mercredi 2 juillet 2008

Duo Solo

La journée allait être belle et, la lumière du matin inondant la terrasse, Charles et Fabien décidèrent d’y prendre leur petit déjeuner. Ils le préparèrent rapidement et s’installèrent confortablement dans un grand fauteuil tourné vers la vue magnifique qui s’offrait à eux.
La maison surplombait la ville. C’était une construction moderne et spacieuse, entourée d’un parc verdoyant qui l’abritait des regards. Elle était séparée par une cour carrelée d’un petit bâtiment en béton qui contenait le laboratoire de leur père. La végétation du parc était touffue, mais bien entretenue, et, en cette fin de printemps, les massifs étaient tous en fleurs.
Comme chaque matin, Fabien devait attendre que son frère ait terminé son bol de café avant d’entamer le sien. C’était ainsi depuis leur enfance, et le respect de ce genre d’habitude leur avait permis de vivre ensemble depuis plus de dix-sept ans, malgré leur étrange nature. Fabien profita de ce répit pour laisser son regard errer sur la ville.
La nuit avait laissé quelques langues de brouillard accrochées aux toits, surtout près du fleuve. Le port était encore entièrement recouvert de ces foulards cotonneux, et seules quelques silhouettes noires de grues en émergeaient ça et là. Les rayons rouges du soleil matinal se reflétaient sur les ailes de mouettes qui avaient commencé leur ballet incessant. Plus près de la maison, les tours du quartier des affaires renvoyaient les aveuglants reflets moirés de leurs colonnes de verre.
Le bourdonnement colossal de la circulation était atténué par la distance, mais sa puissance résonnait aux oreilles de Fabien.
" Tous ces gens... ! ", pensa-t-il. Mais il s’efforça de dissimuler son angoisse. Il ne voulait pas que son frère la détecte. L’image qui se formait dans son cerveau, celle de tous ces gens affairés qui se rendaient à leur travail, à peine réveillés, dans l’énervement fébrile et le grondement des moteurs, lui donnait la nausée.
Ils allaient se rendre en ville pour la première fois de leur vie.
Cela lui paraissait fou, inconcevable car ils vivaient là depuis dix-sept ans. Ils étaient nés dans cette maison. Le parc avait été leur seul terrain de jeu, et ils n’avaient jamais franchi les hauts murs de l’enceinte.
En tout et pour tout, trois personnes seulement connaissaient leur existence : leurs parents et leur nourrice, une grosse matrone noire qu’ils appelaient Nounou. Leurs parents n’avaient jamais autorisé personne à les rencontrer.
Mais, depuis deux mois, Charles et Fabien étaient orphelins car leurs parents avaient péri dans un incendie qui avait totalement ravagé le laboratoire. Après ce terrible accident, Nounou avait continué à respecter les consignes, et ne les avait pas laissé sortir.
Mais le décès de leurs parents avaient affaibli l’autorité de la nourrice. Elle avait de plus en plus de difficultés à leur interdire l’accès au-dehors, de plus en plus de mal à contenir leur désir d’évasion, d’exploration, d’inconnu...
Chaque jour qui suivit l’accident, Charles la harcela pour qu’elle lui donne les clefs du portail. Elle les gardait à sa ceinture, et leur cliquetis rythmaient chacune de ses déambulations dans les couloirs de la maison. Cela commença par des supplications caressantes dont l’hypocrisie n’échappait pas à la nourrice, et elle ne céda pas. Charles se fit alors plus menaçant. Sa haine envers cette "sale négresse ", comme il avait fini par l’appeler, devint chaque jour plus forte.
Cette haine atteignit son paroxysme la veille du jour où commence ce récit : au cours d’une violente discussion, toujours au sujet des clefs, Charles avait saisi un grand couteau de cuisine dans l’intention évidente de le planter dans le ventre de la pauvre nourrice. Terrorisé, elle s’était enfuie en hurlant.
Mais Charles avait gagné : elle avait laissé le portail ouvert dans sa fuite et n’avait pas reparu.
Cet accès de violence avait horrifié Fabien, mais il n’avait rien pu faire pour retenir son frère : il perdait totalement le contrôle de leur corps lorsque son frère s’énervait. Charles le dominait, et lorsque Fabien voyait ses mains accomplir des gestes qu’il réprouvait, il fermait les yeux et baissait la tête en attendant que cela passe. Malgré cette domination constante, il aimait profondément son frère. Il désapprouvait souvent son attitude, mais comment aurait-il pu détester cet autre lui-même, alors qu’ils partageaient le même corps ?
Ils se retrouvèrent donc seuls dans la grande maison pour la première fois. Charles était aux anges. C’était ce qu’il avait toujours désiré et il tenta de communiquer sa soif de liberté à Fabien. Il passa le reste de la soirée et une bonne partie de la nuit à essayer de le convaincre de sortir du parc, et il y réussit malgré la terreur de son frère à l’idée de poser un pied à l’extérieur.
Fabien lui avait cédé plus par lassitude que par conviction, mais le fait était là, et des pensées terribles battaient dans son cerveau tandis qu’il regardait la ville : ils allaient franchir le portail et marcher dans la rue, ils allaient rencontrer des gens, les frôler...et où allaient-ils se rendre ?...pour quoi faire ? La peur lui tordait les tripes, il regrettait amèrement sa lâcheté. Et s’il essayait de lui faire changer d’avis ? Mais ce n’était même pas la peine d’essayer, il le savait bien...
-" Tu n’as pas faim ? "
Perdu dans ses pensées, Fabien n’avait pas remarqué que le bol de Charles était vide.
-" Non, je n’ai pas très faim ", répondit-il sur un ton lugubre.
-" Allons ! Ne fais pas la tête ! Tu vas voir, je suis sûr qu’à peine sorti de la maison, tu me remercieras de t’avoir un peu forcé la main ", dit Charles en ébouriffant de la main les cheveux de son frère. Celui-ci, renfrogné, n’avait pas l’air convaincu. Cette apathie énerva Charles. Il se leva brusquement et répliqua d’un ton énergique :
-" Allez, on y va ! Où as-tu mis le sac ? "
Le subterfuge qu’ils avaient trouvé pour ne pas se faire remarquer était d’enfiler sur la tête de l’un ou de l’autre un sac de sport sans fond. Une main posée sur celui-ci, Ils auraient ainsi l’air d’un lycéen se rendant au gymnase avec son équipement sur l’épaule.
Fabien lui indiqua de mauvaise grâce où le sac était rangé, et Charles sortit une pièce de leur poche.
-" Pile ou face ? "
-" Ce n’est pas la peine, je vais mettre le sac ", répondit Fabien., " Je préfère "
-" Ce n’est pas ce que nous avons convenu. Bon, je choisis pile ", dit Charles en lançant puis en la bloquant sur le dos de leur main. " C’est face... à toi l’honneur de voir le monde le premier "
Tout en enfilant le sac sans fond, il fit jurer à son frère que ce serait son tour dans une heure, comme convenu. Il enrageait de ne pas être le premier à voir la ville de près, mais le respect des décisions communes était le facteur essentiel de leur viabilité, et il masqua son visage sans broncher.
Une main posée sur le sac, comme pour le retenir, Fabien se dirigea vers le portail.
Il prit alors une profonde inspiration et fit leur premier pas dans la rue.


La route qui menait à la ville descendait la colline en longs lacets sinueux, mais Charles et Fabien avaient repéré un raccourci sur un plan. Celui-ci débouchait près de la maison et plongeait en ligne droite dans la pente. Il était raide et rocailleux, mais Fabien se mit à le dévaler à toute allure. Ils avaient pris l’habitude de faire une gymnastique quotidienne et leur corps était bien entraîné.
Fabien ne pensait à rien. L’angoisse avait fait le vide dans sa tête. Il fonçait, tête baissé, le regard rivé sur le sol inégal pour éviter la chute.
-" Doucement  , râla Charles.
Fabien sursauta au son de la voix de son frère. Le soleil était brûlant, et il devait suffoquer dans le sac. Il ralentit l’allure et continua sa descente. Il osait même, de temps en temps, relever la tête pour regarder autour de lui. Il n'y avait pas grand-chose à voir. Le chemin longeait les hauts murs des propriétés du quartier résidentiel et Fabien, en ce rendant compte de l'état presque sauvage du sentier, se sentit un peu plus rassuré. Il se dit qu'il n'aurait sans doute personne à croiser avant d'arriver en bas, et cela le soulagea.
Mais lorsqu'il déboucha sur la nationale, la peur le paralysa. Il resta là, immobile, appuyé contre un mur, pendant plus d'une minute. La circulation était dense. Les voitures filaient à toute allure. Le vacarme était assourdissant.
-" Alors ? Qu'est-ce que tu attends ? ", s'impatienta Charles dans le sac en réalisant que son frère ne bougeait plus, " Tu te mets sur le bord du trottoir et tu lèves le pouce, ce n'est pourtant pas sorcier ! "
Fabien, docile, obtempéra. " Au point où nous en sommes, mieux vaut continuer ", pensa-t-il, et il commença à faire du stop.
Ils n'attendirent pas longtemps. Une voiture s'arrêta quelques minutes après. C'était une grosse camionnette bleue. L'homme qui la conduisait passa la tête par la fenêtre en s'épongeant le front avec un grand mouchoir. Il s'adressa à Fabien :
-" Tu vas en ville petit ? "
Fabien avait eu un sursaut devant la face de l'homme, rougeaude et luisante de sueur. Mais sa voix ne correspondait pas à son physique. Elle était aimable et chaleureuse et Fabien se sentit en confiance.
-" Oui, je vous remercie de votre amabilité ", lui répondit-il en s'asseyant près de lui.
Le chauffeur démarra aussitôt et s'imbriqua dans la file des véhicules qui se dirigeaient vers le centre. Il pointa son pouce par dessus son épaule et se tourna vers Fabien :
-" Pose ton sac à l'arrière, tu seras plus à l'aise. "
Fabien s'était attendu à une réflexion de ce genre. C'était en effet étrange qu'il garde un sac sur son épaule, alors qu'il était assis dans un véhicule. Il avait préparé sa réponse :
-" Non, merci, ça ira. Comme ça, je ne l'oublierai pas en descendant. Je suis assez distrait en ce moment "
Le gros homme haussa les épaules et n'insista pas. Il lui demande encore s'il allait bien dans le centre ville, et se tut après l'acquiescement de Fabien. Il conduisit en silence pendant plusieurs kilomètres.
Fabien se détendit. Il se dit que, malgré tout, les choses se passaient au mieux. Il regarda les maisons de banlieue défiler derrière la fenêtre ouverte. Bien sûr, il savait à quoi ressemblait le monde, mais il ne l'avait vu que sur l'écran de la télévision.
La réalité était bien différente. Les couleurs, le bruit, les odeurs surtout, comment avaient-ils pu vivre sans tout cela ?
La voiture roula au pas. Ils longeaient un marché, et les nombreux passants qui s'y rendaient entravaient la circulation. Ils s'arrêtèrent à un feu rouge, tout contre un groupe de jeunes filles qui bavardaient sur le trottoir, en légère tenue d'été. Il sentit même leur parfum. Fabien s'enfonça dans le siège en rougissant et en soupirant de bonheur.
Lorsque la voiture redémarra, il ne ressentait plus aucune angoisse. Il remercia mentalement Charles de lui avoir forcé la main. Rester dans leur prison aurait été stupide.
Mais sa détente fut de courte durée :
-" Dis-moi petit, je suis peut-être indiscret, mais j'aimerais bien savoir ce que tu faisais dans la maison du professeur. "
Fabien resta la bouche ouverte, la respiration coupée. Comment cet homme, cet étranger, pouvait-il bien savoir d'où il venait ? Comment connaissait-il le professeur, leur père ?
Devant l'air atterré du garçon, le chauffeur sourit et s'empressa de préciser :
-" N'ai pas peur, je ne suis pas voyant. Je suis le jardinier de la villa d'à coté. Je t'ai vu sortir tout à l'heure et prendre le raccourci. Cela m'a marqué, car c'est rare de voir quelqu'un franchir ce portail. "
Ne sachant que répondre, Fabien bafouilla :
-" Nous...heu...je...rendais visite à un ami "
Il maudissait en lui-même son frère et ses idées stupides. Ils étaient dehors depuis à peine une heure et déjà les ennuis commençaient. La sueur coula sur son front lorsqu'il entendit les dents de Charles grincer dans le sac. Il le connaissait bien et savait que c'était un signe d'énervement chez lui. Ce bruit précédait souvent ses actes de violence. L'angoisse lui serra l'estomac.
Le chauffeur leva des sourcils interrogatifs en entendant la réponse embarrassée de Fabien.
-" A un ami ? ", s'étonna-t-il, " Mais, d'après ce que je sais, il ne reste plus que la bonne dans la villa, depuis l'incendie du laboratoire. Et, d'ailleurs, je l'ai vue descendre en ville hier. Elle courait comme si elle avait le diable à ses trousses, et je ne l'ai pas vu remonter. Qu'est-ce que tu faisais donc à l'intérieur ? " Il saisit le bras de Fabien en disant cela. " Tu ne serais pas un sale petit voleur, par hasard ? "
A ces mots, Charles fut pris d'un accès de terreur, renforcée par l'obscurité du sac, et s'empara avec violence du contrôle de leur corps. Il arracha la toile qui lui recouvrait la tête, plongea la main dans leur manteau et la ressortit armée du grand couteau de cuisine.
Le chauffeur hurla à la vue de ce monstre à deux têtes qui le menaçait et lâcha le volant pour se protéger. La voiture fit une embardée vers les véhicules qui venaient en sens inverse.
Charles planta sauvagement la lame dans le corps du gros homme, qui s'écroula.
Un énorme camion fonçait sur eux.
Fabien se tourna vers le visage de son frère et perdit connaissance.




C'était l'obscurité totale. Il avait l'impression de flotter dans un élément inconnu. Il tombait, mais sans sensation de chute. C'était très désagréable et infiniment long. Il aurait bien voulu se raccrocher à quelque chose, mais il n'y avait rien. D'ailleurs où étaient ses mains ?
Il entendit des sons. C'était comme une voix, lointaine et assourdie. Il reconnut des mots :
-" Il se réveille. "
Il essaya d'ouvrir les yeux mais n'y parvint pas. Une autre voix, plus grave, dit une phrase qui le fit frémir :
-" Il aurait peut-être mieux valu qu'il ne se réveille jamais "
Fabien essaya de reprendre conscience. Que voulait dire cette phrase ? Serait-il entièrement paralysé? Il ne sentait plus ses jambes. Allait-il finir sa vie comme un légume, cloué dans un lit d'hôpital ?
-" C'est vrai ", approuva la première voix, " Sortir du coma pour finir sa vie entre quatre murs, ce n'est pas très réjouissant "
En entendant ces mots, la peur tordit les tripes de Fabien, et il ouvrit les yeux.
-" Tais toi, il ouvre les yeux "
Fabien vit un homme et une femme en blouse blanche penchés sur lui. Ils lui demandèrent en souriant gauchement :
-" Comment vous sentez vous, jeune homme ? Essayez de remuer vos membres "
Fabien s'exécuta. Avec leur aide, il s'assit même sur le lit. Il se sentait très faible, mais sans douleurs particulières. Il remua les pieds, les jambes, les bras, tout avait l'air de fonctionner. Il passa la main sur son visage, celui-ci avait l'air intact. Mais...
...il porta la main à son cou...
-" Ou est Charles ? "
-" Charles ? De qui parlez-vous ? "
...sous ses doigts, il n'y avait que la tiédeur d'un pansement.
Les larmes lui montèrent aux yeux. Ses doigts tremblaient sur ce morceau de gaze, sur cette absence horrible. Il n'osait pas comprendre.
-" Charles, mon frère, où est-il ? "
Il sanglotait en s'agrippant à la blouse le l'infirmière. Elle le recoucha doucement :
-" Là ! Calmez-vous ! Vous avez eu un grave accident de voiture, mais heureusement vous êtes indemne. A part une vilaine blessure au cou, vous n'avez rien de grave. Mais vous êtes resté une semaine dans le coma, sans doute à cause du choc, et vous êtes encore très faible. Il faut vous reposer. Votre plaie est pratiquement cicatrisée, on vous enlève votre pansement demain. Dans quelques jours vous serez sur pied. Calmez-vous, tout va bien "
-" Charles est mort, c'est affreux ", réalisa Fabien. Il revoyait la scène dans la voiture, et le visage de son frère déchiqueté par la ferraille...et le couteau...il demanda, d'une voix mal assurée :
-" Et le chauffeur ? "
-" Son corps a été éjecté en même temps que vous, juste avant que la voiture prenne feu. C'est bien dommage pour vous : s'il était resté à l'intérieur, il aurait été carbonisé et nous n'aurions pas pu relever vos empreintes sur le manche du couteau planté dans son ventre "
Ce n'était pas l'infirmière ni le médecin qui venait de prononcer cette phrase, mais un homme adossé à la porte de la chambre. Il venait de sortir de l'ombre et portait un écusson de la police au revers de son veston.
-" Joli coup ! En plein coeur ! Il n'a pas souffert ! ", rajouta-t-il avec un sourire cynique.
En un éclair, Fabien réalisa la situation dans laquelle il se trouvait. Il ne pourrait jamais prouver son innocence. Il allait finir ses jours dans une cellule pour un crime qu'il n'avait pas commis.
Il tourna la tête vers la fenêtre et vit qu'elle était fermée par de solides barreaux. Il regarda le ciel au travers de ses larmes. En dix-sept ans de vie, il n'avait eu qu'une heure de liberté, juste le temps d'aller d'une prison à une autre. Dorénavant il serait seul dans cette seconde prison. Son frère, son compagnon de jeux ne serait plus jamais à ses cotés et il ne pourra jamais parler de lui à quiconque. Qui pourrait le croire?


Le son d'un pas traînant dans les couloirs de la prison puis le bruit des clefs dans la serrure de la cellule sortirent Fabien de sa torpeur.
-" Debout feignant, il y a une visite pour toi "
" Une visite ", pensa Fabien en regardant d'un air hébété la porte entrebâillée où le gardien l'attendait.
Un mois venait de s'écouler, enfermé entre quatre murs, et son esprit s'était engourdi. Un procès expéditif l'avait condamné à perpétuité sans que quiconque s'émeuve. Un jeune voyou de plus ou de moins au ban de la société, qui cela intéressait-il ?
Tout en marchant le long des couloirs, c'était à peine s'il s'interrogeait sur l'identité de son visiteur. La solitude et la monotonie de sa captivité en avait vite fait un être résigné et soumis.
Mais, arrivé au parloir, la surprise fut de taille. Nounou était là derrière la table, dans son éternelle robe à carreaux.
Fabien s'assit en face d'elle et resta plusieurs minutes, ses mains noires dans les siennes, sans pouvoir articuler un mot.
Elle rompit le silence la première :
-" C'est Charles qui l'a tué, ce n'est pas toi ! "
Il hocha la tête :
-" Pourquoi n'es-tu pas venue le dire au procès Nounou ? "
-" Et toi, pourquoi n'as tu rien dit ? ", lui répondit-elle d'un air entendu.
Bien sûr, comment avouer cela ?
" J'ai élevé pendant dix-sept ans un enfant bicéphale, Monsieur le Juge " . " Ah oui ? Et où est-il, Madame ? " . " Il est là, devant vous, seulement son autre tête a été coupée dans un accident de voiture, et c'est l'autre qui a tué le chauffeur, ce n'est pas celui que vous accusez "
Ce genre de discours n'aurait réussi qu'à provoquer l'hilarité générale du tribunal et l'envoi de la nourrice dans un asile de fous !
De grosses larmes coulaient des yeux de Fabien sans qu'il puisse les retenir.
-" Ne pleure pas ", lui dit Nounou d'un ton consolateur, " Tu es débarrassé de lui maintenant, il était mauvais "
" Oui, il était mauvais, mais c'était mon frère ", se disait Fabien, " et je ne supporte pas son absence "
Leurs embrassades furent rapidement interrompues par l'arrivée du gardien signalant la fin de la visite. Fabien regagna sa cellule et s'écroula sur son lit.
La torpeur l'envahit à nouveau, mêlé à des pensées suicidaires. Tout cela n'avait aucun sens. Toute sa vie n'avait aucun sens...
...c'est alors qu'il ressentit une démangeaison dans son cou.
Il effleura la cicatrice du bout des doigts...il y avait, en son milieu, une petite boule qu'il n'avait pas remarqué auparavant, mais il s'endormit sans y prêter attention et s'agita dans un rêve :
" Nous courrons tous les deux dans la campagne. Nous avons chacun notre propre corps et nous nous bousculons en riant comme des fous. Charles porte une chemise indienne aux couleurs vives et je vois ses muscles jouer en transparence. L'air est doux. Nous arrivons au bord d'un lac. L'eau est délicieuse et nos corps parallèle ont un synchronisme parfait lorsque nous y plongeons. Nous nageons longtemps. Trop longtemps. Je m'essouffle, mes membres deviennent lourds, mes yeux se brouillent. Je ne vois plus la rive. L'énorme main de Charles appuie sur ma tête et l'enfonce sous l'eau "
Fabien se réveilla en hurlant. Il passa la main sur son cou trempé de sueur. La boule avait encore grossie et le démangeait de plus en plus. Qu'est-ce que cela pouvait être ? Le doute et la peur le submergèrent. Il se mit à cogner de toutes ses forces sur la porte en fer, en appelant le gardien pour qu'il le conduise à l'infirmerie.
L'état d'excitation et l'angoisse du garçon était telles que, malgré l'heure tardive, le gardien accepta et l'accompagna.


-" Ce n'est rien ", déclara le médecin après un rapide examen. Il prépara ses instruments puis enfila ses gants. " Juste une petite incision et vous serez débarrassé de cet abcès "
Il stérilisa avec précaution un scalpel et s'approcha de Fabien.
Depuis son entrée dans cette pièce blanche, Fabien avait l'impression de vivre au ralenti. La lumière était irréelle et la voix du médecin lui parvenait assourdie, comme avec de l'écho.
La lame brillante s'approchait de son cou et il sentit monter en lui une fureur incontrôlable.
Il hurla : -" Assassin ! "
Se saisir du scalpel, trancher la gorge du médecin et sauter par la fenêtre ne lui prirent qu'une seconde.
Il atterrit un étage plus bas, dans un roulé-boulé parfait, se releva sans encombres et se mit à courir.
C'était la nuit, les rues étaient désertes, et lorsque les sirènes de police commencèrent à retentir, il était déjà loin.


Fabien ralentit l'allure et réprimanda Charles. Celui-ci ne pouvait pas lui répondre en paroles, mais ses pensées lui parvenait, directement dans son cerveau.
Charles lui dit que c'était la seule chose à faire, qu'ils ne pouvaient pas rester éternellement dans cette prison lugubre, et ces phrases berçaient Fabien qui les écoutaient docilement.
Il avait toujours été là, même lorsqu'il ne pouvait plus communiquer avec lui. Toujours là depuis l'accident et il ne l'abandonnera jamais. Fabien se sentait bien. Tout allait redevenir comme avant. Ils allaient se cacher. Ce monde n'était pas leur monde. Celui de leurs jeux complices était infiniment plus beau. Ils n'auraient jamais du sortir de la villa de leur enfance.


Nounou avait laissé son adresse à Fabien lors de sa visite. C'était à l'autre bout de la ville, et ils prirent cette direction.
Elle seule pouvait les aider. Peut-être même pouvait-elle revivre avec eux ?En passant par de ruelles sombres pour éviter les grands axes, il leur fallut des heures pour arriver à l'adresse indiquée.
Une voiture de police était garée devant la maison.
Avec d'infinies précautions, ils se glissèrent dans le jardin et rampèrent jusqu'à une fenêtre éclairée d'où sortaient les éclats d'une voix. C'était celle de Nounou. Elle s'adressait aux policiers :
-" Mon Dieu ! Quelle horreur ! Et moi qui pensait que c'était fini, qu'il était enfin guéri ! "
-" Guéri ? De quoi souffre-t-il ? ", demanda un policier.
Fabien comprit qu'elle parlait de lui, mais pourquoi dire qu'il était malade ? Où voulait-elle en venir ? Il se rapprocha un peu plus de la fenêtre tandis que Nounou continuait ses explications :
-" C'est une longue histoire. Asseyez-vous Messieurs, je vais tout vous raconter "
Bruits de pas et de chaises. Les policiers s'installèrent et Nounou reprit son discours :
-" Il y a dix-sept ans, l'épouse du professeur a mis au monde des jumeaux, Charles et Fabien, des bébés magnifiques. C'est alors qu'ils m'ont engagée à leur service car leur travail au laboratoire leur prenait beaucoup de temps. "
" Si vous saviez comme j'ai aimé ces gosses...ils ne pensaient qu'à jouer et ils étaient si semblables...mais ils n'avaient pas le même caractère. Charles était plus malicieux que son frère. Dès qu'il y avait une bêtise à faire, c'était lui qui l'avait inventée. Mais on leur pardonnait tout... "
" Un de leurs jeux préférés était de s'enfermer dans tous les deux dans un grand sac et de jouer au ' monstre à deux têtes ' comme ils disaient. Ils courraient dans le jardin en poussant des hurlements à vous percer les tympans. Ah oui.... "
Nounou soupira.
" S'ils n'avaient pas eu cette idée idiote, tout cela ne serait jamais arrivé... "
Elle marqua une pause et continua :
" Un jour, je ne sais pas comment, leurs pied se sont empêtrés dans la toile, et ils sont tombés comme une seule masse. Fabien n'a rien eu, mais Charles...ah mon dieu ! ", elle poursuivit dans un souffle, "...la tête de Charles a heurté une pierre et il est mort sur le coup. "
" Le pauvre petit Fabien a été tellement traumatisé par la mort de son frère qu'il ne s'en est jamais remis. Il est toujours persuadé qu'il est un monstre à deux têtes. Il parle à son frère comme s'il était encore là et quand il fait une bêtise, il dit que c'est Charles....c'est ce qu'il m'a dit à la prison "
Elle sanglotait de plus belle et continua de façon décousue:
" Il dit que c'est son frère qui a tué le monsieur dans la voiture et moi, je n'ai pas dit le contraire.... Ah mon dieu, tout ça est de ma faute. On l'a trop protégé ce petit. Comme il n'était pas très normal, on ne le laissait pas sortir. On n'aurait pas du...et j'ai continué à le protéger après la mort de ses parents...mais il m'a menacé et je me suis enfuie...voilà ! "
Fabien se recroquevilla sous la fenêtre en tremblant. Qu'est-ce que c'était que cette histoire à dormir debout ? Il n'était pas fou quand même ! Il tourna la tête pour regarder Charles, dans un vieux réflexe, et son absence le terrorisa de plus belle. Je ne suis pas fou quand même !
Mais la voix dans sa tête entreprit de le rassurer :
-" Elle dit cela pour nous protéger Fabien, comme elle l'a toujours fait. Si les autres connaissaient la vérité, on nous exhiberait comme un monstre de foire. Allons nous en. On se débrouillera bien sans elle "
Et les doutes de Fabien s'évanouirent tandis qu'il s'enfonçait dans la nuit en compagnie de son frère




Fabien dormait profondément. Avec la dose de somnifère que Charles lui avait fait prendre, il n'allait pas se réveiller de sitôt. Comme ça, il ne saurait rien de ce qu'il se préparait à accomplir : il s'y serait certainement opposé.
Il avait déjà piqué une crise de nerfs, la semaine précédente, lorsque Charles avait assommé ce vieil homme dans la rue, pour lui piquer son fric. Fabien n'avait vraiment pas de sens pratique. Comment auraient-ils payé l'hôtel où ils s'étaient réfugiés, si minable soit-il ? Et leur nourriture ? En travaillant peut-être ? Alors que les flics étaient à leurs trousses...
" Il ne pourrait pas vivre sans moi ", se dit Charles en franchissant la porte de la chambre.
Sa tête grossissait rapidement. En quelques jours, elle avait atteint une taille normale. Seulement, ce n'était pas vraiment une tête, comme celle qu'il avait avant l'accident : pas de bouche, pas d'yeux. Mais il pouvait s'exprimer par la voix de Fabien, lorsqu'il prenait le contrôle, et voir par les yeux. de son frère. La boule, qui s'était développée au bas de la nuque semblait ne contenir que son cerveau. De plus, elle avait poussé vers l'arrière, ce qui était très commode, car ils pouvaient se faire passer pour un bossu.
Ils étaient enfermés dans cette chambre d'hôtel depuis une semaine. Ils avaient passé le plus claire de leur temps assis derrière les rideaux sales de la fenêtre, à observer une prostituée dans l'immeuble d'en face.
Aujourd'hui, Charles avait décidé de lui rendre visite.
Vue le nombre de types tordus qu'ils avaient vus défiler dans sa chambre, il n'avait aucune crainte de sa réaction lorsqu'il l'aborda sur le trottoir. Elle eut juste un petit haussement de sourcils en regardant sa "bosse ", mais pas de commentaires.
Elle était plutôt mignonne, bien qu'un peu grassouillette. En montant l'escalier derrière elle, la minijupe au ras des fesses lui offrait une vue brûlante sur un slip plein de promesses. A chaque marche, l'intérieur de ses cuisses se comprimait contre le porte-jarretelles, et le coeur de Charles s'accélérait.
La porte de la chambre était à peine refermée que, d'une main experte, elle fit glisser au sol le pantalon de Charles et le dirigea vers le lavabo.
-" Et bien ! Tu n'as pas mis longtemps à t'exciter ! ", dit-elle en le savonnant.
Cette main douce sur son sexe lui faisait fermer les yeux d'extase. Elle retira son slip, et Charles la pénétra debout.
Fabien se réveilla. Il avait la bouche pâteuse et l'esprit en coton. La dernière chose dont il se souvenait, c'était que Charles lui conseillait de prendre des comprimés. Ensuite, c'était le trou noir, puis ce réveil soudain, accompagné d'une sensation chaude et humide autour de son sexe.
Il ouvrit les yeux. Ses deux mains étaient posées sur la taille d'une femme, et il était en elle. C'était si doux et si électrique qu'il ne put pas se retenir. Il jouit immédiatement, en gémissant de plaisir.
Charles, frustré en plein désir, lui transmit une avalanche de pensées insultantes. Il tenta désespérément de reprendre le contrôle de leur corps.
" Il va tuer cette fille ", pensa aussitôt Fabien, et il concentra toutes ses forces pour l'empêcher d'avoir le dessus. Il ramassa le pantalon, se rhabilla fébrilement et quitta la pièce sans un mot, les dents serrées par l'effort.
Il dévala l'escalier, le corps agité de soubresauts, et c'est en titubant qu'il sortit de l'immeuble. Les passants, habitués aux événement de ce quartier louche, ne firent même pas attention à lui. Il évita les voitures de justesse en traversant la rue mais réussit quand même à regagner leur chambre sain et sauf.
Il s'y enferma à double tour et s'écroula sur le lit.
" Et si Nounou avaient dit la vérité aux policiers ? Si j'étais vraiment fou, et Charles le produit de mon imagination ? Cette boule dans mon cou ne serait-elle pas un énorme abcès, séquelle de l'accident ? Peut-être vais-je mourir à cause de l'infection... "
Fabien s'était assis sur le bord du lit, et ses pensées s'entrechoquaient. Charles ne se manifestait plus depuis leur fuite de l'immeuble d'en face, et ce silence faisait resurgir ses doutes.
Il essaya de se souvenir de son enfance, mais les images n'étaient que des impressions fugitives, un mauvais film trouble. Avait-il vraiment eu un frère jumeau ? Il se revoyait courir avec lui dans le jardin, mais ce n'était que des souvenirs de rires, d'odeurs et de couleurs : impossible de voir si leurs corps ne faisaient qu'un ou si Charles était un être à part entière.
Sa mémoire n'arrivait pas à remonter avant la chute contre cette grosse pierre.
" La chute ? Je me souviens d'une chute ! Ce qu'a dit Nounou serait donc vrai ! ", réalisa-t-il soudain en s'essuyant le front. Il se concentra de toutes ses forces pour préciser la vision fugace qu'il venait d'avoir.
" Nous courrons. Je vois défiler d'un coté les couleurs de massifs de fleurs., que notre père soignait avec amour, et j'entend de l'autre le souffle de Charles. Je tourne la tête, et je vois son profil, le soleil en contre-jour dans ses cheveux. Il est tout contre moi mais je n'arrive pas à discerner le reste de son corps. Serait ce là notre jeu du monstre à deux têtes ? En sommes nous vraiment un ? "
" Nous tournons dans l'allée qui mène au verger en dérapant sur les gravillons blancs et en éclatant de rire. Le chemin qui longe les pommiers est en pente. Notre course s'accélère et j'ai tout à coup peur de ne plus pouvoir m'arrêter. Je vais trop vite. Je trébuche, je perds l'équilibre et nous tombons en avant. "
-" Mais quand nous nous sommes relevés, notre corps n'avait aucune égratignure et nous avons continué à jouer ", dit tout à coup la voix de Charles dans sa tête.
-" Pourquoi ne boudes tu plus ? ", lui répondit Fabien " Tu veux m'empêcher de me souvenir ? "
-" Qu'est ce que tu vas chercher Fabien ? ", sa voix se voulait rassurante, " Tu es toujours en train de te torturer l'esprit, de voir le coté noir des choses. Si je n'étais pas là pour te pousser à t'amuser de temps en temps, tu passerais ta vie la tête entre les mains, à essayer de comprendre l'incompréhensible ou de voir l'invisible. Allez, remue toi un peu, on ne va pas rester dans cette chambre à ne rien faire. Allons plutôt dans un endroit plein de gens, ça nous changera les idées.
Sa voix était chaude et amicale, mais Fabien ne pouvait pas s'empêcher d'être inquiet :
-" Quel méfait as tu encore l'intention de commettre ? Je ne crois pas que je pourrai supporter d'avantage de violence. Si je ne t'avais pas empêcher de prendre le contrôle, tout à l'heure, je suis sûr que tu aurais tué cette fille. "
-" Mais bien sûr que non pauvre imbécile ! "
-" Alors, pourquoi m'as tu forcé à prendre ces somnifères ? "
-" Je désirais cette fille et il aurait fallu que je discute longuement avec toi pour te persuader d'y aller, trop longuement... et puis... j'avais envie d'être seul pour ça. Tu pourrais comprendre. J'étais vraiment furieux lorsque tu t'es réveillé, mais je ne l'aurais pas tuée. C'était à toi que j'en voulais, pas à elle. Réfléchi ! Je n'ai jamais tué par violence, c'était toujours par nécessité, c'était nécessaire à notre survie, crois moi. Tu me crois ? "
Fabien hésita puis répondit :
-" Oui je te crois, mais jure moi que tu ne recommenceras pas, même si c'est nécessaire. "
-" Je te le jure. ", lui dit solennellement Charles, " Bon ! On y va ? Il y a une grande discothèque à coté de l'hôtel. Tu sais, c'est celle où ils enregistrent cette émission de variétés que nous regardions tout le temps à la télévision. Tout à l'heure, j'ai vu des affiches dans la rue qui annonçaient une grande soirée costumé. Le thème des déguisements est 'Monstres et Vampires'. Nous n'aurons pas beaucoup d'efforts à faire pour passer inaperçus. "
Cette boutade fit éclater de rire Fabien. Cette idée lui plaisait beaucoup et il accepta de bon coeur.
Quelques coups de crayon sur la figure, une cape sur le dos et ils furent vite transformés en un valet bossu digne des plus mauvais films d'horreur. Ils descendirent l'escalier.
Dans le hall, ils sursautèrent lorsque le concierge de l'hôtel les interpella :
-" Monsieur ! Vous allez à la soirée costumée, je suppose ? "
Après leur réponse affirmative, il ajouta :
-" Vous allez certainement rentrer tard et l'hôtel est fermé la nuit. Prenez la clé de la porte. "
Ils saisirent la clé qu'il leur tendait en souriant et sortirent de l'hôtel.


A l'entrée de la discothèque, un panneau indiquait : "Entrée interdite aux personnes non costumées ". Ils passèrent sans problèmes, sous le regard amusé du portier.
Dans le hall, un groupe de jeune gens, composé de deux garçons et de trois filles, discutaient en attendant sans doute d'autres amis. Les deux garçons s'étaient déguisés en morts vivants, en se collant des morceaux de steaks sur la figure. Les trois filles étaient simplement peintes entièrement en blanc et portaient de longues robes noires transparentes qui ne cachaient rien de leurs charmes. Ils furent obligés de passer au milieu d'eux pour accéder à l'entrée de la salle. Un des deux garçons tendit la main vers Charles/Fabien et dit en riant :
-" Dommage que tu sois un faux bossu, il parait que ça porte bonheur. " Il posa sa main sur leur "bosse " et, surpris par le contact, la retira aussitôt en ajoutant :
-" Mais ce n'est pas du toc ! Tu es un vrai bossu ! Ca alors, c'est plutôt marrant ! "
Une des filles s'intercala entre eux :
-" Laisse le tranquille, Michel. ", dit elle au garçon sur un ton de reproche, " Mois je le trouve plutôt beau avec son visage d'ange et sa bosse. "
Elle s'adressa à Fabien/Charles :
-" Tu es tout seul ? "
Il hocha la tête en avalant péniblement sa salive. La beauté de cette fille le pétrifiait. Elle avait de grands yeux verts aux reflets violets et sa bouche était entrouverte, comme pour recevoir un baiser. Elle lui prit la main et déclara :
-" Alors tu passes la soirée avec nous. On attendait un copain, mais il n'a pas l'air d'arriver, tant pis pour lui. "
La discothèque était enfouie dans d'anciennes catacombes et ils durent descendre un long escalier pour y parvenir. Plus ils s'enfonçaient et plus Fabien se sentait léger.
En haut des marches, il avait senti l'angoisse de Charles, comme si le fait de pénétrer sous terre lui faisait peur, mais il n'avait rien dit. Au fur et à mesure de la descente, Fabien sentait de moins en moins sa présence, comme si Charles s'endormait petit à petit. C'était une sensation bizarre qui l'étonna tout d'abord et puis il n'y pensa plus : la douceur de cette main dans la sienne lui faisait tout oublier.
Ils arrivèrent en bas. Tout n'était que couleurs et sons. Les lasers dessinaient sur les voûtes des figures mouvantes que l'oeil n'arrivait pas à suivre. Sur les murs, des projection géantes d'images de synthèse donnaient une impression d'infini. Le sol était composé d'un matériau transparent incrusté de fibres lumineuses. Fabien avait l'impression de marcher dans une autre dimension. L'air vibrait des pulsations d'une puissante sono dont les basses faisaient vibrer tout le corps et dont les aigus donnaient la chair de poule. Et pourtant, ils arrivaient à se parler sans avoir besoin de hurler :
-" C'est la première fois que tu viens ici ? "
-" Oui, c'est la première fois. Je m'appelle Fabien et toi ? "
-" Chrissie. Tu aimes ? "
Elle lui demandait cela, mais Fabien crût qu'elle lui demandait s'il aimait ce prénom :
-" C'est un prénom merveilleux et je crois même que je suis déjà amoureux de toi. " Il se sentait des ailes. Chrissie lui répondit d'un sourire et ils s'assirent sur des coussins multicolores, sans se lâcher la main.
Elle commanda au serveur des cocktails aux noms insensés puis bondit sur ses pieds, en se tournant vers les deux autres couples :
-" Nous, on va danser ! ". Elle tira Fabien par la main. " Tu viens ? "
Le disc-jockey était installé dans une bulle transparente au dessus de la piste. Il ne se contentait pas de mixer les disques, il les passait au travers de synthétiseurs et rajoutait sur les claviers quelques notes de son crû. Le résultat était lancinant. Il aurait fallu être en plomb pour ne pas danser. D'ailleurs la piste était pleine. Chrissie ondulait devant Fabien et l'ombre de son corps nu sous la robe flashait devant ses yeux au rythme des stroboscopes.
" Comme c'est bon de danser. ", pensait-il. Charles et lui dansait souvent. Ils poussaient le volume de la chaîne à fond. C'était un de leurs grands plaisirs. " Tiens, c'est vrai...et Charles ? Comment se fait-il qu'il ne se manifeste pas ? Peut-être a-t-il décidé de me laisser prendre mon pied tranquillement... "
La voix de Chrissie le sortit de ses pensées :
-" Alors Fabien ! Tu rêves ? Prends moi dans tes bras... "
Perdu dans sa rêverie, il n'avait pas remarqué que le D.J avait mis un slow. Chrissie se colla contre lui et la chaleur de son corps lui procura un plaisir qu'il n'avait jamais osé imaginé. Il plongea son visage dans ses cheveux et s'enivra de leur parfum. Il caressa son dos et elle se serra un peu plus contre lui.
Lorsque la musique s'accéléra et qu'ils regagnèrent leur table, tous les soucis de Fabien avaient disparu de sa mémoire. Il prit Chrissie dans ses bras et lui donna un long baiser qu'elle lui rendit accompagné de caresses.
L'autre garçon, que Chrissie avait appelé Michel dans le hall, lui tapa amicalement sur l'épaule :
-" Alors, c'est le coup de foudre ? ", lui dit-il avec un sourire sympathique. " Tu es étudiant ? "
Fabien mentit en répondant qu'il était en architecture. Ils étaient tous les cinq en médecine. L'autre garçon s'appelait Duke, et les filles se nommaient Sandra et Chloé.
Ils discutèrent ensuite de toutes sortes de sujets, en buvant leur cocktails, en dansant, en riant, comme s'ils se connaissaient depuis des années, tout cela ponctué des baisers et des caresses de Chrissie.
La nuit passa à toute allure, et Chrissie lui dit soudain :
-" Fabien, sais-tu qu'il est six heures du matin ! "
Il lui répondit qu'il s'en fichait et qu'il ne voulait surtout pas la quitter. Elle lui murmura à l'oreille :
-" J'ai envie de toi. "
-" Moi aussi Chrissie, j'ai envie de toi...mais... "
-" Mais quoi ? "
-" Je n'ai jamais fait l'amour. ", lui dit Fabien dans un souffle.
-" Tu n'as jamais fait l'amour ? Mais c'est merveilleux. " Elle posa un doigt sur ses lèvres, réfléchit un court instant puis rajouta d'un ton décidé :
-" Ecoute, pour ta première fois, il faut que l'endroit soit magnifique. Mes parents ont une maison de campagne géniale, à seulement deux cent kilomètres d'ici, et j'ai une voiture super rapide. On y va ? "
-" Evidemment, on y va ! ", lui répondit Fabien en bondissant sur ses pieds.
Les autres promirent de les rejoindre le soir même pour continuer la fête, et ils se dirigèrent tous les deux vers la sortie.
A peine sorti de la discothèque, Fabien sentit de nouveau la présence de Charles. Il prit la parole le premier, intérieurement, tandis qu'il se dirigeait avec Chrissie vers la voiture :
-" Charles, tu ne t'es pas manifesté de toute la nuit et je t'en remercie. Tu sais, je comprend maintenant ce que tu m'as dit hier soir à propos de ton désir de solitude. Je te demande pardon pour ma réaction stupide. "
Il continua d'un trait :
-" Ce qui serait vraiment bien, ce serait que tu restes absent de mon esprit pendant toute la journée. Ce n'est pas trop te demander ? "
-" Pas de problème, Fabien. ", lui répondit Charles sans faire d'histoires. " Mais c'est à charge de revanche. Je veux que tu me laisse ensuite le contrôle total de notre corps pendant au moins deux jours. D'accord ? "
-" D'accord ! "
-" Alors, amuse toi bien. Je déconnecte. Et, au fait, bravo ! Elle est magnifique ! "
-" Merci ! "
Chrissie lui dit tout à coup, d'un air amusé :
-" A qui dis tu merci, Fabien ? "
Il avait parlé tout haut sans s'en rendre compte et Chrissie continua :
-" Tu as vraiment l'air bizarre par moment. Mais si tu ne l'étais pas, je ne crois pas que je serais tombée amoureuse de toi aussi vite. Tu sais, je suis une fille plutôt difficile, ... "
Ils arrivaient à la voiture. C'était une Porsche vert pomme toute neuve. Fabien se glissa sur le siège en cuir avec un soupir de bonheur et Chrissie s'installa au volant en continuant à parler :
-"...tu demanderas à Michel. Cela fait bien longtemps que n'ai pas craqué comme ça... "
Elle démarra le moteur et déboîta dans l'avenue. Ils roulèrent en trombe vers la sortie de la ville.
-"... comment se fait-il que tu n'ai jamais connu de filles ? Oh...et puis... après tout cela ne me regarde pas... "
Les réverbères étaient encore allumés dans les rues désertes, mais le ciel était déjà violet. Fabien avait toujours devant les yeux les couleurs des jeux de laser. Le mélange était magique. Il écoutait parler Chrissie, sans mot dire :
-"... je suis sûre que la maison va te plaire. C'est un vrai paradis... On arrive à l'autoroute. Tu as de la monnaie pour le péage ? Je n'en ai plus. "
Fabien fouilla dans ses poches pour en extirper quelques pièces et entendit tout à coup la voix de Charles résonner d'un ton angoissé dans sa tête :
-" Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'autoroute ? Où va-t-on ? "
Fabien lui reprocha de ne pas tenir sa promesse, tandis qu'ils passaient le péage :
-" Tu n'as donc pas entendu lorsque Chrissie m'a invité dans la maison de campagne de ses parents, à deux cent kilomètres d'ici ? Tu dormais ? "
-" A la campagne ? A deux cent kilomètres ? " Charles devint comme fou. " Il ne faut pas ! Dis lui de faire demi-tour ! " Et il tenta de reprendre le contrôle.
L'idée horrible qu'il pourrait commettre un autre crime donna la force à Fabien de l'empêcher de prendre le dessus. Tout son corps fut agité de tremblements. Il était au bord de l'évanouissement, ce qui inquiéta fortement Chrissie :
-" Que se passe-t-il ? Tu es épileptique ? Veux-tu qu'on s'arrête ? "
Fabien parvint à articuler avec difficultés :
" Non. Ne t'arrête surtout pas. Ne t'inquiète pas. Je t'expliquerai plus tard. Roule. Cela va passer. "
Il résistait. Charles lâchait peu à peu du terrain, mais il restait menaçant. Il tentait toujours de convaincre son frère de dire à Chrissie de faire demi-tour, mais Fabien faisait la sourde oreille.
La voiture roulait à pleine puissance. De temps en temps, Chrissie lui jetait un regard plein d'anxiété, mais elle ne disait rien.
Le paysage défilait à toute allure sous le soleil qui se levait.
Petit à petit, Charles se calma, puis se tut. Après une centaine de kilomètres, Fabien sentit que tout danger était écarté et il se détendit complètement. Epuisé, il se coucha en chien de fusil, la tête sur les cuisses de Chrissie, une main sur son genou, et lui dit avant de s'endormir :
-" Ce n'est rien. Je t'aime. Je te promet que je t'expliquerai. "




Le soleil se couchait derrière les arbres tandis que Fabien raccrochait le téléphone. C'était Michel qui avait appelé. Il venait de lui annoncer qu'il avait contacté une cinquantaine de personnes et qu'ils arriveraient vers minuit, avec tout ce qu'il fallait pour faire la fête.
Fabien sortit dans le jardin et marcha lentement sur la pelouse. Il avançait les yeux mi clos. Son corps était brûlant, à vif de plaisir.
Chrissie ne lui avait pas fait visiter la maison en arrivant. Elle l'avait conduit tout droit dans sa chambre, l'avait déshabillé, s'était déshabillée, l'avait longuement caressé sur le grand lit, s'était couchée sur lui, ses cheveux en cascade, la douceur de sa peau, ses seins dressés, sa bouche sucrée, son sexe humide, pendant des heures, lui en elle, elle autour de lui, sans cesse, en dehors du temps, confondus.
Ils s'étaient regardés, étonnés que cela soit possible, avides l'un de l'autre, émerveillés que la vie leur ait fait ce cadeau.
Puis ils s'étaient endormis, tard dans l'après-midi.
Fabien arriva sous les arbres. Le paysage, à ses pieds, était immense. Toutes les collines alentour étaient moins élevées que celle où se trouvait la maison et son regard se promena sur des vallons, des forêts, des rivières, quelques villages et quelques routes.
Il entendit des pas derrière lui. Il se retourna et Chrissie se blottit dans ses bras. Ils marchèrent le long des allées sans rien se dire, jusqu'à ce que la nuit tombe.
Elle rompit la première le silence, tandis qu'ils revenaient vers la maison :
-" Tu as cette espèce de bosse depuis ta naissance ? "
Il savait bien que, tôt ou tard, elle allait poser cette question et il s'y était préparé. Il se tourna vers elle, alors qu'ils rentraient dans la salle de séjour. Son mensonge était tout prêt. Mais, devant son visage, il fut pris d'une furieuse envie de lui dire toute la vérité :
-" Ecoute, Chrissie, c'est une longue histoire. Est-ce que tu veux vraiment savoir ? "
-" Oui, je t'aime et je veux tout connaître de toi ", dit-elle en l'entraînant vers un sofa. " Viens, installons nous près de la cheminée. Je te promet que je ne t'interromprai pas. "
Et il lui raconta tout. Il lui parla de son étrange nature, de Charles et de leur enfance, tout au moins du peu dont il se souvenait, de l'incendie du laboratoire et de la mort de leurs parents, des violences et des meurtres de son frère, de la prison et de leur fuite. Il lui fit aussi part de ses doutes après la conversation entre Nounou et les policiers.
Elle ne l'interrompit pas, mais eut du mal à contenir son effarement au fur et à mesure de ce récit rocambolesque. Ce fut pourtant d'une voix calme qu'elle lui demande, après un silence :
-" Et... est-ce que Charles pourrait me parler maintenant ? "
Il lui expliqua alors la réaction de son frère sur l'autoroute et lui fit part de ses craintes, mais elle insista. Il ferma alors les yeux pour tenter de communiquer avec Charles. Pas de réponse. Il insista, se concentra de toutes ses forces, mais c'était le vide. Il avait une terrible impression d'absence, la même que celle qu'il avait ressentie après l'accident de voiture.
-" Chrissie, est-ce que je suis fou ? "
-" Je ne crois pas, Fabien. Ecoute, je suis en médecine, est-ce que je peux examiner ta bosse ? "
Il retira sa chemise et la laissa faire. Après un bref examen, elle relava la tête :
-" Cela ressemble plutôt à un gros abcès. Et, si c'est le cas, il faudrait t'opérer le plus vite possible. C'est peut-être cela qui te provoque ces troubles psychiques ... J'ai un ami qui est radiologue, et il habite dans sa clinique, tout près d'ici. Qu'est-ce que tu dirais d'y faire un saut ? Les autres n'arriveront pas avant minuit, on a le temps. "
-" Maintenant ? ", dit Fabien en se rhabillant. Il avait trop envie de savoir enfin la vérité et accepta sans hésiter.


A leur arrivée à la clinique, l'ami de Chrissie ne les fit pas attendre et prit aussitôt des clichés de l'abcès de Fabien.
-" Il n'y a pas de doute, il faut vous opérer d'urgence, vous risquez le pire. Vous n'auriez pas du attendre aussi longtemps. Cet abcès est énorme, je me demande ce qui a pu le provoquer. "
Ils étaient tous les trois devant les radios, et c'était l'ami de Chrissie qui venait de prononcer cette phrase.
Fabien regardait la masse noirâtre sur la photo. Pas de doute, c'était bien un abcès et il ne contenait rien qui puisse ressembler, de près ou de loin, au cerveau de son frère. Curieusement, ce diagnostic ne l'étonnait pas. Il était comme soulagé et avait hâte qu'on le débarrasse de cette horreur. Chrissie avait raison, c'était certainement l'infection qui lui dérangeait l'esprit.
Ils prirent rendez-vous pour une intervention chirurgicale le lendemain même et se dirigèrent vers la sortie.
Mais au moment de franchir la porte, le médecin les rappela.
-" Attendez, il y a quand même un truc bizarre. "
Il était debout devant une des radios accrochées au mur lumineux. Ils se rapprochèrent de lui.
-" Regardez là. ", leur dit-il en pointant le doigt sur un cliché de la base de la nuque de Fabien. " Il y a comme une masse sombre à cet endroit. J'aimerais bien faire quelques radios de ce coin. C'est peut-être un défaut dans le négatif, mais j'aimerais en être sûr. "
Ils retournèrent dans la pièce à coté, et tandis que le radiologue prenait une dizaine de clichés, Fabien ne lâcha pas la main de Chrissie. C'était incroyable comme, du jour au lendemain, elle était devenue sa force, sa raison de vivre.
" Si je suis vraiment fou, je guérirai pour elle. ", pensa-t-il en lui souriant.
Le mitraillage était terminé. Le médecin posa les clichés sur la plaque lumineuse et poussa un cri de surprise. Il se retourna vers eux et s'exclama :
-" C'est incroyable ! Vous avez une sorte d'appareil électronique greffé à la base de votre cerveau ! Qu'est-ce que c'est que ce truc ? "
Fabien lui répondit, tout aussi étonné que lui, qu'il n'en savait absolument rien. Chrissie et lui s'approchèrent de l'image et ils examinèrent le circuit imprimé truffé de composants qui était très net sur un des gros plans.
-" Regarde, on voit même la référence des pièces !
C'était vrai. Fabien avait un peu étudié l'électronique, avec son père, et il reconnaissait des transistors, des résistances, des circuits intégrés, mais il était incapable de deviner à quoi tout ce fatras pouvait servir.
Chrissie continua, toute excitée :
-" Fabien ! C'est génial ! Tu n'es peut-être pas fou du tout ! C'est sûrement ce truc qui est la clé de ton problème. Rentrons vite à la maison. " Elle s'empara du cliché et tira Fabien par la main vers la sortie. " Duke est passionné d'électronique, il saura certainement nous dire à quoi correspond tout ce fouillis. "


Ils ne parlèrent pas pendant tout le chemin du retour. Tout cela allait beaucoup trop vite et ils avaient du mal, autant l'un que l'autre, à mettre de l'ordre dans leurs idées.
Lorsqu'ils arrivèrent, quelques voitures étaient déjà devant le portail et la fête avait commencé sur la route. Les accords d'un vieux rock n roll sortait de l'une des voitures et quelques bouteilles circulaient de main en main.
Chrissie fit rapidement les présentations et ils entrèrent dans la propriété. Ils avaient tous l'air d'être des habitués du lieu, et, voyant que tout s'organisait bien sans elle, Chrissie prit Duke par le bras et l'entraîna avec Fabien vers sa chambre. Ils y examinèrent la radiographie.
Fabien regardait Duke recopier méticuleusement les circuits sur une feuille de papier. Le fait que ce bidule ait pu se trouver dans la tête de quelqu'un ne semblait pas l'étonner. Il était tout à son problème : essayer de comprendre à quoi cela pouvait bien servir.
Cela lui prit moins d'un quart d'heure :
-" C'est une sorte d'émetteur récepteur un peu particulier, couplé à une espèce de modulateur démodulateur. "
Chrissie lui demanda d'être un peu plus explicite, et il s'exécuta :
-" C'est simple. Il doit y avoir quelque part un appareil identique, implanté dans le cerveau de quelqu'un d'autre. La personne qui le possède doit pouvoir, si je ne me trompe pas, recevoir toutes les ondes cérébrales de Fabien. De plus, elle doit aussi pouvoir émettre des ondes qui commandent au cerveau de Fabien. Je ne comprend pas trop comment, mais je suis à peu près sûr que c'est ça. "
Chrissie était folle de joie :
-" Tu veux dire : commander au cerveau de Fabien ? Prendre le contrôle de son corps à distance ? Tu n'es pas fou mon amour...et surtout... tu n'es pas un assassin. "
" Non, je ne suis pas fou. ", pensait Fabien.
Il le savait très bien , car, tout à coup, tout lui était revenu en mémoire.


" Nous tournons dans l'allée qui mène au verger en dérapant sur les gravillons blancs et en éclatant de rire. Le chemin qui longe les pommiers est en pente. Notre course s'accélère et j'ai tout à coup peur de ne plus pouvoir m'arrêter. Je vais trop vite. Je trébuche, je perds l'équilibre et nous tombons en avant. "
" Je me protège de la chute avec le bras et réussis, comme par miracle, à ne me faire aucun mal. "
" Je m'extirpe alors, avec difficulté, du sac de toile dans lequel Charles et moi sommes enveloppés. "
" Mais Charles ne bouge plus. Sa tête et son corps font un angle bizarre et il ne respire plus. "
" Je cours en hurlant vers le laboratoire. "


Fabien était allongé contre Chrissie et le flot des souvenirs coulait dans sa tête, comme si l'on venait d'ouvrir les portes d'une écluse trop longtemps fermée. Il lui racontait.
Son père était biophysicien. C'était un être à part, aux idées originales, trop originales sans doute car il avait vite délaissé les équipes de recherche pour créer son propre laboratoire. Celui-ci jouxtait la villa et les travaux qu'il y effectuait, assisté de son épouse, concernait essentiellement la conservation des tissus organiques. Il était hanté par un but : conserver le cerveau d'individus décédés en état de vie suspendue et leur assurer ainsi la vie éternelle.
Lorsque Charles eut son accident, ce fut une aubaine pour lui. Il opéra aussitôt le corps du jumeau et en extirpa son cerveau. Il l'immergea ensuite dans un bocal contenant un liquide de sa fabrication qui devait maintenir artificiellement les fonctions vitales. L'expérience, soigneusement préparée, s'était enfin trouvé un sujet.
Pour pouvoir vérifier à chaque instant qu'aucune lésion n'endommageait le cobaye, le professeur avait fabriqué deux émetteurs-récepteurs d'ondes cérébrales. Fabien fut son autre sujet d'expérience : se vit greffé l'autre appareil et se trouva en contact direct avec le cerveau de son frère mort.
Fabien n'avait alors que sept ans et ce fut pour lui comme un nouveau jeu. Non seulement son frère pouvait communiquer avec lui, mais il pouvait aussi prendre les commandes de son corps à distance. C'était magique.
Au début, la cohabitation fut difficile et leur corps exécutait parfois des mouvements désordonnés, ce qui lui occasionna même quelques blessures. Mais petit à petit, Fabien apprit à se retirer et à laisser ses muscles obéir au cerveau de Charles lorsque celui-ci le désirait. Ils arrivaient même, à l'occasion de jeux, à diriger l'un les jambes et l'autre les bras, sous l'oeil passionné de leurs parents qui le vivaient comme une expérience révolutionnaire.
La femme qui s'occupait d'eux depuis leur naissance, et qu'ils appelait Nounou, était toute dévouée à ses maîtres. Elle était simple et, ne comprenant pas trop bien ce qui se passait, accepta sans difficultés la situation. Malgré tout, le jour où le professeur greffa sur l'épaule de Fabien une tête robotisée que seul Charles pouvait commander, elle eut beaucoup de mal à le supporter. Elle ne concevait pas que ce visage métallique était son petit Charles et s'adressait presque toujours à Fabien.
Au fil des années, celui-ci oublia que le cerveau de son frère était enfermé dans un bocal, et il fut de plus en plus persuadé d'être un monstre à deux têtes.
Mais Charles, conscient de la situation, devenait chaque jour plus aigri et violent. Il s'en prenait toujours à la pauvre nourrice, en lui jouant les tours les plus pendables.
Un soir, le laboratoire prit feu. Fabien ne sut jamais qui avait provoqué cet incendie. Alerté par les crépitements, ses parents sortirent en trombe de la villa et se précipitèrent dans les flammes pour essayer de sauver leurs précieuses expériences. C'est à ce moment là que la charpente s'effondra, et ils ne reparurent jamais.
De la fenêtre de sa chambre, Fabien regardait les pompiers éteindre le feu, lorsqu'il entendit la voix de Charles dans sa tête :
-" Il va falloir nous débrouiller seuls maintenant. Je suis sûr que ça va être super." Et il termina sa phrase en ricanant...
Apparemment, le cerveau de Charles n'avait pas été endommagé par l'incendie. Le professeur l'avait certainement placé en lieu sûr, quelque part dans le parc, pour le protéger d'éventuels catastrophes comme celle-ci.
Après cet épisode, la vie de Nounou devint un enfer. Le caractère de Charles empirait et le jour de leurs dix-sept ans, il fut prit d'une rage folle contre la nourrice et essaya de la tuer avec un grand couteau de cuisine. Elle s'enfuit de la maison, les laissant seuls pour la première fois de leur vie.
-" Tu connais la suite de l'histoire. ", dit Fabien à Chrissie.
Epuisé par son récit, il s'endormit comme une masse.
Chrissie eut du mal à trouver le sommeil. Tout cela était trop fou. Elle était tombée amoureuse de Fabien à cause de son étrangeté et maintenant qu'elle connaissait son histoire, cet amour était encore plus fort. Elle s'endormit finalement, déterminée à user toutes ses forces pour combattre le destin qui s'acharnait contre lui.




C'était la nuit pour Charles, la nuit totale de tous ses sens. Depuis que le contact avec son frère s'était rompu sur l'autoroute, il n'avait plus de référence. Il avait perdu peu à peu la notion du temps. Depuis combien de temps était-il là, masse de pensées et de souvenirs, comme un moteur tournant dans le vide, énergie inutile ?
Certes il était vivant et c'était justement là le drame. La pensée de vivre éternellement, sans pouvoir y mettre un terme, simple cerveau dans un bocal, le rendait de plus en plus fou. Fou de haine surtout.
Tout son être finit par tendre vers un seul but : se venger de ce frère maudit qui l'avait abandonné. Il ne raisonnait même plus. La pensée que Fabien avait été à l'école de son propre égoïsme ne l'effleurait même pas. Il ne rêvait que d'une chose : le tuer et prendre sa place.
Tout à coup, une voix résonna dans son esprit :
-" Bonjour Charles. C'est ton père qui te parle."
"Mon père ?", pensa Charles, "Mais c'est impossible ! Il est mort, carbonisé dans l'incendie du laboratoire..."
Mais la voix continuait :
-" Ceci est un enregistrement. Je l'ai programmé pour qu'il se déclenche au cas où le contact avec ton frère cesserait pendant plus de trois jours. Donc, si tu entends actuellement ma voix, il y a trois possibilités : soit Fabien est mort, soit il est trop loin pour la portée de l'émetteur, soit l'appareil ne fonctionne plus pour une raison quelconque."
C'est en envisageant ces possibilités que j'ai installé ton cerveau dans la pièce où tu te trouves actuellement. Elle est enfouie dans le sol du parc et contient un autre laboratoire.
J'y ai construit un robot sur lequel tu vas pouvoir te raccorder. Il n'est pas très perfectionné, mais la pièce contient aussi toutes sortes de livres et d'instruments. Ainsi, tu pourras toi-même améliorer ton nouveau corps.
Il va te suffire de penser fortement à un code que je vais te donner, pour que les relais s'enclenchent entre ton cerveau et le robot. Bon courage, mon fils. Si cet enregistrement te parvient c'est que nous sommes morts, ta mère et moi. J'espère donc qu'en notre mémoire, tu continueras nos travaux.
Le code est : DUO SOLO. "