore prêt. Je vous le
livrerai demain matin."
Slade
était interloqué :
-
" Comment ? Vous voulez dire que je vais faire le trajet seul ?
Je n'aurai pas de chauffeur ? ... mais je ne connais pas du tout la
région !".
-
" Ne vous inquiétez pas. Vous aurez toutes les cartes et les
renseignements qu'il faut. De plus, la voiture est équipée d'un
téléphone et vous pourrez me joindre à n'importe quelle heure.
Vous parlez couramment le provençal, je crois ?"
-
" Heu oui ...", répondit Slade, hésitant. Il excellait
dans cette matière à l'université, mais n'avait jamais pratiqué
sur le terrain.
-
" Alors tout ira bien . Vous verrez, les gens sont charmants
ici, et puis, vous n'allez pas bien loin dans le nord, il n'y a aucun
danger."
Le
paysage, qui bordait la route qu'ils empruntèrent pour atteindre le
centre, était une suite ininterrompue de constructions hétéroclites
qui semblait former un immense bidonville autour de la cité.
-"
Ce n'est pas très joli, n'est-ce pas ?", lui dit le chauffeur,
en voyant le regard étonné de Slade sur cet environnement. "
C'est la ville qui les attire. Ils préfèrent venir s'entasser ici
dans des bicoques infâmes plutôt que de continuer à vivre dans
leurs campagnes. Ils sont tous persuadés qu'ils vont faire fortune à
Marseille et s'y retrouvent coincés : ils sont trop fiers pour
retourner chez eux sans avoir réussi. On essaye de maintenir un
semblant de salubrité et d'ordre, mais ce n'est pas facile dans ce
dédale."
Des
tas d'immondices brûlaient ça et là entre les maisons, en
répandant une odeur infâme. Slade posa la main sur sa bouche pour
essayer de filtrer l'air enfumé. Des hordes d'enfants insouciants
couraient en tous sens entre les ordures, sans doute livrés à
quelque jeu guerrier. Les adultes paraissaient désoeuvrés. Alors
qu'ils étaient arrêtés à un croisement, Slade vit avec
stupéfaction un homme, assis au bord de la route, qui buvait avec
avidité au goulot d'une bouteille de vin.
-"
C'est incroyable !", s'exclama-t-il," J'avais entendu
parler des problèmes de drogue ici, mais je n'aurais jamais pensé
voir ça en pleine rue. Comment cela est-il possible ? La police ne
fait rien ?"
Le
chauffeur eut un geste d'impuissance, tandis qu'ils traversaient le
carrefour sous le regard éteint du drogué :
-"
On est obligé de tolérer les utilisateurs, il y en a trop. La
police arrête chaque jour des dizaines de trafiquants, mais des
filières différentes se reforment à chaque fois. La vigne est
cultivée partout ici, depuis des millénaires. C'est un fléau
difficile à contrôler. Le pire, c'est que ces pauvres bougres ne se
rendent pas compte qu'ils se détruisent à petit feu. Lorsqu'on a
commencé à boire, il est pratiquement impossible de s'arrêter, le
moindre verre d'alcool annihile toute volonté. C'est comme pour la
viande, cela fait partie de leur rite païen, et il faudra des
centaines d'années pour qu'ils cessent ces horreurs."
Ils
arrivèrent dans le centre. Celui-ci était divisé en deux parties :
d'un coté la vieille ville, avec ses magnifiques monuments grecs
autour du port, et de l'autre le centre inca des affaires, hautes
tours de verres reflétant le soleil. L'hôtel où Slade descendit
était à la limite des deux quartiers, légèrement sur la hauteur,
et la fenêtre de sa chambre surplombait les toits de l'ancienne
cité. La vue se prolongeait jusqu'à la mer, au delà du port de
pêche. Tout était bleu et blanc, écrasé de soleil. Slade
s'agenouilla devant la fenêtre, les bras tendus vers le ciel, pour
remercier son Dieu de tant de beauté. Il déballa ses affaires en
sifflotant, puis se changea pour revêtir une tenue plus appropriée
au climat.
Après
avoir rapidement déjeuné à l'hôtel, d'un repas international
classique et anonyme, il sortit, décidé à profiter de cet
après-midi de loisir. La grande avenue, dans laquelle il émergea,
se terminait à l'entrée de la vieille ville. Il y pénétra par une
ruelle étroite et en pente.
C'était
le début de l'après-midi, et la blancheur des façades lui fit
plisser les yeux. Il prit un escalier ombragé, qui descendait vers
le port, et se retrouva dans un marché où des fruits et des
légumes, venus de tout le pourtour de la Méditerranée, formaient
un tableau multicolore. Attiré par un étalage de pastèques, il en
acheta une tranche et continua son chemin en savourant la chair rose
et sucrée qui lui coulait dans la gorge. Il marchait au milieu d'une
foule hétéroclite où tous les peuples méditerranéens se
côtoyaient, ainsi que de nombreux touristes. Les vendeurs le
hélaient au passage, l'invitant à regarder leur marchandise, mais
sans insistance. Slade se sentait bien, il avait l'impression d'être
sur un nuage, le sentiment d'être libre. S'apercevant que de
nombreuses variétés de fruits et de légumes lui étaient
inconnues, il entreprit de les photographier et de noter sur un petit
calepin les noms que lui donnèrent les marchands, pour ses archives
personnelles. Ceux-ci lui répondirent avec gentillesse, bien qu'il
ne leur achetât rien, mais quelques remarques fusèrent entre eux,
dans un patois que Slade ne comprit pas. Sans doute trouvaient-ils
assez comique de voir cet étranger photographier des légumes qu'ils
consommaient chaque jour.
Le
marché se terminait par une ruelle commerçante essentiellement
bordée d'échoppes d'artisans locaux et de bazars remplis d'objets
d'art plus ou moins authentiques. Là, les invitations des marchands
se firent plus pressantes et des enfants saisirent plusieurs fois le
poignet de Slade pour l'inviter à pénétrer dans telle ou telle
boutique. Il se dégagea gentiment puis, finalement, se laissa faire
lorsqu'un jeune garçon le guida vers l'entrée d'un artisan
bijoutier. L'homme, qui travaillait dans la pénombre du fond de la
boutique, se leva pour l'accueillir. Il était de haute stature, de
longs cheveux frisés et blancs lui retombaient sur les épaules, et
il s'arrêta devant Slade pour l'observer durant un long moment,
comme pour l'étudier. Impossible de déterminer de quelle race il
était, son regard était noir mais sa peau était pâle. Il tendit
une main fine vers une longue table où étaient disposés ses
oeuvres, des bijoux incrustés de pierres :
-"
Admirez, seigneur.", dit-il d'une voix douce," Si vous
aimez quelqu'un, j'espère que vous trouverez là de quoi lui prouver
votre amour".
Slade
apprécia l'offre, car il avait justement l'intention de rapporter un
bijou à sa femme Keita. Le travail était magnifique, l'artiste
utilisait des formes de métal à la fois rondes et élancées pour
mettre en valeur les pierres, et le mariage des couleurs était de
bon goût. Il hésita longtemps avant de finalement choisir un
collier de fines émeraudes qui, il en était sûr, ferait merveille
au cou de son épouse. L'homme le félicita pour son choix et se
dirigea vers un petit coffre afin de rendre la monnaie sur le billet
que Slade lui avait donné. Lorsqu'il revint, il déposa les pièces
directement dans la paume de Slade, et laissa, pendant de longues
secondes, sa main posée sur la sienne, en le regardant dans les
yeux, comme pour lui transmettre un message par la pensée.
Slade
sortit troublé de la boutique. Il avança de quelques pas tout en
rangeant sa monnaie et s'aperçut alors que l'artisan avait glissé
un objet dans sa main. C'était une pièce de métal triangulaire,
percée d'un trou en son centre et qui miroitait dans des reflets
bleutés tout à fait étranges. Il se retourna. L'homme était à la
porte de son échoppe et souriait. Il fit un grand geste de la main
vers Slade, comme pour lui dire de continuer son chemin et ajouta :
-"
Gardez-le sur vous, où que vous alliez. Un jour vous comprendrez.",
et il retourna à son travail.
Slade
fit mine de retourner le voir, pour lui demander des éclaircissements
sur cette phrase énigmatique, puis se ravisa. Il haussa les épaules,
mit l'objet dans sa poche, et continua son chemin.
La
ruelle débouchait sur le vieux port de pêche. Les odeurs des
poissons qui séchaient et celle de la brise marine dissipèrent
aussitôt le trouble de Slade, qui oublia l'étrange comportement du
bijoutier. Il marchait le long des quais, en observant les pécheurs
occupés pour l'essentiel à raccommoder leurs filets. Ils étaient
assis au milieu de leurs paniers d'osier, qui contenait les fils et
des aiguilles rustiques, et s'échangeaient des blagues bruyantes,
sans faire le moindre cas des touristes qui les regardaient. Leur
gaieté contrastait avec l'apathie qu'il avait constatée chez les
habitants des bidonvilles alentour, en venant de l'aéroport, et
Slade envia ce bonheur simple. Ces gens étaient pauvres,
terriblement pauvres, mais leurs yeux brillaient, et toute
l'agitation technologique du quartier proche des affaires n'avait
jamais entamé leurs traditions et leur équilibre millénaire. "Une
bonne leçon...", pensa Slade, mais, en regardant les touristes
qui mitraillaient les pécheurs avec leurs caméras, il fut obligé
de supposer que tout le monde ne devait pas penser comme lui. Il
continua son chemin vers la jetée, pour y trouver un peu de
solitude. Hier encore il était à Cuzco et il avait l'impression que
plusieurs jours s'étaient déjà passés. Le moment où il était
monté dans le planeur lui semblait lointain. "Et tout cela ne
fait que commencer...", pensa-t-il en s'asseyant sur une grosse
pierre face à la mer. Il rêvassa pendant quelques minutes jusqu'à
ce qu'une voix, à coté de lui, le fasse sursauter :
-"
Slade ! Pas possible ! Mais qu'est-ce que tu fais là ?"
Il
tourna la tête et mit un certain temps à reconnaître l'individu
qui l'apostrophait ainsi. Il avait terriblement grossi. C'était
Cuarca, qu'il avait connu sur les bancs de l'université de Cuzco.
Ils n'étaient pas franchement amis à l'époque, car Slade le
trouvait un peu trop expansif, mais cette rencontre lui faisait quand
même plaisir. Il lui expliqua la raison de sa présence à Marseille
et fut enchanté de la réaction admirative de Cuarca à l'annonce du
job qu'il avait réussi à décrocher. Quant à lui, il était
installé à Marseille depuis deux ans et y avait monté une petite
affaire d'import-export. Ils restèrent assis face à la mer, à
bavarder et à se souvenir du passé pendant deux bonnes heures. La
nuit tombait et, après avoir fait ensemble leur salutation au
soleil, Cuarca le prit par le bras et l'entraîna vers la ville :
-"
Allez viens ! Je t'emmène dîner et ensuite je te ferai connaître
une boite géniale ! Il faut fêter ça !"
Slade,
enchanté de ce programme, suivit son ami dans un dédale de ruelles.
Ils pénétrèrent dans un restaurant typique où tous, clients et
serveurs, accueillirent Cuarca d'un signe de la main. Le repas était
délicieux mais Slade eut un sursaut à l'arrivée du plat principal
car il était composé de boulettes brunes en sauce. Son compagnon
éclata de rire en voyant sa réaction :
-"
Ne t'angoisse pas...", lui dit-il, "...ce ne sont pas des
boulettes de viande. Le patron tient à sa licence. C'est un mélange
de céréales et ce sont les épices qui leur donnent cette couleur."
Rassuré,
Slade dévora le reste du repas. Dans un coin de la salle, un
musicien martelait de petits tambours en sourdine tandis qu'un
conteur lançait à pleine voix des histoires en provençal qui
provoquaient des vagues d'éclats de rire dans toute l'assemblée. Il
y avait un mot qui revenait régulièrement et que Slade ne
comprenait pas.
-"
'fada' ça veut dire quoi ?", demanda-t-il.
-"
Mais c'est nous 'les fadas', mon vieux. Ca veut dire 'niais',
'crétin'. Tu sais, nous les avons envahis il y a trois siècles,
mais ils ne nous aiment toujours pas beaucoup. La moitié des
histoires que raconte ce type concerne un inca qui se fait avoir par
un provençal. Tu n'avais pas compris ? Je pensais que tu le parlais
couramment."
-"
C'est exact. Mais l'accent de ce type est terrible, et il mâche la
moitié des mots. J'ai du mal à suivre".
-"
Tu t'habitueras vite. Mais, tu sais, parfois c'est peut-être mieux
de ne pas tout comprendre.", lui rétorqua son ami avec un clin
d'oeil. Slade détestait les gens qui faisaient des clins d'oeil,
mais c'était une manie chez Cuarca, il fallait s'y faire.
En
sortant du restaurant, ils montèrent dans un petit taxi qui les
conduisit à cette "boite géniale" située près des
calanques. Elle était composée d'une succession de salles creusées
dans le rocher, et ils y descendirent par un long escalier car Cuarca
ne supportait pas les ascenseurs. Le lieu ressemblait à un site
préhistorique, mais les techniques de son et de lumière y étaient
ultramodernes. Cyber-DJ, son en 3D, projections holographiques, piste
de danse ionisée, tout y était. Cuarca se dirigea tout droit vers
le bar. Il se pencha par-dessus le comptoir et attrapa le barman par
la manche pour attirer son attention. Il était apparemment un
habitué de l'endroit car le barman ne broncha pas mais l'accueillit,
au contraire, avec un large sourire. Après que Cuarca lui ait
murmuré quelque chose à l'oreille, celui-ci farfouilla sous son bar
et en ressortit deux verres remplis d'une mixture jaune.
-"
Goûte-moi ce truc, tu vas m'en dire des nouvelles", dit-il à
Slade en lui tendant un des deux verres que le barman lui avait
servis. Slade prit une gorgée du breuvage et en recracha aussitôt
la moitié tandis qu'il avalait l'autre en risquant de s'étouffer :
-"
Mais c'est de l'alcool ! Tu es fou ! Tu veux m'intoxiquer ou quoi ?"
-"
Calme-toi petit père !", lui dit Cuarca en vidant la moitié de
son propre verre d'un trait, " Quand on est dans un pays, il
faut goûter aux produits locaux si l'on veut tout comprendre. Et en
plus, ce truc est fait avec de l'anis et de la réglisse, tout ce
qu'il y a de plus naturel ! Bois, tu vas t'habituer..."
C'était
justement cela que Slade ne voulait pas, il ne voulait pas
s'habituer. Il reposa le verre sur le comptoir avec un regard de
compassion pour son ami intoxiqué qui en commandait déjà un
second. Ses yeux commençait déjà à perdre leur éclat et les mots
se heurtaient dans sa bouche. Dégoûté, Slade descendit du tabouret
de bar et se promena dans la discothèque. Il réalisa alors que tous
les gens qui l'entouraient étaient ivres, hommes et femmes. Il
décida de partir. La foule était dense, et il eût à subir
l'haleine empestée d'alcool des gens qu'il dût frôler pour se
frayer un chemin jusqu'à la sortie. Il émergea à l'extérieur au
bord de la nausée et appela un taxi.
Le
chauffeur lui demanda de payer d'avance car c'était la coutume à
cette heure tardive, et Slade s'aperçut alors qu'on lui avait volé
son porte-monnaie. Il n'avait plus un sou sur lui. Par chance, il
n'avait pris qu'une petite somme, et le reste de son argent était à
l'hôtel, mais le chauffeur du taxi ne voulut rien savoir.
"Décidément, ce n'est pas ma soirée.", se dit-il, "Ah,
tout ça n'est pas très grave...". Il se répéta en lui-même
encore deux ou trois pensées positives pour se remonter le moral et
commença sa descente vers le centre, distant de cinq kilomètres.
Les
rues étaient encore très animées. Beaucoup de gens semblaient
vivre la nuit. Slade marchait rapidement, la tête rentrée dans les
épaules pour ne pas se faire remarquer. Il n'y avait que des
autochtones autour de lui, mais personne ne semblait le voir : les
incas n'avaient pas l'habitude de se promener la nuit à pied dans
les rues de Marseille. Il avançait vite, et le trajet ne fut pas
aussi long qu'il le redoutait.
Il
était tout proche du centre ville lorsqu'il assista, de loin, à une
scène d'une violence inouïe : cinq policiers surgirent tout à coup
d'une voiture et commencèrent à matraquer furieusement deux jeunes
gens assis sur des marches. Ils les embarquèrent en les tirant vers
leur véhicule dans une traînée de sang. Stupéfait, Slade réalisa
que personne, autour de lui, ne semblait prêter attention à cette
scène. Ce genre d'intervention semblait être monnaie courante.
Lorsqu'il
arriva enfin dans sa chambre, il se précipita dans la salle de bains
pour y prendre une longue douche brûlante, puis, complètement
détendu, s'écroula sur son lit.
La
voiture l'attendait devant la porte de l'hôtel. C'était un gros
tout terrain de l'armée, reconverti en véhicule civil. Les
batteries formaient une énorme protubérance à l'arrière et le
toit était recouvert de plaques solaires, ce qui lui conférait une
autonomie de plusieurs milliers de kilomètres. Slade s'était
réveillé de bonne heure et se sentait en forme, malgré sa
mésaventure de la veille. Le chauffeur lui confia les clés et fit
avec lui l'inventaire de ce que contenait le véhicule : cartes,
rations de survie, bidons d'eau potable, fusil...
"
Vous n'aurez pas l'occasion de vous en servir, mais on ne sait
jamais.", avait marmonné le chauffeur à propos de l'arme.
Il
quitta la ville par le nord. Au début la route était correcte,
mais lorsqu'il bifurqua pour remonter la vallée de la Durance, il
commença à apprécier que son véhicule soit tout terrain. Les
portions goudronnées se firent de plus en plus rares pour finalement
laisser place à un large chemin caillouteux. Les véhicules, qu'il
croisait ou doublait, étaient essentiellement des attelages tirés
par des ânes ou des boeufs, très peu d'engins électriques. De
nombreuses personnes faisaient le chemin à pied, dans les deux sens
et ne manifestaient aucune hostilité à son passage. Les enfants lui
faisaient même signe de la main, et seule une inscription agressive
sur le mur d'une bicoque lui rappela, un court instant, qu'il était
un colon envahisseur. Les mots "Incas dehors !" s'y
étalaient en grandes lettres peintes.
La
vallée était large et la vue magnifique. Les montagnes se
succédaient en plans pastels, et, vers le milieu de la journée, il
commença à discerner des sommets enneigés dans le lointain. La
lumière n'était pas la même que dans les Andes, elle était plus
sereine, plus humaine. Ici, le paysage semblait à portée de main,
il paraissait plus fait pour l'homme que les immenses montagnes d'où
venait Slade. "Sans doute est-ce pour cela que les gens d'ici ne
sont pas pressés d'acquérir notre technologie,", se dit-il,"
ils n'en ont pas besoin, la nature leur offre tout.". Il
s'arrêta pour déjeuner au bord du fleuve. Les cuisiniers de l'hôtel
lui avaient préparé une série de sandwiches insipides, et il les
mâchonnait sans conviction en regardant avec envie une famille qui,
comme lui, pique-niquait au bord de l'eau. Ils entouraient une salade
de poivrons et de tomates, assis sur une grande nappe de coton blanc.
Slade leur demanda la permission de les photographier, car le tableau
était sublime, et, à sa grande surprise, ils l'invitèrent à
partager leur repas. Slade, ne désirant pas être de reste, retourna
alors à son véhicule, ouvrit toutes les rations de survie, et en
extirpa les friandises qu'elles contenaient, pour les distribuer
ensuite aux enfants. Il fit un repas silencieux car ses hôtes,
intimidés, ne lui parlèrent pas beaucoup et reprit rapidement sa
route.
La
plantation qu'il devait tout d'abord visiter se trouvait à l'ouest
de Manosque, dans la montagne. Il emprunta un chemin sinueux et y
accéda sans encombres, vers la fin de la journée. Les fermiers
l'attendaient; ils le firent pénétrer avec cérémonie dans leur
demeure, une magnifique maison de torchis au flanc de la colline.
Lorsqu'ils l'installèrent à une table et entreprirent de lui servir
son repas du soir, Slade protesta et insista pour dîner avec toute
la famille. Les fermiers furent tout d'abord interloqués, mais il
leur expliqua sa gêne, et toute la famille prit bientôt place avec
lui autour de la grande table. Fort de son expérience du midi, il ne
laissa pas le silence s'installer et bientôt, les enfants de la
ferme ne cessaient pas de le mitrailler de questions. Ils
l'écoutaient avec des yeux brillants tandis qu'il leur parlait des
merveilles technologiques de son pays. L'aîné des garçons lui posa
même des questions très précises sur l'énergie solaire,
auxquelles il eut du mal à répondre. Le jeune homme était
d'ordinaire en pension dans une école privée inca à Marseille, et
il était de passage chez ses parents pour les vacances. Ceux-ci
devaient se saigner aux quatre veines pour lui payer ses études, car
ce genre d'école coûtait fort cher. Les autres enfants, plus
jeunes, l'entraînèrent dans leur chambre, vers la fin du repas,
pour lui montrer leurs jouets. En voyant les malheureux bouts de bois
avec lesquels ils s'amusaient, Slade se promit de leur envoyer des
coffrets de jeux dès son retour à Cuzco. Ils burent ensuite une
tisane sur la terrasse, et Slade, tout en écoutant le fermier lui
parler de ses problèmes de récoltes, s'emplissait les yeux du ciel
étoilé. L'air était pur et la nuit claire. Le chant des cigales
décrut doucement et tout le monde alla se coucher.
Le
lendemain matin, Slade fut réveillé par des cris. Il se pencha à
la fenêtre de sa chambre et fut surpris de voir le fermier frapper
durement un de ses ouvriers avec une canne, tandis que les autres
attendaient en file le moment de partir aux champs. Le fermier frappa
un dernier coup sur le dos de l'homme en lui répétant qu'il ne
devait jamais être en retard, puis rentra dans la maison, tandis que
le groupe partait au labeur à pas traînants.
"
Les gens ont tous deux visages.", se dit Slade en s'habillant.
Du fait, il entama la journée avec le fermier sur un plan tout à
fait professionnel. Il le pressa de lui faire visiter chacune de ses
plantations afin de prélever des échantillons. Chaque fois qu'ils
se trouvaient près d'un groupe d'ouvriers, il prenait un malin
plaisir à donner des ordres secs au fermier, pour essayer de montrer
aux travailleurs qu'il était de leur coté. Mais ce fut l'inverse
qui se produisit : ils regardèrent avec terreur ce grand inca qui
avait le pouvoir de maltraiter leur patron. Slade s'en aperçut très
vite, et il cessa aussitôt son manège en s'insultant lui-même pour
sa stupidité. La matinée passa vite et il prit congé vers midi
pour rejoindre la seconde plantation avant le soir.
Il
roulait depuis quelques kilomètres lorsqu'il vit quelqu'un couché
sur le bord de la route, devant lui. C'était une vieille femme qui,
de toute apparence blessée à la jambe, lui faisait signe de
s'arrêter. Il immobilisa son véhicule, en descendit et s'approcha
de la femme. Il reçut alors un formidable coup derrière la nuque.
Il voulut se retourner pour voir ce qui l'avait frappé, mais n'y
arriva pas. Il s'écroula, inanimé, dans la boue du chemin.
Lorsqu'il
reprit connaissance, il n'arrivait pas à ouvrir les yeux. La boue
séchée lui collait les paupières. Il pensa aussitôt que de
nombreuses heures avaient dû passer pour que cette boue sèche
ainsi. Il voulut ouvrir la bouche pour crier, mais c'était
impossible. Il n'arrivait pas à déterminer s'il était debout ou
couché, tout son corps était engourdi. Il se souvenait de la
vieille femme et de sa chute sur le chemin... était-il encore couché
là, paralysé ? Il tenta de remuer les jambes, mais quelque chose
l'en empêchait. Il avait terriblement soif. Il poussa un
gémissement, et le son de sa voix lui fit du bien. "Bon. Je ne
suis pas mort,", pensa-t-il," c'est déjà ça.". Il
émit un second gémissement, un peu plus fort, pour se rassurer
d'avantage. Après quelques tentatives, il réussit à bouger les
doigts et sentit son pouce bouger contre ses reins. Il s'efforça de
calmer les battements de son coeur et de tendre l'oreille pour
essayer de se situer. Le silence. Un battement sourd dans ses tempes,
celui de son sang, et la douleur dans son crâne, de plus en plus
perçante. Il resta ainsi, plongé dans le désespoir pendant de
longues heures, lorsqu'il entendit tout à coup des hurlements qui
lui parurent lointains mais très distincts. "Des loups...",
pensa-t-il" ce sont des loups. Mais alors...", la
révélation fut un choc, " je dois être très loin dans le
nord, dans les montagnes...". Les hurlements cessèrent et il
retomba dans sa torpeur.
Il
fut réveillé par un jet d'eau glacé sur la figure. Quelqu'un lui
frotta le visage et lui retira la boue qui le recouvrait, sans
ménagement . Il put enfin ouvrir les yeux. Une vieille femme se
tenait devant lui. Elle approcha la main et extirpa de la bouche de
Slade un chiffon englué de salive. Il parvint à marmonner :
-"
Mais qui êtes-vous ?".
Elle
ne répondit pas. Elle lui fit boire une eau saumâtre et enfourna
ensuite, toujours sans un mot, quelques cuillerées d'une bouillie
infecte entre les lèvres de Slade. Lorsqu'elle voulut remettre le
chiffon dans sa bouche, il la supplia :
-"
Non, s'il vous plaît, pas ça. Je ne crierai pas, c'est promis.".
La vieille femme hésita, puis elle sortit la tête par une sorte de
trappe située dans la porte et parla à quelqu'un, sans doute pour
demander conseil. Une voix d'homme lui répondit brièvement, la
vieille femme jeta le chiffon sur le sol et sortit de la pièce.
"
Bon, apparemment je suis prisonnier, ", pensa Slade, " et
il y a un gardien devant la porte. Mais prisonnier de qui ? Si le
gardien a dit à la femme de ne pas me remettre le chiffon dans la
bouche, c'est que ça ne sert à rien d'essayer de hurler. On doit
être dans un endroit isolé.". Il se rappela les hurlements des
loups. "Les loups...les Alpes, il y a des loups en haut des
Alpes, je suis prisonnier des Guerriers Rouges". Il était
rapidement parvenu à cette conclusion évidente et frissonnait à
cette pensée. Il se remémorait les visages des révolutionnaires
sur l'écran de télévision du planeur deux jours auparavant. Deux
jours auparavant....en était-il sûr ? Depuis combien de temps
était-il ici, inconscient ? Et, surtout, combien de temps ce
calvaire allait-il durer ?
Les
sensations revenaient peu à peu dans son corps. Il était attaché à
un poteau, au milieu d'une pièce sombre. Ses pieds étaient attachés
au bas du poteau et ses mains étaient liées ensemble derrière
celui-ci. Tout le poids de son corps tirait sur les cordes qui
enserraient ses poignets. Il essaya de se redresser, pour se libérer
au moins de cette douleur, mais peine perdue. Il pouvait tourner la
tête et distingua une paillasse, dans un coin de la pièce, ainsi
qu'un seau posé non loin. Il réalisa alors qu'il avait une furieuse
envie de faire ses besoins. Il essaya à plusieurs reprises d'appeler
son gardien, pour satisfaire cette envie. mais n'obtint aucun
résultat. Il sombra de nouveau dans la torpeur. Lorsqu'un bruit le
réveilla, l'odeur était infecte.
C'était
le bruit de la porte qui s'ouvrait, et un homme pénétra dans la
pièce. Il était grand, mais Slade ne put distinguer son visage,
dans la pénombre. Un autre homme le rejoint et tous deux
entreprirent d'installer quelque chose devant Slade. Ils maugréèrent
en proférant quelques insanités, puis, tout à coup, une lumière
violente jaillit contraignant le prisonnier à fermer les yeux et à
détourner la tête. Il reçut une gifle. Un des deux hommes tenait
une feuille de papier sur laquelle une phrase était inscrite au
crayon.
-
" Apprends ça par coeur et dis-nous quand tu seras prêt.",
lui dit-il sur un ton menaçant. Il ajouta :" Et fais vite !",
en lui appuyant brutalement le doigt sur le plexus.
Lorsqu'il
sut la phrase, les hommes entreprirent de le filmer avec la caméra
qu'il venaient d'installer. Ils le firent répéter plusieurs fois,
ils n'avaient pas l'air très sûrs du maniement de l'appareil. La
phrase disait :
-"
Je suis prisonnier des Guerriers Rouges. Si vous ne libérez pas les
soixante-quatre camarades emprisonnés à Manosque, je serai mutilé
puis exécuté."
Il
était fixé sur son sort. L'ultimatum était clair et, lorsque les
deux hommes furent sortis, Slade se mit à réfléchir. Comment le
gouvernement inca allait-il réagir ? Quelle pouvait être
l'importance d'un petit prospecteur comme lui ? Il n'avait pas
beaucoup d'espoir. L'enjeu politique était trop grand. Jamais on ne
troquerait sa vie contre la capitulation que représentait la
libération des soixante-quatre révolutionnaires prisonniers.
"
Je crois bien que je dois me préparer à mourir.", se dit-il,"
Seigneur, je ne pense pas l'avoir mérité, mais je suis entre tes
mains, et j'implore ta clémence. Si je dois mourir, fais en sorte
que je ne souffre pas trop, et si je dois souffrir, donne moi le
courage de le faire dans la dignité". Il prolongea cette prière
silencieuse jusqu'à ce que son angoisse s'apaise. Les cordes
l'empêchaient de faire les signes religieux qui auraient dû
accompagner ses paroles, mais, peu à peu, la confiance revint.
Quelques heures plus tard, il sût que son Dieu ne l'avait pas
abandonné, car ses geôliers vinrent le détacher, et il put enfin
s'allonger sur la paillasse et s'endormit.
Les
jours passaient. Chaque fois que la porte s'ouvrait, Slade
s'attendait à voir apparaître un homme armé d'une lame dans le but
de lui couper une oreille ou une main. Il s'y était préparé, mais,
chaque fois que la vieille femme pénétrait dans la pièce pour lui
donner à manger, la tension faisait place au soulagement. Le travail
mental qu'il effectuait pour conserver sa lucidité renforçait
chaque jour son caractère. Il se surprit même à penser que, s'il
sortait de cette épreuve, elle se révélerait finalement bénéfique.
Toute sa vie n'avait été, jusqu'à présent, qu'une suite de
facilités, et il ne s'en était pas rendu compte. Les angoisses et
les problèmes qu'il avait eus auparavant, lui paraissaient
dérisoires maintenant qu'il se trouvait face à lui-même. Il
pratiquait sur lui-même une sorte d'auto thérapie qui lui faisait
du bien.
La
vieille femme ne lui parlait pas, et il ne lui posait pas de
questions. Elle le nourrissait toujours elle-même, comme un enfant.
Il n'avait pas le droit de toucher la cuillère. Sans doute les
guerriers avaient ils peur qu'il s'en serve comme arme. La
composition de la nourriture était invariable, une bouillie sans
goût à laquelle il finit par s'habituer. La femme lui amenait une
bassine d'eau tous les soirs, afin qu'il puisse sommairement se
laver, mais elle ne la laissait pas, elle attendait qu'il finisse
pour l'emporter. Elle le regardait faire, sans état d'âme. Cela
heurta tout d'abord la pudeur de Slade mais les nécessités de
l'hygiène eurent vite raison de sa gêne.
La
femme semblait malade et mal nourrie. Lorsqu'elle était près de
lui, il entendait sa respiration sifflante, comme si ses poumons
étaient percés de petits trous. Elle était souvent prise de
quintes de toux qui faisaient mal à entendre. Dans ces moments là,
elle s'écartait du prisonnier et le regardait ensuite avec l'air de
s'excuser. Slade avait pitié d'elle. Il sentait qu'il n'y avait
aucune méchanceté chez cette femme, et il lui faisait comprendre,
par des sourires et des gestes de la main, qu'il n'avait aucune
animosité contre elle. Elle ne semblait pas entendre lorsqu'il lui
parlait, sans doute était-elle sourde. Sa toux ne faisait qu'empirer
au fil des jours et Slade regrettait de ne pas avoir avec lui la
trousse médicale de son véhicule, car elle contenait tous les
médicaments nécessaires à ce genre d'affection. Un jour que ces
accès était particulièrement violents, il n'y tint plus et
tambourina à la porte jusqu'à ce que le gardien l'ouvre. Celui-ci
pénétra excédé à l'intérieur, son arme pointée en avant. Mais
il comprit aussitôt la gravité de la situation en voyant la vieille
femme recroquevillée sur le sol et qui crachait du sang.
"
J'ai une trousse médicale dans mon véhicule.", lui dit Slade,
sur un ton à la fois autoritaire et implorant, "Si vous me
l'apportez, je peux peut être empêcher qu'elle meure." Il lui
indiqua où l'objet se trouvait, car il fallait pour cela soulever le
siège du passager afin d'avoir accès au coffre de survie.
L'homme
le regarda pendant quelques secondes, l'air hésitant, comme s'il ne
comprenait pas ses paroles. Slade allait lui répéter sa requête
lorsqu'il se décida enfin à sortir en claquant violemment la porte.
Il revint quelques minutes plus tard, accompagné des deux hommes qui
l'avaient filmé. L'un d'eux portait la trousse de secours. Il était
temps, car les yeux de la malade commençaient à se révulser. Il
lui fit rapidement une piqûre pour la calmer, puis donna aux bandits
des tubes de granules en leur indiquant la posologie et à quels
intervalles de temps ils devaient lui administrer. Il semblèrent lui
faire confiance, bien que leur visage n'exprime aucun sentiment.
Slade ne s'attendait pas à ce qu'ils lui disent merci, il était
déjà fort satisfait du fait qu'ils l'aient laissé soigner cette
vieille femme. Ils la soulevèrent sans difficulté et sortirent de
sa cellule, sans un mot.
Slade
se retrouva seul. Il souriait. Cette incident précipité lui avait
appris quelque chose de positif : son véhicule n'était pas loin.
Le
lendemain matin , il fut réveillé par la porte qui s'ouvrait à
l'aube, comme d'habitude. Mais ce n'était pas la vieille femme qui
lui apportait son petit déjeuner, c'était une fillette d'environ
douze ans. Slade la regarda d'un air intrigué, car son visage lui
sembla familier, pendant un court instant. Il avait cru reconnaître
la fillette de la photo, celle de son rêve étrange dans le planeur.
Mais ce n'était pas elle. La jeune fille qui se tenait devant lui
était encore plus belle, et, comble du bonheur, elle lui adressa la
parole en pénétrant dans la pièce :
"
Bonjour. Je m'appelle Alicia."
Alicia
était un ange, un cadeau divin, Slade en était sûr. Ses journées
passaient maintenant dans l'attente impatiente des trois visites
qu'elle lui rendait par jour. Elle était très bavarde, et il sut
bientôt tout de sa vie. L'histoire était courte, car Alicia était
amnésique. Les Guerriers Rouges l'avaient découverte un an plus tôt
dans la montagne. Elle était inanimée et n'avait rien sur elle qui
permette de l'identifier. Tout ce qui s'était passé, avant cet
instant, avait totalement disparu de sa mémoire, même son nom.
C'était un des guerriers qui l'avait appelé Alicia. Elle ne savait
pas pourquoi, mais il était très gentil avec elle et la traitait
comme sa propre fille. C'était grâce à lui qu'elle vivait heureuse
dans le camp, car, comme elle le fit comprendre à Slade avec ses
mots d'adolescente, les autres guerriers étaient loin d'avoir sur
elle des regards paternels.
Alicia
était très belle, grande et mince, avec de longs cheveux noirs et
une peau satinée. Slade en arriva très vite à l'aimer, lui aussi,
d'un amour paternel. Il lui arrivait bien parfois de ressentir des
pulsions de désir, lorsque, par exemple, un pan de sa tunique
glissait en révélant la beauté de son corps de jeune fille, mais
son regard innocent de fillette coupait court à ces fantasmes avant
qu'ils prennent forme. Elle semblait très intelligente et, à cause
de son amnésie, était avide de tout connaître. Elle réussit un
jour à laisser une cuillère dans la cellule, ainsi qu'une écuelle
qu'elle remplissait à chacune de ses visites. Ils eurent dès lors
la possibilité de parler tout à loisir, pendant que le gardien
pensait qu'elle était occupée à nourrir le prisonnier. Slade
mangeait lorsqu'elle s'en allait : la bouillie était aussi mauvaise
froide que chaude. Il éprouvait un plaisir immense à répondre à
l'adolescente. Il lui parlait longuement de la civilisation et de
tous les plaisirs qu'elle offrait, et Alicia n'eût bientôt plus
qu'un seul désir : s'enfuir avec lui pour voir toutes ces
merveilles.
Elle
lui apporta un plan du camp, qu'elle avait griffonné. Slade lui
demanda ce que représentait les petits ronds noirs qu'elle avait mis
un peu partout, et, quand elle lui expliqua que c'était les endroits
où des guerriers se tenaient en faction, nuit et jour, pour garder
le camp, il réalisa qu'une sortie en force et sans armes était
impossible. Il leur fallait une complicité extérieure. Slade
suggéra à Alicia d'essayer de convaincre Josh, son père adoptif.
Elle lui avait expliqué qu'il n'était pas aussi fanatique que les
autres guerriers : il avait été entraîné ici un peu contre son
gré, car tous les hommes de son village avaient rejoint les
révolutionnaires. Malheureusement, lorsque Alicia effleura devant
lui la possibilité d'aider le prisonnier à s'évader, il entra dans
une colère folle. Elle eut alors la présence d'esprit d'éclater de
rire, comme si elle venait de faire une bonne plaisanterie, car elle
ne voulait pas que Josh dénonce le projet de Slade aux autres. Il la
regarda d'abord d'un air bizarre puis éclata aussi de rire, ce qui
la rassura.
Quelques
jours plus tard, alors que le jour se levait, Slade se retourna en
souriant vers la porte qui s'ouvrait, et son sourire s'effaça. La
vieille femme, apparemment guérie, s'avançait vers lui, l'écuelle
dans la main gauche et la cuillère dans la main droite. Déçu, il
retomba sur sa couche tandis qu'elle s'avançait vers lui. L'idée de
devoir encore subir le gavage, comme une oie, le répugnait, et il se
retourna contre le mur. La vieille femme lui posa une main sur
l'épaule, et il secoua son dos en grognant pour s'en débarrasser,
pour qu'elle s'en aille. Mais elle insista et glissa quelque chose
entre le visage de Slade et le mur. Il recula la tête pour voir ce
que c'était : un papier chiffonné sur lequel Alicia avait dessiné
un coeur. Il se retourna vers la vieille : elle souriait, les yeux
plissés par sa grande bouche édentée, et lui tendait l'écuelle et
la cuillère pour l'inviter à manger seul. Slade, rassuré de voir
en elle une alliée, mangea de bonne grâce, mais passa le reste de
la journée à retomber dans l'angoisse.
La
présence d'Alicia lui avait presque fait oublier la situation
précaire dans laquelle il était et les menaces de mort qui pesaient
sur sa tête. L'espoir d'une fuite paraissait maintenant bien
lointain, et il en arriva même à se demander s'il allait revoir la
jeune fille avant de mourir. Alicia avait essayé de se renseigner
sur les éventuels résultats du marché que les Guerriers Rouge
essayaient de passer avec le gouvernement de Cuzco, mais personne ne
semblait rien savoir. Le chef des révolutionnaires était absent
depuis la capture de Slade, occupé plus au sud à préparer une
autre opération. C'était sans doute à cause de cela qu'il était
encore en vie et que personne n'avait pris la décision de le
mutiler...
Il
entendit des pas derrière la porte, mais celle-ci ne s'ouvrit pas
tout de suite. Intrigué, il s'adossa au chambranle pour y coller
l'oreille. Il perçut de bruits de déglutition entrecoupés de
grognements de satisfaction, puis, enfin, la clé tourna dans la
serrure. La vieille femme le prit par le bras et l'entraîna dehors.
Le gardien dormait d'un sommeil profond, la bouche ouverte et la tête
renversée sur le dossier de sa chaise. La vieille femme eut un petit
rire et posa ses deux mains jointes contre sa joue, pour lui faire
comprendre qu'elle avait drogué l'homme. Elle le tira par la manche
dans un recoin sombre où Alicia l'attendait. Il la serra dans ses
bras mais, coupant court à ces effusions, elle lui dit :
-"
Il faut faire vite. Il sont en train de faire la fête". Elle
désignait du doigt une fenêtre éclairée d'où émanait un
brouhaha de chants d'ivrognes. Elle lui prit la main pour le guider,
car la nuit était profonde et il ne distinguait absolument rien.
Alicia devait avoir des yeux de chat, car elle avançait à pas
rapide en tirant Slade derrière elle.
Ils
heurtèrent quelque chose. En avançant les mains, Slade sentit une
texture métallique sous ses doigts. C'était son véhicule. Il y
pénétra à tâtons, mais, malheureusement les clés n'était pas
sur le contact.
-"
Impossible de le démarrer.", dit il à Alicia, sans rentrer
dans les détails," Je regarde s'ils ont laissé quelque chose
et on file à pied."
Il
farfouilla sous le siège arrière et s'aperçut avec joie que les
bandits n'avaient pas trouvé l'existence du second coffre de survie.
Il y prit l'arme qu'elle contenait, un laser court à infra rouge,
ainsi que des rations de survie, une lampe, une grosse corde et une
couverture. Il mit tout cela dans un sac qu'il balança sur son
épaule et fit signe à Alicia qu'il était prêt. Ils parcoururent
une dizaine de mètres et s'enfoncèrent dans la forêt.
Slade
n'utilisait pas la lampe, pour ne pas se faire repérer, et ils
couraient droit devant eux, sans rien voir. Des branches les
giflaient, des ronces leur déchiraient les vêtements au passage,
des pierres les faisaient trébucher mais ils se relevaient et
continuaient à courir, inconscients du danger. Ils n'avaient que le
désir de mettre le plus de distance possible entre le camp et eux.
Ils passèrent à coté de précipices sans les voir. Ils dévalèrent
des pentes qui, s'ils les avaient jugées en plein jour, leur
auraient paru impraticables. Ils s'enfoncèrent dans des murs de
broussaille denses et acérés, mais la force de leur volonté
semblait être capable de venir à bout de tous les obstacles.
Lorsqu'ils s'arrêtèrent, hors d'haleine et incapables de continuer,
ils étaient très loin du camp, et s'écroulèrent sur le sol où
ils s'endormirent, sans même avoir la force de sortir la couverture
du sac.
Ils
furent réveillés par le jour qui se levait. Ils tremblaient de
froid, bien que ce fût l'été, car la rosée s'était déposée sur
eux. Leurs vêtements n'étaient plus que des guenilles, et ils
éclatèrent de rire ensemble en réalisant l'état pitoyable dans
lequel ils se trouvaient. Leur peau était zébrée de griffures
sanguinolentes, cicatrisées sommairement par la terre poussiéreuse
qui les recouvrait de la tête aux pieds. Heureusement le miracle
semblait continuer : ils s'étaient endormis près d'une rivière.
"
J'ai l'impression de vivre dans un roman...", pensa Slade en se
glissant avec volupté dans l'eau fraîche. "...depuis quelque
temps, ma vie a pris une tournure irréelle, comme si quelqu'un la
dirigeait de l'extérieur. Je suis toujours Slade, mais aussi
quelqu'un d'autre, un être nouveau." Ses yeux se posèrent avec
affection sur Alicia qui nageait en cercles autour de lui." Je
suis comme elle. Son amnésie ressemble à une seconde naissance, et
moi aussi je viens de renaître."
Il
regardait autour de lui, tout en se frottant la peau pour enlever les
traces de sa course effrénée, et se dit qu'il ne fallait pas qu'ils
s'attardent dans cet endroit. Ils se trouvaient dans une petite
vallée entourée de sommets, et devaient être terriblement visibles
des hauteurs. Un peu plus loin, la rivière semblait s'enfoncer dans
une gorge, ils se dirigèrent de ce coté. Les eaux n'étaient pas
hautes en cette saison, et les bords du lit du torrent étaient tout
à fait praticables. La gorge descendait vers le sud, et ce fut le
chemin qu'ils empruntèrent pour quitter les montagnes. Il y eut
quelques passages périlleux et la corde leur fut utile pour
traverser les goulots étroits dans lesquels l'eau s'engouffrait
parfois.
Lorsque
la nuit tomba, ils étaient toujours dans la gorge. Slade n'avait
aucune notion du chemin qu'ils avaient parcouru, mais il se sentait
rassuré : les anfractuosités des rochers les avaient cachés toute
la journée, et il y avait peu de probabilité que les guerriers les
retrouvent. Ils passèrent la nuit dans une grotte, serrés l'un
contre l'autre sous la couverture. Le vacarme d'une cascade proche
était assourdissant, mais leur fatigue était très grande, surtout
celle de Slade qui était très affaibli par la nourriture pauvre et
l'absence d'exercice de ces dernières semaines.
En
s'endormant, il pensait à Keita, son épouse. C'était une femme
courageuse, mais il n'osait pas imaginer dans quel état désespéré
elle devait se trouver en cet instant. Il se demandait comment les
gens de son gouvernement lui avait appris la nouvelle de la capture
de son mari, trois semaines auparavant. Il espérait qu'ils n'avaient
pas eu le manque de tact de lui montrer la cassette vidéo que les
révolutionnaires avaient enregistrée, car il était alors dans un
état pitoyable. Il s'endormit en essayant de toutes ses forces de
lui envoyer un message par la pensée, pour la rassurer, pour qu'elle
sache qu'il allait bien. Ils étaient très amoureux et très proches
l'un de l'autre, et Slade croyait fermement à la possibilité d'une
communication magique entre deux êtres qui s'aiment.
Ils
sortirent de la gorge, le lendemain matin,. et débouchèrent dans
une vallée écrasée de soleil. La rivière s'y élargissait,
rejointe par un autre torrent au centre d'une zone cultivée où
s'élevait une habitation.
-"
Je ne pense pas que ce soit raisonnable d'essayer de rentrer en
contact avec les gens qui habitent ici.", dit Slade," Nous
sommes encore trop proches des hautes montagnes. La région est
certainement sous la coupe des Guerriers Rouges. Nous allons passer
par là." Il désignait une colline qui traversait la vallée.
Des
cultures en terrasse s'étendaient tout le long de la colline, et ce
fut seulement lorsqu'ils furent au milieu d'elles que Slade s'aperçut
que c'étaient des vignes. En voyant les grappes de raisin illicites,
il se félicita de ne pas être allé vers la ferme. La grandeur de
la plantation de drogue était tout à fait étonnante, et il se
demandait, en la traversant, pourquoi les planeurs de l'armée inca
ne l'avait pas encore repérée. Ils faisaient pourtant de fréquentes
patrouilles dans le nord et arrosaient régulièrement les vignes
qu'ils y trouvaient, avec un produit toxique. Ce produit ne les
détruisait pas, les lois de respect de la végétation
l'interdisaient, mais il empêchait le raisin de pousser pendant
plusieurs années. Or, les grappes que voyait Slade, tout en avançant
courbé entre les rangs, étaient belles et fournies, les vendanges
allaient être bonnes.
La
vallée débouchait sur un plateau désertique qu'ils traversèrent
rapidement en essayant de se cacher tant bien que mal. Après s'être
arrêtés un court instant pour se nourrir grâce aux rations de
survie, ils marchèrent pendant des heures dans une forêt paisible.
Vers la fin de l'après-midi, ils durent s'arrêter, car un immense
champ de lavande leur barrait la route vers le sud, et des dizaines
de femmes étaient en train d'y travailler. Ils se cachèrent dans un
bouquet de buisson en attendant qu'elles cessent leur cueillette,
avec l'intention de traverser le champ à la nuit tombée.
Ils
somnolaient lorsqu'ils furent tout à coup réveillés par des voix.
Deux femmes s'étaient installées près de leur buisson, sans doute
pour faire une pause, elles parlaient des Guerriers Rouges :
-"
Moi, je ne suis pas d'accord... regarde, depuis que les incas sont
là, nous mangeons à notre faim, même les années de mauvaises
récoltes. Sans leurs aides et leurs médicaments, j'en connais
beaucoup qui ne seraient plus là !"
-"
Tu as raison, moi je n'ose pas imaginer comment ça serait si les
Guerriers Rouges prenaient le pouvoir. Ce sont tous de grosses
brutes, je suis sûre que ce serait l'esclavage pour les petites gens
comme nous."
Leur
conversation continua sur ce ton pendant quelques minutes. Slade et
Alicia se regardèrent et décidèrent, d'un accord tacite, de se
montrer. Les femmes eurent tout d'abord un mouvement de frayeur en
les voyant, puis, après que Slade leur ait expliqué qu'ils
s'étaient enfuis du camp de la montagne, elles se détendirent.
Elles s'écartèrent un peu, pour se concerter puis revinrent vers
eux en leur proposant de les héberger pour la nuit :
-"
Restez cachés jusqu'à ce soir", leur dit l'une d'entre elles.
" Lorsque le travail sera fini, nous partirons les dernières et
nous viendrons vous chercher pour vous emmener à la maison."
Le
soir venu, ils suivirent les deux femmes jusqu'à l'entrée d'un
petit village. La plus âgée les quitta alors, pour se diriger vers
une place, après avoir fait un signe de connivence à son amie. Ils
suivirent celle-ci jusqu'à sa demeure, une petite ferme un peu à
l'écart.
"
Cachez-vous dans la grange.", leur dit-elle en leur désignant
la bâtisse," Je vais prévenir mon mari."
Ils
s'allongèrent quelques minutes dans la paille et elle revint en
compagnie de son époux. Elle portait un panier duquel elle sortit du
pain et des fromages qu'ils mangèrent en écoutant celui-ci :
-"
Ils vaut mieux que vous restiez ici.", leur disait-il," Ne
vous montrez surtout pas. Il y a quelques fermiers qui sont partisans
des Rouges, dans le village. Nous allons vous apporter des
couvertures pour que vous soyez à l'aise pour dormir, et demain
matin, je vous cacherai dans la charrette et vous emmènerai en
ville."
Ils
remercièrent l'homme et la femme de tout leur coeur et Slade leur
assura qu'il leur prouverait sa reconnaissance dès qu'il serait de
retour à la civilisation. Ils se firent chacun un lit dans la paille
avec les couvertures que la femme leur avait apportées, et
s'endormirent presque aussitôt.
Ils
furent réveillés en sursaut par un fracas épouvantable : quelqu'un
venait d'enfoncer la porte de la grange. Slade et Alicia se
dressèrent sur leurs pieds. L'homme qui leur faisait face, dans
l'embrasure de la porte, était un Guerrier Rouge armé jusqu'au
dents. Slade tenta d'atteindre le sac pour s'emparer de son fusil
laser, mais l'homme fut plus rapide : il frappa le sac d'un coup de
pied et l'envoya de l'autre coté de la pièce. Il les fit sortir de
la grange en les frappant dans le dos avec la crosse de son arme. Des
dizaines de bandits les attendaient dehors, en compagnie des fermiers
: de toute évidence, ils les avaient dénoncés. Les Guerriers
Rouges leur avaient certainement promis une récompense, ou c'était
peut-être la peur des représailles qui les avait fait agir
ainsi...ils ne le sauraient jamais. On les frappa durement à la
tête. Slade sentit qu'on le ligotait tandis qu'il gisait, a demi
inconscient, sur le sol. Il reçut un autre coup violent et ce fut le
trou noir.
Tout
comme la première fois, il se réveilla ligoté à un poteau, mais,
cette fois, Alicia était en face de lui, et elle était dans la même
situation. Elle était toujours inconsciente et Slade gémit en
voyant le sang couler d'une horrible plaie qu'elle avait à la tête.
Il l'appela doucement par son nom, et, après quelques minutes, elle
finit par reprendre conscience. En le voyant, elle eut la force de
lui sourire et Slade lui dit quelques paroles rassurantes, pour la
réconforter. Il lui dit d'avoir confiance, qu'ils allaient s'en
sortir. Lui-même n'en croyait pas un mot, mais il lut le courage
dans les yeux d'Alicia, et l'espoir naquit de nouveau en lui.
Un
homme imposant pénétra dans la pièce, Slade ne l'avait jamais vu.
Il portait un béret orné d'un écusson et, entre ce couvre chef et
sa barbe imposante, on ne voyait que ses yeux noirs, terriblement
fixes. Il agita une sorte de baguette en cuir en direction de Slade :
-"
Bonjour étranger", lui dit-il en le cinglant à la joue,"
Mon nom est Léo, et tu dois trembler devant moi." Sa voix était
grave, mais avec des accents hystériques. Il reprenait sa
respiration entre chaque phrase, en aspirant l'air entre ses dents
serrées. " Si je n'arrive pas à mettre dehors tous les gens de
ton espèce...", il cracha par terre, "je les tuerai un par
un. Je m'appelle Léo et je suis le maître ici. Maintenant que je
suis là, plus question de s'enfuir, comme tu l'as fait avec cette
traînée." Il frappa Alicia avec sa lanière.
-"
Mais elle n'a rien fait !", tenta Slade," C'est une enfant,
c'est moi qui l'ai entraînée ..."
-"
Ta gueule !", le coupa Léo," Je sais tout. Je sais qu'elle
a tout manigancé, avec la vieille. Mais elle est morte la vieille
!", il hurlait," Je suis arrivé juste après votre départ,
et je l'ai tuée de mes mains. J'aurais voulu que tu sois là pour
voir ça, petit inca... mais tu verras encore mieux.", il
désigna Alicia, "C'est elle que tu vas voir mourir, lentement
sous tes yeux. Tu la verras pourrir sur place un peu plus chaque
jour. Toi, on va te nourrir, mais elle, elle aura juste un peu d'eau,
juste assez pour agoniser longtemps, devant toi." Il éclata
d'un rire dément et sortit de la pièce.
Après
ce terrible discours, Slade décida de refuser toute nourriture. Si
Alicia devait mourir, il mourrait avec elle. Quelques heures plus
tard, lorsqu'un homme pénétra dans la pièce avec une écuelle de
bouillie, Slade garda les dents serrées. L'homme appela le gardien à
la rescousse. Ils lui enfoncèrent un entonnoir dans la gorge et le
remplirent de bouillie. Ils lui massèrent le cou pour le forcer à
déglutir, c'était une impression horrible de se faire gaver comme
un animal. Alicia l'implora de ne plus faire cela et d'accepter de
manger. Ce fut elle qui lui prodigua des paroles rassurantes.
-"
J'ai confiance.", lui dit-elle, " Je sens que je ne vais
pas mourir. Et toi, il faut que tu gardes toute ta force pour le
moment où nous pourrons nous venger de ce monstre."
Mais
le mot 'monstre' était trop faible pour décrire Léo. Faire mourir
Alicia devant Slade ne lui suffisait pas. Il arriva un jour comme un
fou dans la pièce en compagnie de deux complices et arracha la
tunique de la fillette. puis, tandis que les deux autres maintenait
la tête de Slade pour le forcer à regarder, il la pénétra
sauvagement. Alicia hurlait à chaque va et vient de la brute qui
vociférait à l'adresse du prisonnier :
-"
Regarde bien pourriture ! N'en perds pas une miette. Je suis sûr que
tu en mourais d'envie! Hein ? C'est bon tu sais ! Et je suis sûr
qu'elle aime ça, cette petite pute!".
Slade
n'existait plus, il ne sentait même plus son corps déchiré par les
liens. Il n'attendait plus que la mort. Et Léo surgissait, il
violait Alicia qui semblait avoir perdu la raison. Elle ne parlait
plus. Elle regardait Slade avec des yeux vides, comme si elle était
ailleurs. Il perdit la notion du temps. Il devint un amas de haine.
Le dégoût, la peur, la raison disparurent. Tout avait fait place à
une haine dévorante qui l'emplissait tout entier. Il ne dormait
plus, c'était impossible, mais sombrait périodiquement dans
l'inconscience. Dans ces moments là, il revivait toutes ces scènes
de viol dans des cauchemars plus vrais que la réalité, et
s'éveillait en hurlant. Pendant un de ces cauchemars horribles, il
rêva qu'il entendait le son d'hélicoptères électriques qui
s'approchaient du camp. Mais c'était une hallucination, car Léo
continuait à s'acharner sur Alicia inconsciente, sans rien entendre.
Il s'arrêta, tout à coup, au milieu de ses insanités, lorsque le
corps d'un des deux hommes, qui forçaient Slade à regarder,
s'écroula sur le sol. Une longue flèche inca était plantée entre
ses omoplates. La porte se volatilisa. Les soldats casqués
pénétrèrent dans la cellule et maîtrisèrent les guerriers en une
seconde. Ils coupèrent les liens d'Alicia et de Slade qui s'écroula
sur le sol.
Il
ne s'était pas évanoui. Totalement privé de force, son corps ne
répondait plus, mais, tandis qu'on le transportait sur une civière,
il gardait les yeux ouverts et son regard ne quittait pas Léo.
Lorsqu'on l'installa sous une tente pour le soigner, il eut la force
de demander que la tente reste ouverte., pour continuer à voir le
monstre. Vers le milieu de la nuit, la haine lui fournit l'énergie
nécessaire pour ramper en silence au dehors, saisir une arme, et
tuer Léo dans son sommeil. Alors seulement, il sombra dans le coma.
Cette
opération de sauvetage avait été le résultat de l'opiniâtreté
de Keita, la femme de Slade. Au début de l'enlèvement, le
gouvernement de Cuzco ne voulut rien savoir. Il n'était pas question
de céder au chantage. Pour eux, la vie de Slade ne comptait pas.
Keita essaya d'alerter les médias, mais les politiciens avaient main
mise sur la presse, et personne ne l'écouta. Elle essaya donc de se
défendre seule, et passa ses journées, en compagnie d'amis fidèles,
à distribuer des tracts pour que tout le monde sache ce qui se
passait. Mais la société inca était malheureusement très
confortable, et peu de gens avaient de raisons de s'opposer au
pouvoir en place. La dictature était à la tête d'un pays heureux,
et son pouvoir était immense.
Cependant,
Keita rencontra un jour une femme qui était dans la même situation
qu'elle : pire encore, puisque son mari était prisonnier des Rouges
depuis plus d'un an. Quelques jours plus tard, on lui en présenta
une autre, puis une autre. Un mois plus tard, les familles et les
amis de tous les otages (ils étaient au nombre de quatorze)
formaient une association qui, renforcée des sympathisants,
comportait plusieurs milliers de membres. Ils manifestaient
régulièrement devant le palais du gouvernement, et une chaîne de
télévision privée eût un jour le "courage" de parler
d'eux. Ce n'était pas vraiment du courage, car, en échange, Keita
leur avait promis l'exclusivité des interviews de Slade à sa
libération...
Cette
émission fit boule de neige, et, bientôt , tous les médias ne
parlaient plus que de cette affaire. Le gouvernement fut obligé de
céder à la pression publique. Il mit sur pied plusieurs commandos
qui attaquèrent simultanément tous les camps où les otages se
trouvaient prisonniers. Et ce fut un succès total. Non seulement
tous les otages furent libérés, sains et saufs, mais, de plus, la
révolution, qui couvait depuis plus de vingt ans, fut complètement
matée. Quelques journalistes hardis se posèrent d'ailleurs la
question de savoir pourquoi cela n'avait pas été fait plus tôt.
L'un d'eux émit même l'hypothèse que cette guérilla était en
fait entretenue par le gouvernement, de connivence avec les marchands
d'armes, mais il n'écrivit qu'un seul article.
Keita
était au chevet de Slade. Alicia, dans le lit voisin, commençait à
se remettre. La trace des épreuves disparaissait peu à peu de son
visage, grâce à l'attention constante des médecins de l'hôpital.
Elle paraissait presque heureuse, surtout depuis que Slade et Keita
lui avaient annoncé qu'ils allaient l'emmener avec eux à Cuzco et
l'adopter. Ils avaient pris cette décision après que Slade eût
raconté toute l'histoire à Keita horrifiée. Ils se jurèrent de
tout faire pour que la jeune fille oublie ces horreurs. Il lui
donnerait la possibilité d'étudier et de jouir d'une vie normale
d'adolescente. Alicia n'avait pas retrouver la mémoire, et, malgré
les recherches de la police locale, on ne retrouvait pas ses parents.
Personne n'avait signalé de disparition et le mystère restait
entier.
L'hôpital
était situé au bord de la mer, près de Marseille et ils passèrent
leur convalescence sur la plage. Bronzage, baignade, promenades en
voilier eurent vite raison des souvenirs traumatisants de leur
aventure. Ils quittèrent les médecins une semaine avant leur retour
vers Cuzco, pour s'installer dans un hôtel de luxe, en compagnie des
autres otages, au frais du gouvernement inca. Slade et Keita
n'avaient jamais eu les moyens de s'offrir de telles vacances.
Certes, le prix de celles-ci avaient été dur à payer, mais ils en
profitèrent pleinement, avec amour. La société Nestac avait fait
parvenir une lettre à Slade et lui offrait une promotion dans
l'entreprise. Il ne serait plus prospecteur, et sa fonction de cadre
supérieur allait lui assurer un salaire confortable.
Assis
sur le sable, il contempla les deux être qu'il aimait sortant de
l'eau et s'avancer vers lui et ferma les yeux pour croire de toutes
ses forces à ce bonheur.
Le
son de l'avertisseur fit sursauter Slade. Il était plongé dans ses
pensées et n'avait pas vu que le feu était passé au vert. Dans sa
surprise, il enfonça l'accélérateur, et fila tout droit, oubliant
qu'il s'était mis dans la file de gauche pour prendre une rue
adjacente. Il évita de justesse une voiture de l'autre coté du
carrefour et se rabattit sur la droite en subissant quelques insultes
de la part des chauffeurs des autres véhicules, énervement de fin
de journée.
La
circulation dans Cuzco était devenue épouvantable et Slade devait
subir chaque soir une heure d'encombrement avant de rejoindre la
maison qu'il avait achetée en banlieue. Son nouveau salaire leur
avait permis ce déménagement quelques mois après leur retour, et
l'année qui venait de passer s'était écoulée dans un bonheur
paisible. Alicia fréquentait une école spécialisée, non loin de
leur demeure, où les professeurs essayaient de la mettre à niveau,
pour qu'elle puisse entamer des études. Au début, tout se passait
plutôt bien, mais, depuis quelque temps, Alicia avait changé, et
c'était ce qui troublait Slade tandis qu'il conduisait. Elle était
devenue bizarre, renfermée, et répondait évasivement aux questions
inquiètes de ses parents adoptifs. Après concertation, Slade et
Keita avaient décidé de ne pas la brusquer. Après tout,
l'expérience traumatique qu'elle avait vécue n'était pas si
lointaine. Ils avaient cessé de l'importuner, même lorsqu'elle
rentrait tard le soir sans leur dire où elle était allée, mais
leur inquiétude ne faisait que croître. Ils l'entouraient de toute
leur affection, en espérant que cela suffirait à faire passer cette
période étrange de l'évolution de la jeune fille.
Slade,
au volant de sa voiture, se maudit intérieurement d'avoir oublié de
tourner à gauche. Les rues de Cuzco étaient un amas de sens
uniques, et il ne savait pas comment retrouver sa route. Pour comble
de malchance, il avait oublié le plan de la ville à son bureau. Il
tourna dans des rues au hasard, et finit par se retrouver dans un
quartier de la ville qu'il ne connaissait absolument pas. Il gara son
véhicule et en descendit pour essayer de demander à un passant où
il se trouvait.
Le
quartier était sinistre. Il voulut aborder un homme, mais celui-ci
ne daigna même pas s'arrêter. En tournant dans une ruelle, il se
retrouva tout à coup entouré de prostituées.
-"
Tu montes avec moi mon chou", lui dit l'une d'elles en le
saisissant par la cravate. Puis, après qu'il lui ai répondu qu'il
cherchait son chemin, elle continua :" Oh, il est perdu le minou
! Regardez les filles ! Un petit chaton qui cherche sa maman !".
Slade
se tourna vers les autres prostitués et resta pétrifié : Alicia
était parmi elles ! La jeune fille, habillée d'une simple robe
fendue et maquillée à outrance fit demi tour et s'enfuit vers le
fond de la ruelle en voyant son père adoptif.
-"Lâchez
moi, idiote !", dit-il à la prostituée qui le tenait toujours
par la cravate. Il se mit à courir derrière sa fille." Alicia
! Arrête-toi, je t'en prie !". Il hurlait, essoufflé par sa
course, mais la jeune fille courrait vite. Elle disparut derrière
une palissade.
Slade
déboucha sur un terrain vague, et, pour tout arranger, la pluie se
mit à tomber. La nuit était sombre et il n'y voyait pas à deux
mètres. Pas de traces d'Alicia. De toute évidence, sa fille
connaissait bien le quartier, ce qui n'était pas son cas, et il
abandonna rapidement la poursuite. Il retourna dans la ruelle, décidé
à interroger les prostituées, mais elles avaient flairé les
embrouilles : la ruelle était déserte. La pluie redoublait de
violence et Slade se réfugia dans sa voiture.
Bizarrement,
il s'était attendu à ce que quelque chose de ce genre arrive. Le
comportement étrange d'Alicia prenait une forme évidente. Slade
posa le front sur son volant, il pleurait. " Nous croyions
qu'elle avait oublié toute cette horreur...",
pensait-il,"...mais c'était trop beau. Tous ses traumatismes
sont restés là, cachés au fond d'elle même. Elle n'a rien montré,
et maintenant ils se manifestent ainsi. Pauvre petite ! Mais je ne te
laisserai pas te perdre !" Il tapa du poing sur son tableau de
bord, mit sa voiture en route et entreprit de retrouver le chemin de
sa maison.
Slade
et Keita étaient assis sur le sol de la chambre de leur fille. Ils
étaient anéantis. Ils venaient de trouver des bouteilles d'alcool
cachées sous le lit. Leur fille se droguait, et, en plus, elle se
prostituait pour gagner les sommes exorbitantes que nécessitait son
vice. Mais Slade rejeta ce mot de sa pensée. Alicia était malade,
ce n'était pas du vice. Son amnésie, les viols répétés de Léo,
tout cela l'avait complètement déséquilibrée, on devait pouvoir
la guérir !
Lorsque
Slade était enfin rentré, Keita avait lu le drame sur son visage et
elle écouta son récit en larmes mais sans hystérie. Ils avaient
alors appelé le directeur de l'école que fréquentait Alicia.
Celui-ci ne l'avait pas vu depuis un mois, et il s'étonna de leur
appel car Alicia lui avait donné un mot de leurs mains expliquant
qu'ils la changeaient d'école. Elle avait fait un faux pour être
libre de cette contrainte.
Alicia
rentra dans la nuit. Elle était complètement ivre et se précipita
dans les bras de Keita en pleurant. Elle leur demandait pardon et ils
lui dirent que c'était de leur faute, qu'ils n'avaient pas su la
comprendre. Le reste de la nuit se passa dans une flambée d'amour
entrecoupé de sanglots. C'était comme si toute la tension accumulée
un an auparavant trouvait enfin une porte de sortie. Ils avaient
contenu toute la haine et le désespoir que l'horreur avait fait
naître en eux, mais ne s'en étaient jamais libéré. Ils avaient
posé un masque de bonheur sur leurs angoisses, et le masque se
brisait. On ne doit pas essayer de construire sur des ruines, Slade
en prenait conscience tandis que des images, oubliées à dessein,
resurgissaient dans son esprit.
Dès
le lendemain, ils décidèrent d'entreprendre une thérapie. Le
psychiatre qu'ils consultèrent leur apprit qu'il comptait déjà
neuf des quatorze otages parmi ses patients. Tous avaient craqué,
certains peu de temps après leur libération et d'autres plus
récemment. Ils essayèrent de faire une thérapie de groupe, mais
c'était trop difficile, surtout pour Alicia qui avait du mal à
revivre ses épreuves en public. Elle suivit donc des séances
particulières de psychanalyse traditionnelle. Cela semblait lui
faire du bien, ... jusqu'au jour où elle disparut.
Elle
n'avait même pas laissé un mot, Keita et Slade vécurent dans
l'angoisse pendant plusieurs semaines. Lorsqu'ils eurent enfin des
nouvelles, ce fut par la police : Alicia avait tenté un cambriolage
en compagnie d'une bande de voyous et s'était fait arrêter. Sa
peine de prison fut minime, car elle était mineure, et le juge,
connaissant les faits passés, fut indulgent avec elle. Durant les
deux mois qu'elle passa en prison, Slade chercha désespérément une
solution : il ne voulait pas que tout cela recommence à sa sortie.
Un des ses amis lui parla un jour d'un sorcier, une sorte de vieux
mage, qui habitait dans la forêt. Il s'y rendit avec Alicia, le jour
même de sa libération.
Le
sorcier était un homme étrange. Immense et maigre, il semblait
flotter au dessus du sol dans une grande robe blanche. Il officiait
au milieu d'un capharnaüm de fioles, de poudres, et de plantes
odorantes. Des cristaux de quartz suspendus un peu partout faisaient
vibrer la pièce de leurs reflets multicolores. Il écouta Slade avec
attention, et finalement lui répondit :
-"
Il faut qu'elle retrouve la mémoire. Elle ne pourra retrouver son
équilibre qu'en se souvenant de son passé et en l'acceptant. Si
vous êtes d'accord, je peux l'hypnotiser pour l'y aider."
Alicia
et Slade acceptèrent, et le sorcier, après avoir endormi
profondément la jeune fille d'un sommeil hypnotique, commença à
lui poser des questions :
-"
Comment t'appelles-tu ?"
-"
Je m'appelle Florence, et j'ai onze ans", répondit Alicia,
d'une petite voix.
-"
Très bien. Sais-tu où sont tes parents ?"
-"
Bien sûr ! Ils sont là !", elle désignait un point quelque
part, " Ils sont assis dans le jardin, ils bavardent avec des
amis. Moi je suis sur la balançoire !" Elle semblait très
contente.
-"
C'est bien.", continua le mage, en faisant signe à Slade de se
calmer car il faisait mine de vouloir, lui aussi, poser des
questions. " Est-ce que tu sais, Florence, dans quelle ville se
trouve ta maison ?"
-"
96 rue Berluc Perussis 04300 Forcalquier", répondit la petite
fille d'un trait. Slade était interloqué, car ce n'était pas ainsi
que l'on exprimait les adresses en Provence, elle devait tout
mélanger. Il allait le dire au sorcier, mais Alicia-Florence
continuait :" Je m'appelle Florence Bertoux et je suis en
cinquième au collège de Forcalquier."
Slade
n'y tint plus. Il fit signe au sorcier de s'approcher de lui et lui
murmura à l'oreille : -" C'est impossible. Ce qu'elle dit est
incohérent et il n'y a pas de collège à Forcalquier, c'est un tout
petit village. Arrêtez cette mascarade."
-"
Calmez vous", lui répondit le mage, sûr de lui," J'ai
déjà eu un cas semblable. Je lui pose encore une question pour
confirmer ma présomption, et je la réveille."
Il
se tourna vers la jeune fille : "Florence, écoute-moi bien.
Est-ce que tu connais les incas ?"
-"
Les incas ? bien sûr", répondit Florence, assez fière"
J'ai appris ça à l'école. C'est une civilisation disparue qui
vivait avant en Amérique du sud. Ils avaient fait un grand empire,
mais ils ont été battus par les Espagnols".
Lorsque
Alicia se réveilla, elle ne se souvenait de rien, mais elle était
très calme. Ce n'était pas le cas de Slade, qui bouillait en
attendant les explications du sorcier. Il était persuadé d'avoir
affaire à un imposteur qui se moquait de lui. Mais lorsque l'homme
commença à lui parler de mondes parallèles, d'univers qui à
certains moments de l'histoire partaient du notre pour une direction
différente, Slade lui porta attention car ces théories le
fascinaient.
-"
J'ai déjà rencontré un homme qui venait d'un univers comme ceux
là.", lui expliqua le sorcier, " Il m'a parlé de son
monde qui a commencé à différer du notre il y a un peu plus de
cinq cents ans. Pour quelle raison ? Je l'ignore, mais, dans
l'univers de cet homme, la civilisation inca a disparu et c'est un
peuple d'Amérique du Nord qui domine la planète. Je pense
qu'Alicia, ou plutôt Florence, vient elle aussi de ce monde. C'est
la raison principale de son déséquilibre. Elle n'est pas à sa
place ici, elle ne se trouve pas chez elle. Il faut qu'elle retourne
dans son univers."
Slade
était abasourdi, tout comme Alicia, mais il parvint à balbutier :
-"
Retourner dans son univers ? Mais comment ... ?"
-"
Il y a peut-être une solution.", lui dit calmement le mage,"
Lorsque cet homme est venu me voir, il était, contrairement à
Alicia, tout à fait conscient de ne pas être dans son univers. Il
n'était pas amnésique, et son espoir, en venant me voir était que
je l'aide à retourner là bas. Je l'ai donc hypnotisé, lui aussi,
et pendant que je lui posais des questions, il s'est volatilisé..."
-"
Volatilisé ! C'est bien beau...", rétorqua ironiquement Slade
que le calme de l'homme énervait," ...mais vous avez hypnotisé
Alicia et elle est toujours là."
-"
Oui, mais calmez vous", lui dit le sorcier avec un sourire,"
Lorsque cet homme s'est volatilisé, certainement pour repartir dans
son univers, j'ai eu une vision. J'ai vu une grande porte qui
s'ouvrait sur une lumière blanche ... et je sais où est cette
porte."
-"
Vous voulez dire que vous connaissez une porte entre deux univers ?",
Slade commençait à avoir des doutes," Et vous l'avez franchie
?"
-
Non, malheureusement, je ne sais pas comment elle s'ouvre. Je m'y
suis rendu, j'y ai utilisé toute ma magie, mais rien ne s'est passé.
Mais allez y, peut être que la présence d'Alicia changera l'ordre
des choses."
La
"porte" était en fait un bas relief situé au Machu Pichu.
Slade et Alicia s'y rendirent. Alicia passait et repassait devant la
pierre, elle essayait d'appuyer dessus en divers endroits, rien ne se
produisait. Ils étaient sur le point de renoncer, lorsque
l'attention de Slade fut attirée par un creux, entre deux
sculptures, dont la forme lui semblait familière. Il s'approcha et
se souvint en un éclair où il avait déjà vu cette forme. Il
fouilla dans sa poche et en ressortit un objet. C'était le triangle
de métal bleuté que lui avait donné le bijoutier à Marseille. Le
triangle percé en son centre correspondait exactement à la forme
dans le mur. Il se souvint des paroles de l'homme: " Gardez-le
sur vous, où que vous alliez. Un jour vous comprendrez." Le
creux dans la pierre semblait être le moule de l'objet.
Slade
introduisit le triangle dans le bas relief. L'objet s'y enfonça
comme une clé, et Alicia disparut.
Keven
était très concentré. Les doigts crispés sur la manette, les yeux
rivés sur l'écran, il dirigeait le personnage de son jeu vidéo à
travers le labyrinthe d'un temple. Il était au septième niveau du
jeu, et cela faisait plusieurs jours qu'il échouait, toujours au
même endroit. Le jeu consistait à diriger un explorateur dans une
jungle d'Amérique du sud.
L'explorateur
arriva sur un pont qui traversait un gouffre. Le pont était
constitué de lattes de bois branlantes. Keven était bien décidé,
cette fois-ci, à traverser le pont. D'autant plus que, de l'autre
coté, se trouvait la porte qui menait au niveau suivant du jeu.
Cette porte était un bas-relief inca sur lequel était dessiné
l'empreinte de la clé, un petit triangle bleu, que l'explorateur
avait trouvée au deuxième niveau. Keven engagea le personnage sur
le pont. Il devait éviter les lattes de bois moisi qui s'écroulaient
s'il marchait dessus. Arrivé à la moitié, il baissa le personnage
pour éviter un vol de chauve-souris qui passait en produisant des
cris horribles dans les haut-parleurs de l'ordinateur.
Une
goutte de sueur coulait sur le front de Keven, il était presque au
bout du pont lorsqu'un cri retentit :
-"
Keven ! A table !". Il sursauta, fit une fausse manoeuvre, et
l'explorateur tomba dans le gouffre. Il maudit sa mère, qui venait
de hurler ainsi, et coupa l'alimentation de son ordinateur pour
descendre dans la salle à manger.
Le
repas fut sinistre, comme d'habitude. Ils étaient quatre à table :
Keven , son père, sa mère, et la télévision. C'était surtout
cette dernière qui était sinistre, car c'était l'heure des
informations. Ses parents dînaient tous les soirs en regardant la
misère du monde, les accidents , les malheurs, les cataclysmes, qui
arrivaient aux autres. Cela les rassuraient sur leur bonheur
tranquille et sécurisé, car leurs petits problèmes leur semblaient
ridicules par rapport à la souffrance de ces pauvres gens. Keven
s'ennuyait fermement pendant les repas, mais il se disait que,
finalement, le monologue désespérant de ce convive carré leur
évitait des conversations inutiles qui se seraient certainement mal
terminées. Il redoutait surtout le sujet de ses résultats
scolaires, qui étaient loin d'être fameux. L'informatique était la
seule matière qui l'aurait éventuellement intéressé, mais Keven
n'avait que douze ans et il devait attendre d'avoir son bac,
lointaine utopie, pour commencer à l'étudier.
Il
monta se coucher vers vingt et une heures, comme tous les soirs,
accompagné du rituel :
-"
Et surtout, que je ne t'entende pas allumer ton ordinateur, c'est
l'heure de dormir, pas de jouer à tes stupides jeux vidéo."
"Stupides
jeux vidéo...stupides jeux vidéos...en tout cas, moins stupides que
la réalité en boite que l'on subit tous les soirs au journal
télévisé.", pensait Keven en enfilant son pyjama. "Si ça
se trouve, les infos ne sont pas plus réelles que mes jeux. Les gens
vivent en étant persuadés que les images de la télévision sont la
réalité, mais elles ne sont pas plus vraies que les décors de mes
labyrinthes. Ce ne sont que des points lumineux diffusés par un
écran, comme sur mon ordinateur. Ils critiquent la violence des jeux
vidéos, mais nous, nous savons bien que ce n'est pas une violence
réelle, tandis qu'eux, ils absorbent chaque soir toute la violence
du monde en mangeant leur soupe". Il se coucha et éteignit la
lumière.
Au
milieu de la nuit, Keven fut réveillé par une musique. Il ouvrit
les yeux, son ordinateur était allumé. Il se leva pour l'éteindre,
à moitié endormi, et s'aperçut, intrigué, que l'appareil semblait
jouer tout seul. L'explorateur était en train de franchir le pont.
Il évita avec adresse toutes les lattes de bois moisi. Il se baissa
au bon moment pour éviter le vol de chauve souris. Il sauta par
dessus la pierre qui marquait la fin du pont et arriva de l'autre
coté. Médusé, Keven regardait avec des yeux ronds l'ordinateur
agir sans son contrôle. Il était trop endormi pour se demander
comment cela était possible, il attendait la suite. L'explorateur
tendit le bras vers la porte. Sa main tenait la clé bleue. Il
enfonça la clé dans un trou du bas-relief.
Alicia
était dans le noir total, elle avançait, les bras tendus en avant,
et la peur montait en elle tandis que ses mains ne rencontraient que
le vide. Elle commença à avoir du mal à respirer et s'assit en
tailleur sur le sol pour reprendre son souffle. Celui-ci était froid
et lisse, elle n'avait aucune idée de l'endroit où elle se
trouvait. Elle mit ses deux mains sur ses tempes et sentit les larmes
monter, sans pouvoir les retenir. Elle cria le nom de Slade plusieurs
fois mais n'eut pas de réponse, pas même un écho.
Après
quelques minutes, où quelques heures, (il était difficile de
mesurer le temps sur les seuls battements de son coeur), une musique
lointaine retentit. Alicia se leva et se dirigea vers l'endroit d'où
elle semblait parvenir. Elle distingua un point lumineux dans cette
direction. Elle s'approcha, et le point s'agrandit. C'était une
sorte de fenêtre carrée suspendue au dessus du sol, et la lumière
qui s'en dégageait n'éclairait même pas l'endroit où elle se
trouvait. Elle regarda au travers. Un garçon derrière la vitre, en
pyjama rayé, la fixait d'un air abasourdi.
Keven
était sidéré. La jeune fille, qui venait d'apparaître sur
l'écran, paraissait complètement réelle. Il avait l'impression
qu'il aurait pu la toucher. Il n'avait jamais vu une image de
synthèse aussi bien faite. On aurait dit que la jeune fille était à
l'intérieur de l'écran. Ses lèvres remuaient, et Keven monta le
son des haut-parleurs pour entendre ce qu'elle disait :
-"
Aidez moi à sortir d'ici !", criait Alicia en tapant sur la
vitre." Je vous en prie. J'ai peur. Aidez moi !"
-"
Qu'est ce que c'est que ce raffut ?", hurla le père de Keven en
faisant irruption dans la chambre. " Tu joues à l'ordinateur en
pleine nuit maintenant ? Tu es tombé sur la tête ? Il est trois
heures du matin !"
Keven
coupa l'alimentation de l'ordinateur et se précipita dans son lit en
bredouillant des excuses. Son père éteignit la lumière en disant
qu'ils régleraient ça demain et ferma la porte. Keven tremblait
d'excitation dans son lit, il mourrait d'envie de se relever pour
rallumer l'écran, mais la trouille des représailles était trop
grande. Il finit par s'endormir. Il souriait car il avait eu le
réflexe, avant d'éteindre, d'appuyer sur la touche qui permettait
de sauver le jeu et il savait qu'il pourrait le redémarrer au même
niveau.
Le
lendemain matin, il descendit au petit déjeuner en étant persuadé
de se prendre le savon du siècle. Mais, miracle, son père ne lui
dit rien. Keven en conclut qu'il avait du se lever en plein sommeil,
comme un somnambule, et se garda bien d'aborder le sujet. La journée
au lycée lui parut d'une longueur effroyable. Il avait
perpétuellement devant les yeux le visage de la jeune fille et
n'avait qu'une hâte : rentrer chez lui pour connaître la suite du
jeu. Il se fit réprimander plusieurs fois par ses professeurs, car
il n'entendait même pas les questions qu'on lui posait. Il se prit
deux heures de colle pour le samedi suivant, mais cela ne lui fit ni
chaud ni froid, car il en avait déjà récolté quatre la veille.
Pendant
le repas de la cantine, il raconta son aventure de la nuit à
Christophe, son meilleur copain, passionné comme lui de jeux vidéo.
Christophe ne voulait pas le croire, et Keven lui dit de venir chez
lui, à la fin des cours, pour lui montrer le phénomène.
Keven
alluma l'ordinateur et chargea le jeu à l'endroit où il l'avait
sauvé. Alicia était assise sur le sol. Elle se dirigea vers la
vitre lorsqu'elle la vit s'allumer. Cette fois-ci, deux garçons se
tenaient derrière. Elle se mit à taper sur l'écran en appelant au
secours.
-"
C'est complètement dingue !", dit Christophe à l'adresse de
son copain," C'est irréel tellement ça paraît vrai. Mais il
faut faire quoi ? Il y a des instructions dans le manuel du jeu ?"
-"
Je ne sais pas.", lui répondit Keven." C'est une copie
qu'un mec m'a donnée et je n'ai pas le manuel. Mais, attend, on va
essayer."
Ils
essayèrent toutes les touches du clavier, mais rien ne se produisit.
Christophe, pour plaisanter, dit à l'adresse de l'écran :
-"
Je crois bien que tu es coincé, ma vieille !"
-"
Je ne suis pas ta vieille !", lui répondit Alicia.
-"
Hé mec ! J'ai rêvé ou elle m'a répondu ?", Christophe était
interloqué.
-"
Mais oui je t'ai répondu", continua Alicia, " Vous êtes
sourds ou quoi ? Cela fait une heure que je vous demande de me faire
sortir d'ici."
-
Nous, on veut bien te faire sortir.", dit Keven, " Dis nous
sur quelle touche on doit appuyer."
-"
Quelle touche ?" Alicia ne comprenait plus rien "Qu'est-ce
que vous racontez ? Ou suis-je ? Qui êtes-vous ?".
Une
conversation irréelle s'engagea alors entre Alicia dans l'ordinateur
et les deux jeunes garçons. Au début, ils crurent parler à un jeu
sophistiqué, muni de reconnaissance vocale, puis, ensuite, il se
demandèrent si ce n'était pas un canular, une émission de télé
débile avec des caméras cachées. Mais après qu'Alicia ait terminé
son récit, après qu'elle leur eût parlé du sorcier et de la
théorie de celui-ci sur les univers parallèles, ils acceptèrent la
situation. Ils avaient lu, tous les deux, suffisamment de livres de
science-fiction pour pouvoir croire à ce genre de choses.
Mais
comment sortir la jeune fille de cette situation ? La question
restait entière. Keven se souvint alors d'un de ses oncles qu'il ne
voyait pas souvent car il n'était pas très aimé du reste de la
famille. Il s'appelait Carlos, et se passionnait pour tout ce qui
touchait à la parapsychologie et aux phénomènes surnaturels. De
plus il était informaticien de métier. Christophe et Keven
décidèrent d'aller lui rendre visite et informèrent Alicia qu'elle
allait se retrouver dans le noir, le temps qu'ils transportent
l'ordinateur jusque chez lui.
-"
Maman, mon ordinateur est en panne.", dit Keven à sa mère
quelques instants plus tard. " J'ai envie d'appeler Carlos pour
voir s'il ne peut pas le réparer. Ca coûtera moins cher."
L'argument
était décisif et sa mère accepta. Après un coup de téléphone
pour s'assurer que l'oncle était chez lui, Keven et Christophe, l'un
chargé de l'ordinateur et l'autre de l'écran et du clavier se
dirigeaient vers la maison de Carlos, distante de quelques centaines
de mètres.
Mal
rasé, en chaussons, les lunettes de travers, affublé d'un gilet
recouvert de cendres de cigarette, Carlos avait tout de
l'informaticien typique. Les deux garçons installèrent l'ordinateur
dans l'atelier qu'il avait construit dans son garage. C'était un
bric à brac impressionnant de pièces électroniques et d'appareils
inachevés mais Carlos semblait savoir où chaque objet se trouvait.
Ils
allumèrent le jeu. L'oncle comprit tout de suite qu'il assistait à
un événement exceptionnel. Il devint fébrile, presque hystérique.
Il était impossible que l'image de la jeune fille qu'il voyait sur
l'écran soit fabriquée par ce petit ordinateur. Il n'avait jamais
vu une telle définition, même sur les gros systèmes qu'il
utilisait à son travail. Il devint comme fou lorsqu'il réalisa
qu'Alicia répondait à ses questions. C'était un phénomène
surnaturel, il ne pouvait pas en douter. Il était en face d'une
porte permettant de communiquer avec un autre monde... Il réfléchit,
et s'adressa aux enfants :
-"
Ecoutez les gosses. ", il se racla la gorge et alluma une
cigarette, " Il y a peut-être un truc à essayer pour sortir
votre copine de là. Il y a quelque temps, j'ai travaillé avec un
médium qui était capable d'engendrer des ectoplasmes. Vous savez,
c'est ainsi que l'on nomme les émanations visibles du corps du
médium. J'ai fabriqué un appareil qui permet d'amplifier le
phénomène." Il leur montra un amas de fils et de circuits
intégrés d'où émergeaient un casque et une sorte d'antenne. "
Le médium mettait ce casque sur la tête, et les ectoplasmes
apparaissaient autour de l'antenne. J'ai assisté à des apparitions
extraordinaires, mais, malheureusement, aucune n'a été durable.
J'ai bien envie d'essayer d'interfacer votre ordi à la place du
casque, pour voir. Qu'est-ce que vous en pensez ?"
Les
deux garçons approuvèrent, et ils aidèrent tant bien que mal
Carlos à effectuer les branchements. Lorsque ce fut terminé,
l'oncle installa l'antenne au milieu de la pièce et alluma
l'appareil. Celui-ci émit tout d'abord quelques étincelles que
Carlos attribua à de petits faux contacts, puis tout se stabilisa.
Ils attendirent plusieurs minutes, rien ne se produisait.
-"
Je pense que c'est à vous d'essayer de sortir.", dit Carlos, en
s'adressant à Alicia, " Si la machine enregistre votre volonté,
ça va peut-être marcher." Il se grattait la tête, et n'avait
pas l'air très sûr de lui.
Alicia
recula jusqu'à ce que la fenêtre ne soit plus qu'un petit point.
Elle prit sa respiration et se mit à courir dans cette direction.
Arrivée à quelques mètres, elle ferma les yeux et sauta, comme
pour se précipiter dans le vide.
Un
violent éclair bleuâtre jaillit de l'antenne, puis un nuage de
fumée blanche se forma au milieu du garage. Carlos et les garçons
reculèrent en se protégeant les yeux, car la lumière était
aveuglante. Lorsque la fumée se dissipa, Florence était debout au
milieu de la pièce.
Florence
entra dans sa maison par la porte de derrière, comme d'habitude. Sa
mère était dans la cuisine, penchée sur l'évier.
-"
Tiens ! Tu étais dehors ? Je ne t'ai même pas entendue sortir",
lui dit elle en se penchant de nouveau sur sa vaisselle.
Florence
ne dit rien, elle avait la gorge serrée, et monta dans sa chambre.
Après son apparition dans le garage de Carlos, elle leur avait
demandé quelle était la date. C'était la même que le jour de sa
disparition. Pour Florence, trois années s'était écoulées, et
pour sa mère, à peine cinq minutes.
Arrivée
dans sa chambre, elle alluma aussitôt son ordinateur, car elle se
souvenait très bien de ce qu'elle faisait avant de réapparaître
dans la jungle de Haute Provence, dans cet autre univers. Elle était
alors en train de jouer à un jeu vidéo nommé "La Revanche des
Incas". Elle y dirigeait un personnage dans le labyrinthe d'un
temple, et c'était lorsqu'elle avait voulu ouvrir une porte dans un
des murs du labyrinthe que l'événement s'était produit.
Mais
l'icône qui lui permettait de lancer le jeu avait disparu. En
regardant sur le disque dur, elle constata que les fichiers du jeu
n'y étaient pas non plus...ou n'y avait jamais été. Le pire,
c'était qu'elle ne se souvenait absolument pas où elle avait acheté
ces disquettes de la "Revanche des Incas". Ce souvenir
restait terriblement absent de sa mémoire. Par contre, toutes les
expériences horribles vécues par Alicia, elles, étaient toujours
là, terriblement présentes dans son esprit.
Assise
sur le lit, Florence se regardait dans la glace. C'était,
physiquement, une petite fille de onze ans, mais, mentalement, elle
en avait quatorze. Elle avait connu la souffrance, la peur, le viol
et la haine, mais son visage d'enfant ne portait aucune trace. Elle
se mit à pleurer, puis s'endormit tout habillée sur son lit.