La
journée allait être belle et, la lumière du matin inondant la
terrasse, Charles et Fabien décidèrent d’y prendre leur petit
déjeuner. Ils le préparèrent rapidement et s’installèrent
confortablement dans un grand fauteuil tourné vers la vue magnifique
qui s’offrait à eux.
La
maison surplombait la ville. C’était une construction moderne et
spacieuse, entourée d’un parc verdoyant qui l’abritait des
regards. Elle était séparée par une cour carrelée d’un petit
bâtiment en béton qui contenait le laboratoire de leur père. La
végétation du parc était touffue, mais bien entretenue, et, en
cette fin de printemps, les massifs étaient tous en fleurs.
Comme
chaque matin, Fabien devait attendre que son frère ait terminé son
bol de café avant d’entamer le sien. C’était ainsi depuis leur
enfance, et le respect de ce genre d’habitude leur avait permis de
vivre ensemble depuis plus de dix-sept ans, malgré leur étrange
nature. Fabien profita de ce répit pour laisser son regard errer sur
la ville.
La
nuit avait laissé quelques langues de brouillard accrochées aux
toits, surtout près du fleuve. Le port était encore entièrement
recouvert de ces foulards cotonneux, et seules quelques silhouettes
noires de grues en émergeaient ça et là. Les rayons rouges du
soleil matinal se reflétaient sur les ailes de mouettes qui avaient
commencé leur ballet incessant. Plus près de la maison, les tours
du quartier des affaires renvoyaient les aveuglants reflets moirés
de leurs colonnes de verre.
Le
bourdonnement colossal de la circulation était atténué par la
distance, mais sa puissance résonnait aux oreilles de Fabien.
"
Tous ces gens... ! ", pensa-t-il. Mais il s’efforça de
dissimuler son angoisse. Il ne voulait pas que son frère la détecte.
L’image qui se formait dans son cerveau, celle de tous ces gens
affairés qui se rendaient à leur travail, à peine réveillés,
dans l’énervement fébrile et le grondement des moteurs, lui
donnait la nausée.
Ils
allaient se rendre en ville pour la première fois de leur vie.
Cela
lui paraissait fou, inconcevable car ils vivaient là depuis dix-sept
ans. Ils étaient nés dans cette maison. Le parc avait été leur
seul terrain de jeu, et ils n’avaient jamais franchi les hauts murs
de l’enceinte.
En
tout et pour tout, trois personnes seulement connaissaient leur
existence : leurs parents et leur nourrice, une grosse matrone noire
qu’ils appelaient Nounou. Leurs parents n’avaient jamais autorisé
personne à les rencontrer.
Mais,
depuis deux mois, Charles et Fabien étaient orphelins car leurs
parents avaient péri dans un incendie qui avait totalement ravagé
le laboratoire. Après ce terrible accident, Nounou avait continué à
respecter les consignes, et ne les avait pas laissé sortir.
Mais
le décès de leurs parents avaient affaibli l’autorité de la
nourrice. Elle avait de plus en plus de difficultés à leur
interdire l’accès au-dehors, de plus en plus de mal à contenir
leur désir d’évasion, d’exploration, d’inconnu...
Chaque
jour qui suivit l’accident, Charles la harcela pour qu’elle lui
donne les clefs du portail. Elle les gardait à sa ceinture, et leur
cliquetis rythmaient chacune de ses déambulations dans les couloirs
de la maison. Cela commença par des supplications caressantes dont
l’hypocrisie n’échappait pas à la nourrice, et elle ne céda
pas. Charles se fit alors plus menaçant. Sa haine envers cette "sale
négresse ", comme il avait fini par l’appeler, devint chaque
jour plus forte.
Cette
haine atteignit son paroxysme la veille du jour où commence ce récit
: au cours d’une violente discussion, toujours au sujet des clefs,
Charles avait saisi un grand couteau de cuisine dans l’intention
évidente de le planter dans le ventre de la pauvre nourrice.
Terrorisé, elle s’était enfuie en hurlant.
Mais
Charles avait gagné : elle avait laissé le portail ouvert dans sa
fuite et n’avait pas reparu.
Cet
accès de violence avait horrifié Fabien, mais il n’avait rien pu
faire pour retenir son frère : il perdait totalement le contrôle de
leur corps lorsque son frère s’énervait. Charles le dominait, et
lorsque Fabien voyait ses mains accomplir des gestes qu’il
réprouvait, il fermait les yeux et baissait la tête en attendant
que cela passe. Malgré cette domination constante, il aimait
profondément son frère. Il désapprouvait souvent son attitude,
mais comment aurait-il pu détester cet autre lui-même, alors qu’ils
partageaient le même corps ?
Ils
se retrouvèrent donc seuls dans la grande maison pour la première
fois. Charles était aux anges. C’était ce qu’il avait toujours
désiré et il tenta de communiquer sa soif de liberté à Fabien. Il
passa le reste de la soirée et une bonne partie de la nuit à
essayer de le convaincre de sortir du parc, et il y réussit malgré
la terreur de son frère à l’idée de poser un pied à
l’extérieur.
Fabien
lui avait cédé plus par lassitude que par conviction, mais le fait
était là, et des pensées terribles battaient dans son cerveau
tandis qu’il regardait la ville : ils allaient franchir le portail
et marcher dans la rue, ils allaient rencontrer des gens, les
frôler...et où allaient-ils se rendre ?...pour quoi faire ? La peur
lui tordait les tripes, il regrettait amèrement sa lâcheté. Et
s’il essayait de lui faire changer d’avis ? Mais ce n’était
même pas la peine d’essayer, il le savait bien...
-"
Tu n’as pas faim ? "
Perdu
dans ses pensées, Fabien n’avait pas remarqué que le bol de
Charles était vide.
-"
Non, je n’ai pas très faim ", répondit-il sur un ton
lugubre.
-"
Allons ! Ne fais pas la tête ! Tu vas voir, je suis sûr qu’à
peine sorti de la maison, tu me remercieras de t’avoir un peu forcé
la main ", dit Charles en ébouriffant de la main les cheveux de
son frère. Celui-ci, renfrogné, n’avait pas l’air convaincu.
Cette apathie énerva Charles. Il se leva brusquement et répliqua
d’un ton énergique :
-"
Allez, on y va ! Où as-tu mis le sac ? "
Le
subterfuge qu’ils avaient trouvé pour ne pas se faire remarquer
était d’enfiler sur la tête de l’un ou de l’autre un sac de
sport sans fond. Une main posée sur celui-ci, Ils auraient ainsi
l’air d’un lycéen se rendant au gymnase avec son équipement sur
l’épaule.
Fabien
lui indiqua de mauvaise grâce où le sac était rangé, et Charles
sortit une pièce de leur poche.
-"
Pile ou face ? "
-"
Ce n’est pas la peine, je vais mettre le sac ", répondit
Fabien., " Je préfère "
-"
Ce n’est pas ce que nous avons convenu. Bon, je choisis pile ",
dit Charles en lançant puis en la bloquant sur le dos de leur main.
" C’est face... à toi l’honneur de voir le monde le premier
"
Tout
en enfilant le sac sans fond, il fit jurer à son frère que ce
serait son tour dans une heure, comme convenu. Il enrageait de ne pas
être le premier à voir la ville de près, mais le respect des
décisions communes était le facteur essentiel de leur viabilité,
et il masqua son visage sans broncher.
Une
main posée sur le sac, comme pour le retenir, Fabien se dirigea vers
le portail.
Il
prit alors une profonde inspiration et fit leur premier pas dans la
rue.
La
route qui menait à la ville descendait la colline en longs lacets
sinueux, mais Charles et Fabien avaient repéré un raccourci sur un
plan. Celui-ci débouchait près de la maison et plongeait en ligne
droite dans la pente. Il était raide et rocailleux, mais Fabien se
mit à le dévaler à toute allure. Ils avaient pris l’habitude de
faire une gymnastique quotidienne et leur corps était bien entraîné.
Fabien
ne pensait à rien. L’angoisse avait fait le vide dans sa tête. Il
fonçait, tête baissé, le regard rivé sur le sol inégal pour
éviter la chute.
-"
Doucement , râla Charles.
Fabien
sursauta au son de la voix de son frère. Le soleil était brûlant,
et il devait suffoquer dans le sac. Il ralentit l’allure et
continua sa descente. Il osait même, de temps en temps, relever la
tête pour regarder autour de lui. Il n'y avait pas grand-chose à
voir. Le chemin longeait les hauts murs des propriétés du quartier
résidentiel et Fabien, en ce rendant compte de l'état presque
sauvage du sentier, se sentit un peu plus rassuré. Il se dit qu'il
n'aurait sans doute personne à croiser avant d'arriver en bas, et
cela le soulagea.
Mais
lorsqu'il déboucha sur la nationale, la peur le paralysa. Il resta
là, immobile, appuyé contre un mur, pendant plus d'une minute. La
circulation était dense. Les voitures filaient à toute allure. Le
vacarme était assourdissant.
-"
Alors ? Qu'est-ce que tu attends ? ", s'impatienta Charles dans
le sac en réalisant que son frère ne bougeait plus, " Tu te
mets sur le bord du trottoir et tu lèves le pouce, ce n'est pourtant
pas sorcier ! "
Fabien,
docile, obtempéra. " Au point où nous en sommes, mieux vaut
continuer ", pensa-t-il, et il commença à faire du stop.
Ils
n'attendirent pas longtemps. Une voiture s'arrêta quelques minutes
après. C'était une grosse camionnette bleue. L'homme qui la
conduisait passa la tête par la fenêtre en s'épongeant le front
avec un grand mouchoir. Il s'adressa à Fabien :
-"
Tu vas en ville petit ? "
Fabien
avait eu un sursaut devant la face de l'homme, rougeaude et luisante
de sueur. Mais sa voix ne correspondait pas à son physique. Elle
était aimable et chaleureuse et Fabien se sentit en confiance.
-"
Oui, je vous remercie de votre amabilité ", lui répondit-il en
s'asseyant près de lui.
Le
chauffeur démarra aussitôt et s'imbriqua dans la file des véhicules
qui se dirigeaient vers le centre. Il pointa son pouce par dessus son
épaule et se tourna vers Fabien :
-"
Pose ton sac à l'arrière, tu seras plus à l'aise. "
Fabien
s'était attendu à une réflexion de ce genre. C'était en effet
étrange qu'il garde un sac sur son épaule, alors qu'il était assis
dans un véhicule. Il avait préparé sa réponse :
-"
Non, merci, ça ira. Comme ça, je ne l'oublierai pas en descendant.
Je suis assez distrait en ce moment "
Le
gros homme haussa les épaules et n'insista pas. Il lui demande
encore s'il allait bien dans le centre ville, et se tut après
l'acquiescement de Fabien. Il conduisit en silence pendant plusieurs
kilomètres.
Fabien
se détendit. Il se dit que, malgré tout, les choses se passaient au
mieux. Il regarda les maisons de banlieue défiler derrière la
fenêtre ouverte. Bien sûr, il savait à quoi ressemblait le monde,
mais il ne l'avait vu que sur l'écran de la télévision.
La
réalité était bien différente. Les couleurs, le bruit, les odeurs
surtout, comment avaient-ils pu vivre sans tout cela ?
La
voiture roula au pas. Ils longeaient un marché, et les nombreux
passants qui s'y rendaient entravaient la circulation. Ils
s'arrêtèrent à un feu rouge, tout contre un groupe de jeunes
filles qui bavardaient sur le trottoir, en légère tenue d'été. Il
sentit même leur parfum. Fabien s'enfonça dans le siège en
rougissant et en soupirant de bonheur.
Lorsque
la voiture redémarra, il ne ressentait plus aucune angoisse. Il
remercia mentalement Charles de lui avoir forcé la main. Rester dans
leur prison aurait été stupide.
Mais
sa détente fut de courte durée :
-"
Dis-moi petit, je suis peut-être indiscret, mais j'aimerais bien
savoir ce que tu faisais dans la maison du professeur. "
Fabien
resta la bouche ouverte, la respiration coupée. Comment cet homme,
cet étranger, pouvait-il bien savoir d'où il venait ? Comment
connaissait-il le professeur, leur père ?
Devant
l'air atterré du garçon, le chauffeur sourit et s'empressa de
préciser :
-"
N'ai pas peur, je ne suis pas voyant. Je suis le jardinier de la
villa d'à coté. Je t'ai vu sortir tout à l'heure et prendre le
raccourci. Cela m'a marqué, car c'est rare de voir quelqu'un
franchir ce portail. "
Ne
sachant que répondre, Fabien bafouilla :
-"
Nous...heu...je...rendais visite à un ami "
Il
maudissait en lui-même son frère et ses idées stupides. Ils
étaient dehors depuis à peine une heure et déjà les ennuis
commençaient. La sueur coula sur son front lorsqu'il entendit les
dents de Charles grincer dans le sac. Il le connaissait bien et
savait que c'était un signe d'énervement chez lui. Ce bruit
précédait souvent ses actes de violence. L'angoisse lui serra
l'estomac.
Le
chauffeur leva des sourcils interrogatifs en entendant la réponse
embarrassée de Fabien.
-"
A un ami ? ", s'étonna-t-il, " Mais, d'après ce que je
sais, il ne reste plus que la bonne dans la villa, depuis l'incendie
du laboratoire. Et, d'ailleurs, je l'ai vue descendre en ville hier.
Elle courait comme si elle avait le diable à ses trousses, et je ne
l'ai pas vu remonter. Qu'est-ce que tu faisais donc à l'intérieur ?
" Il saisit le bras de Fabien en disant cela. " Tu ne
serais pas un sale petit voleur, par hasard ? "
A
ces mots, Charles fut pris d'un accès de terreur, renforcée par
l'obscurité du sac, et s'empara avec violence du contrôle de leur
corps. Il arracha la toile qui lui recouvrait la tête, plongea la
main dans leur manteau et la ressortit armée du grand couteau de
cuisine.
Le
chauffeur hurla à la vue de ce monstre à deux têtes qui le
menaçait et lâcha le volant pour se protéger. La voiture fit une
embardée vers les véhicules qui venaient en sens inverse.
Charles
planta sauvagement la lame dans le corps du gros homme, qui
s'écroula.
Un
énorme camion fonçait sur eux.
Fabien
se tourna vers le visage de son frère et perdit connaissance.
C'était
l'obscurité totale. Il avait l'impression de flotter dans un élément
inconnu. Il tombait, mais sans sensation de chute. C'était très
désagréable et infiniment long. Il aurait bien voulu se raccrocher
à quelque chose, mais il n'y avait rien. D'ailleurs où étaient ses
mains ?
Il
entendit des sons. C'était comme une voix, lointaine et assourdie.
Il reconnut des mots :
-"
Il se réveille. "
Il
essaya d'ouvrir les yeux mais n'y parvint pas. Une autre voix, plus
grave, dit une phrase qui le fit frémir :
-"
Il aurait peut-être mieux valu qu'il ne se réveille jamais "
Fabien
essaya de reprendre conscience. Que voulait dire cette phrase ?
Serait-il entièrement paralysé? Il ne sentait plus ses jambes.
Allait-il finir sa vie comme un légume, cloué dans un lit d'hôpital
?
-"
C'est vrai ", approuva la première voix, " Sortir du coma
pour finir sa vie entre quatre murs, ce n'est pas très réjouissant
"
En
entendant ces mots, la peur tordit les tripes de Fabien, et il ouvrit
les yeux.
-"
Tais toi, il ouvre les yeux "
Fabien
vit un homme et une femme en blouse blanche penchés sur lui. Ils lui
demandèrent en souriant gauchement :
-"
Comment vous sentez vous, jeune homme ? Essayez de remuer vos membres
"
Fabien
s'exécuta. Avec leur aide, il s'assit même sur le lit. Il se
sentait très faible, mais sans douleurs particulières. Il remua les
pieds, les jambes, les bras, tout avait l'air de fonctionner. Il
passa la main sur son visage, celui-ci avait l'air intact. Mais...
...il
porta la main à son cou...
-"
Ou est Charles ? "
-"
Charles ? De qui parlez-vous ? "
...sous
ses doigts, il n'y avait que la tiédeur d'un pansement.
Les
larmes lui montèrent aux yeux. Ses doigts tremblaient sur ce morceau
de gaze, sur cette absence horrible. Il n'osait pas comprendre.
-"
Charles, mon frère, où est-il ? "
Il
sanglotait en s'agrippant à la blouse le l'infirmière. Elle le
recoucha doucement :
-"
Là ! Calmez-vous ! Vous avez eu un grave accident de voiture, mais
heureusement vous êtes indemne. A part une vilaine blessure au cou,
vous n'avez rien de grave. Mais vous êtes resté une semaine dans le
coma, sans doute à cause du choc, et vous êtes encore très faible.
Il faut vous reposer. Votre plaie est pratiquement cicatrisée, on
vous enlève votre pansement demain. Dans quelques jours vous serez
sur pied. Calmez-vous, tout va bien "
-"
Charles est mort, c'est affreux ", réalisa Fabien. Il revoyait
la scène dans la voiture, et le visage de son frère déchiqueté
par la ferraille...et le couteau...il demanda, d'une voix mal assurée
:
-"
Et le chauffeur ? "
-"
Son corps a été éjecté en même temps que vous, juste avant que
la voiture prenne feu. C'est bien dommage pour vous : s'il était
resté à l'intérieur, il aurait été carbonisé et nous n'aurions
pas pu relever vos empreintes sur le manche du couteau planté dans
son ventre "
Ce
n'était pas l'infirmière ni le médecin qui venait de prononcer
cette phrase, mais un homme adossé à la porte de la chambre. Il
venait de sortir de l'ombre et portait un écusson de la police au
revers de son veston.
-"
Joli coup ! En plein coeur ! Il n'a pas souffert ! ",
rajouta-t-il avec un sourire cynique.
En
un éclair, Fabien réalisa la situation dans laquelle il se
trouvait. Il ne pourrait jamais prouver son innocence. Il allait
finir ses jours dans une cellule pour un crime qu'il n'avait pas
commis.
Il
tourna la tête vers la fenêtre et vit qu'elle était fermée par de
solides barreaux. Il regarda le ciel au travers de ses larmes. En
dix-sept ans de vie, il n'avait eu qu'une heure de liberté, juste le
temps d'aller d'une prison à une autre. Dorénavant il serait seul
dans cette seconde prison. Son frère, son compagnon de jeux ne
serait plus jamais à ses cotés et il ne pourra jamais parler de lui
à quiconque. Qui pourrait le croire?
Le
son d'un pas traînant dans les couloirs de la prison puis le bruit
des clefs dans la serrure de la cellule sortirent Fabien de sa
torpeur.
-"
Debout feignant, il y a une visite pour toi "
"
Une visite ", pensa Fabien en regardant d'un air hébété la
porte entrebâillée où le gardien l'attendait.
Un
mois venait de s'écouler, enfermé entre quatre murs, et son esprit
s'était engourdi. Un procès expéditif l'avait condamné à
perpétuité sans que quiconque s'émeuve. Un jeune voyou de plus ou
de moins au ban de la société, qui cela intéressait-il ?
Tout
en marchant le long des couloirs, c'était à peine s'il
s'interrogeait sur l'identité de son visiteur. La solitude et la
monotonie de sa captivité en avait vite fait un être résigné et
soumis.
Mais,
arrivé au parloir, la surprise fut de taille. Nounou était là
derrière la table, dans son éternelle robe à carreaux.
Fabien
s'assit en face d'elle et resta plusieurs minutes, ses mains noires
dans les siennes, sans pouvoir articuler un mot.
Elle
rompit le silence la première :
-"
C'est Charles qui l'a tué, ce n'est pas toi ! "
Il
hocha la tête :
-"
Pourquoi n'es-tu pas venue le dire au procès Nounou ? "
-"
Et toi, pourquoi n'as tu rien dit ? ", lui répondit-elle d'un
air entendu.
Bien
sûr, comment avouer cela ?
"
J'ai élevé pendant dix-sept ans un enfant bicéphale, Monsieur le
Juge " . " Ah oui ? Et où est-il, Madame ? " . "
Il est là, devant vous, seulement son autre tête a été coupée
dans un accident de voiture, et c'est l'autre qui a tué le
chauffeur, ce n'est pas celui que vous accusez "
Ce
genre de discours n'aurait réussi qu'à provoquer l'hilarité
générale du tribunal et l'envoi de la nourrice dans un asile de
fous !
De
grosses larmes coulaient des yeux de Fabien sans qu'il puisse les
retenir.
-"
Ne pleure pas ", lui dit Nounou d'un ton consolateur, " Tu
es débarrassé de lui maintenant, il était mauvais "
"
Oui, il était mauvais, mais c'était mon frère ", se disait
Fabien, " et je ne supporte pas son absence "
Leurs
embrassades furent rapidement interrompues par l'arrivée du gardien
signalant la fin de la visite. Fabien regagna sa cellule et s'écroula
sur son lit.
La
torpeur l'envahit à nouveau, mêlé à des pensées suicidaires.
Tout cela n'avait aucun sens. Toute sa vie n'avait aucun sens...
...c'est
alors qu'il ressentit une démangeaison dans son cou.
Il
effleura la cicatrice du bout des doigts...il y avait, en son milieu,
une petite boule qu'il n'avait pas remarqué auparavant, mais il
s'endormit sans y prêter attention et s'agita dans un rêve :
"
Nous courrons tous les deux dans la campagne. Nous avons chacun notre
propre corps et nous nous bousculons en riant comme des fous. Charles
porte une chemise indienne aux couleurs vives et je vois ses muscles
jouer en transparence. L'air est doux. Nous arrivons au bord d'un
lac. L'eau est délicieuse et nos corps parallèle ont un
synchronisme parfait lorsque nous y plongeons. Nous nageons
longtemps. Trop longtemps. Je m'essouffle, mes membres deviennent
lourds, mes yeux se brouillent. Je ne vois plus la rive. L'énorme
main de Charles appuie sur ma tête et l'enfonce sous l'eau "
Fabien
se réveilla en hurlant. Il passa la main sur son cou trempé de
sueur. La boule avait encore grossie et le démangeait de plus en
plus. Qu'est-ce que cela pouvait être ? Le doute et la peur le
submergèrent. Il se mit à cogner de toutes ses forces sur la porte
en fer, en appelant le gardien pour qu'il le conduise à
l'infirmerie.
L'état
d'excitation et l'angoisse du garçon était telles que, malgré
l'heure tardive, le gardien accepta et l'accompagna.
-"
Ce n'est rien ", déclara le médecin après un rapide examen.
Il prépara ses instruments puis enfila ses gants. " Juste une
petite incision et vous serez débarrassé de cet abcès "
Il
stérilisa avec précaution un scalpel et s'approcha de Fabien.
Depuis
son entrée dans cette pièce blanche, Fabien avait l'impression de
vivre au ralenti. La lumière était irréelle et la voix du médecin
lui parvenait assourdie, comme avec de l'écho.
La
lame brillante s'approchait de son cou et il sentit monter en lui une
fureur incontrôlable.
Il
hurla : -" Assassin ! "
Se
saisir du scalpel, trancher la gorge du médecin et sauter par la
fenêtre ne lui prirent qu'une seconde.
Il
atterrit un étage plus bas, dans un roulé-boulé parfait, se releva
sans encombres et se mit à courir.
C'était
la nuit, les rues étaient désertes, et lorsque les sirènes de
police commencèrent à retentir, il était déjà loin.
Fabien
ralentit l'allure et réprimanda Charles. Celui-ci ne pouvait pas lui
répondre en paroles, mais ses pensées lui parvenait, directement
dans son cerveau.
Charles
lui dit que c'était la seule chose à faire, qu'ils ne pouvaient pas
rester éternellement dans cette prison lugubre, et ces phrases
berçaient Fabien qui les écoutaient docilement.
Il
avait toujours été là, même lorsqu'il ne pouvait plus communiquer
avec lui. Toujours là depuis l'accident et il ne l'abandonnera
jamais. Fabien se sentait bien. Tout allait redevenir comme avant.
Ils allaient se cacher. Ce monde n'était pas leur monde. Celui de
leurs jeux complices était infiniment plus beau. Ils n'auraient
jamais du sortir de la villa de leur enfance.
Nounou
avait laissé son adresse à Fabien lors de sa visite. C'était à
l'autre bout de la ville, et ils prirent cette direction.
Elle
seule pouvait les aider. Peut-être même pouvait-elle revivre avec
eux ?En passant par de ruelles sombres pour éviter les grands axes,
il leur fallut des heures pour arriver à l'adresse indiquée.
Une
voiture de police était garée devant la maison.
Avec
d'infinies précautions, ils se glissèrent dans le jardin et
rampèrent jusqu'à une fenêtre éclairée d'où sortaient les
éclats d'une voix. C'était celle de Nounou. Elle s'adressait aux
policiers :
-"
Mon Dieu ! Quelle horreur ! Et moi qui pensait que c'était fini,
qu'il était enfin guéri ! "
-"
Guéri ? De quoi souffre-t-il ? ", demanda un policier.
Fabien
comprit qu'elle parlait de lui, mais pourquoi dire qu'il était
malade ? Où voulait-elle en venir ? Il se rapprocha un peu plus de
la fenêtre tandis que Nounou continuait ses explications :
-"
C'est une longue histoire. Asseyez-vous Messieurs, je vais tout vous
raconter "
Bruits
de pas et de chaises. Les policiers s'installèrent et Nounou reprit
son discours :
-"
Il y a dix-sept ans, l'épouse du professeur a mis au monde des
jumeaux, Charles et Fabien, des bébés magnifiques. C'est alors
qu'ils m'ont engagée à leur service car leur travail au laboratoire
leur prenait beaucoup de temps. "
"
Si vous saviez comme j'ai aimé ces gosses...ils ne pensaient qu'à
jouer et ils étaient si semblables...mais ils n'avaient pas le même
caractère. Charles était plus malicieux que son frère. Dès qu'il
y avait une bêtise à faire, c'était lui qui l'avait inventée.
Mais on leur pardonnait tout... "
"
Un de leurs jeux préférés était de s'enfermer dans tous les deux
dans un grand sac et de jouer au ' monstre à deux têtes ' comme ils
disaient. Ils courraient dans le jardin en poussant des hurlements à
vous percer les tympans. Ah oui.... "
Nounou
soupira.
"
S'ils n'avaient pas eu cette idée idiote, tout cela ne serait jamais
arrivé... "
Elle
marqua une pause et continua :
"
Un jour, je ne sais pas comment, leurs pied se sont empêtrés dans
la toile, et ils sont tombés comme une seule masse. Fabien n'a rien
eu, mais Charles...ah mon dieu ! ", elle poursuivit dans un
souffle, "...la tête de Charles a heurté une pierre et il est
mort sur le coup. "
"
Le pauvre petit Fabien a été tellement traumatisé par la mort de
son frère qu'il ne s'en est jamais remis. Il est toujours persuadé
qu'il est un monstre à deux têtes. Il parle à son frère comme
s'il était encore là et quand il fait une bêtise, il dit que c'est
Charles....c'est ce qu'il m'a dit à la prison "
Elle
sanglotait de plus belle et continua de façon décousue:
"
Il dit que c'est son frère qui a tué le monsieur dans la voiture et
moi, je n'ai pas dit le contraire.... Ah mon dieu, tout ça est de ma
faute. On l'a trop protégé ce petit. Comme il n'était pas très
normal, on ne le laissait pas sortir. On n'aurait pas du...et j'ai
continué à le protéger après la mort de ses parents...mais il m'a
menacé et je me suis enfuie...voilà ! "
Fabien
se recroquevilla sous la fenêtre en tremblant. Qu'est-ce que c'était
que cette histoire à dormir debout ? Il n'était pas fou quand même
! Il tourna la tête pour regarder Charles, dans un vieux réflexe,
et son absence le terrorisa de plus belle. Je ne suis pas fou quand
même !
Mais
la voix dans sa tête entreprit de le rassurer :
-"
Elle dit cela pour nous protéger Fabien, comme elle l'a toujours
fait. Si les autres connaissaient la vérité, on nous exhiberait
comme un monstre de foire. Allons nous en. On se débrouillera bien
sans elle "
Et
les doutes de Fabien s'évanouirent tandis qu'il s'enfonçait dans la
nuit en compagnie de son frère
Fabien
dormait profondément. Avec la dose de somnifère que Charles lui
avait fait prendre, il n'allait pas se réveiller de sitôt. Comme
ça, il ne saurait rien de ce qu'il se préparait à accomplir : il
s'y serait certainement opposé.
Il
avait déjà piqué une crise de nerfs, la semaine précédente,
lorsque Charles avait assommé ce vieil homme dans la rue, pour lui
piquer son fric. Fabien n'avait vraiment pas de sens pratique.
Comment auraient-ils payé l'hôtel où ils s'étaient réfugiés, si
minable soit-il ? Et leur nourriture ? En travaillant peut-être ?
Alors que les flics étaient à leurs trousses...
"
Il ne pourrait pas vivre sans moi ", se dit Charles en
franchissant la porte de la chambre.
Sa
tête grossissait rapidement. En quelques jours, elle avait atteint
une taille normale. Seulement, ce n'était pas vraiment une tête,
comme celle qu'il avait avant l'accident : pas de bouche, pas d'yeux.
Mais il pouvait s'exprimer par la voix de Fabien, lorsqu'il prenait
le contrôle, et voir par les yeux. de son frère. La boule, qui
s'était développée au bas de la nuque semblait ne contenir que son
cerveau. De plus, elle avait poussé vers l'arrière, ce qui était
très commode, car ils pouvaient se faire passer pour un bossu.
Ils
étaient enfermés dans cette chambre d'hôtel depuis une semaine.
Ils avaient passé le plus claire de leur temps assis derrière les
rideaux sales de la fenêtre, à observer une prostituée dans
l'immeuble d'en face.
Aujourd'hui,
Charles avait décidé de lui rendre visite.
Vue
le nombre de types tordus qu'ils avaient vus défiler dans sa
chambre, il n'avait aucune crainte de sa réaction lorsqu'il l'aborda
sur le trottoir. Elle eut juste un petit haussement de sourcils en
regardant sa "bosse ", mais pas de commentaires.
Elle
était plutôt mignonne, bien qu'un peu grassouillette. En montant
l'escalier derrière elle, la minijupe au ras des fesses lui offrait
une vue brûlante sur un slip plein de promesses. A chaque marche,
l'intérieur de ses cuisses se comprimait contre le
porte-jarretelles, et le coeur de Charles s'accélérait.
La
porte de la chambre était à peine refermée que, d'une main
experte, elle fit glisser au sol le pantalon de Charles et le dirigea
vers le lavabo.
-"
Et bien ! Tu n'as pas mis longtemps à t'exciter ! ", dit-elle
en le savonnant.
Cette
main douce sur son sexe lui faisait fermer les yeux d'extase. Elle
retira son slip, et Charles la pénétra debout.
Fabien
se réveilla. Il avait la bouche pâteuse et l'esprit en coton. La
dernière chose dont il se souvenait, c'était que Charles lui
conseillait de prendre des comprimés. Ensuite, c'était le trou
noir, puis ce réveil soudain, accompagné d'une sensation chaude et
humide autour de son sexe.
Il
ouvrit les yeux. Ses deux mains étaient posées sur la taille d'une
femme, et il était en elle. C'était si doux et si électrique qu'il
ne put pas se retenir. Il jouit immédiatement, en gémissant de
plaisir.
Charles,
frustré en plein désir, lui transmit une avalanche de pensées
insultantes. Il tenta désespérément de reprendre le contrôle de
leur corps.
"
Il va tuer cette fille ", pensa aussitôt Fabien, et il
concentra toutes ses forces pour l'empêcher d'avoir le dessus. Il
ramassa le pantalon, se rhabilla fébrilement et quitta la pièce
sans un mot, les dents serrées par l'effort.
Il
dévala l'escalier, le corps agité de soubresauts, et c'est en
titubant qu'il sortit de l'immeuble. Les passants, habitués aux
événement de ce quartier louche, ne firent même pas attention à
lui. Il évita les voitures de justesse en traversant la rue mais
réussit quand même à regagner leur chambre sain et sauf.
Il
s'y enferma à double tour et s'écroula sur le lit.
"
Et si Nounou avaient dit la vérité aux policiers ? Si j'étais
vraiment fou, et Charles le produit de mon imagination ? Cette boule
dans mon cou ne serait-elle pas un énorme abcès, séquelle de
l'accident ? Peut-être vais-je mourir à cause de l'infection... "
Fabien
s'était assis sur le bord du lit, et ses pensées s'entrechoquaient.
Charles ne se manifestait plus depuis leur fuite de l'immeuble d'en
face, et ce silence faisait resurgir ses doutes.
Il
essaya de se souvenir de son enfance, mais les images n'étaient que
des impressions fugitives, un mauvais film trouble. Avait-il vraiment
eu un frère jumeau ? Il se revoyait courir avec lui dans le jardin,
mais ce n'était que des souvenirs de rires, d'odeurs et de couleurs
: impossible de voir si leurs corps ne faisaient qu'un ou si Charles
était un être à part entière.
Sa
mémoire n'arrivait pas à remonter avant la chute contre cette
grosse pierre.
"
La chute ? Je me souviens d'une chute ! Ce qu'a dit Nounou serait
donc vrai ! ", réalisa-t-il soudain en s'essuyant le front. Il
se concentra de toutes ses forces pour préciser la vision fugace
qu'il venait d'avoir.
"
Nous courrons. Je vois défiler d'un coté les couleurs de massifs de
fleurs., que notre père soignait avec amour, et j'entend de l'autre
le souffle de Charles. Je tourne la tête, et je vois son profil, le
soleil en contre-jour dans ses cheveux. Il est tout contre moi mais
je n'arrive pas à discerner le reste de son corps. Serait ce là
notre jeu du monstre à deux têtes ? En sommes nous vraiment un ? "
"
Nous tournons dans l'allée qui mène au verger en dérapant sur les
gravillons blancs et en éclatant de rire. Le chemin qui longe les
pommiers est en pente. Notre course s'accélère et j'ai tout à coup
peur de ne plus pouvoir m'arrêter. Je vais trop vite. Je trébuche,
je perds l'équilibre et nous tombons en avant. "
-"
Mais quand nous nous sommes relevés, notre corps n'avait aucune
égratignure et nous avons continué à jouer ", dit tout à
coup la voix de Charles dans sa tête.
-"
Pourquoi ne boudes tu plus ? ", lui répondit Fabien " Tu
veux m'empêcher de me souvenir ? "
-"
Qu'est ce que tu vas chercher Fabien ? ", sa voix se voulait
rassurante, " Tu es toujours en train de te torturer l'esprit,
de voir le coté noir des choses. Si je n'étais pas là pour te
pousser à t'amuser de temps en temps, tu passerais ta vie la tête
entre les mains, à essayer de comprendre l'incompréhensible ou de
voir l'invisible. Allez, remue toi un peu, on ne va pas rester dans
cette chambre à ne rien faire. Allons plutôt dans un endroit plein
de gens, ça nous changera les idées.
Sa
voix était chaude et amicale, mais Fabien ne pouvait pas s'empêcher
d'être inquiet :
-"
Quel méfait as tu encore l'intention de commettre ? Je ne crois pas
que je pourrai supporter d'avantage de violence. Si je ne t'avais pas
empêcher de prendre le contrôle, tout à l'heure, je suis sûr que
tu aurais tué cette fille. "
-"
Mais bien sûr que non pauvre imbécile ! "
-"
Alors, pourquoi m'as tu forcé à prendre ces somnifères ? "
-"
Je désirais cette fille et il aurait fallu que je discute longuement
avec toi pour te persuader d'y aller, trop longuement... et puis...
j'avais envie d'être seul pour ça. Tu pourrais comprendre. J'étais
vraiment furieux lorsque tu t'es réveillé, mais je ne l'aurais pas
tuée. C'était à toi que j'en voulais, pas à elle. Réfléchi ! Je
n'ai jamais tué par violence, c'était toujours par nécessité,
c'était nécessaire à notre survie, crois moi. Tu me crois ? "
Fabien
hésita puis répondit :
-"
Oui je te crois, mais jure moi que tu ne recommenceras pas, même si
c'est nécessaire. "
-"
Je te le jure. ", lui dit solennellement Charles, " Bon !
On y va ? Il y a une grande discothèque à coté de l'hôtel. Tu
sais, c'est celle où ils enregistrent cette émission de variétés
que nous regardions tout le temps à la télévision. Tout à
l'heure, j'ai vu des affiches dans la rue qui annonçaient une grande
soirée costumé. Le thème des déguisements est 'Monstres et
Vampires'. Nous n'aurons pas beaucoup d'efforts à faire pour passer
inaperçus. "
Cette
boutade fit éclater de rire Fabien. Cette idée lui plaisait
beaucoup et il accepta de bon coeur.
Quelques
coups de crayon sur la figure, une cape sur le dos et ils furent vite
transformés en un valet bossu digne des plus mauvais films
d'horreur. Ils descendirent l'escalier.
Dans
le hall, ils sursautèrent lorsque le concierge de l'hôtel les
interpella :
-"
Monsieur ! Vous allez à la soirée costumée, je suppose ? "
Après
leur réponse affirmative, il ajouta :
-"
Vous allez certainement rentrer tard et l'hôtel est fermé la nuit.
Prenez la clé de la porte. "
Ils
saisirent la clé qu'il leur tendait en souriant et sortirent de
l'hôtel.
A
l'entrée de la discothèque, un panneau indiquait : "Entrée
interdite aux personnes non costumées ". Ils passèrent sans
problèmes, sous le regard amusé du portier.
Dans
le hall, un groupe de jeune gens, composé de deux garçons et de
trois filles, discutaient en attendant sans doute d'autres amis. Les
deux garçons s'étaient déguisés en morts vivants, en se collant
des morceaux de steaks sur la figure. Les trois filles étaient
simplement peintes entièrement en blanc et portaient de longues
robes noires transparentes qui ne cachaient rien de leurs charmes.
Ils furent obligés de passer au milieu d'eux pour accéder à
l'entrée de la salle. Un des deux garçons tendit la main vers
Charles/Fabien et dit en riant :
-"
Dommage que tu sois un faux bossu, il parait que ça porte bonheur. "
Il posa sa main sur leur "bosse " et, surpris par le
contact, la retira aussitôt en ajoutant :
-"
Mais ce n'est pas du toc ! Tu es un vrai bossu ! Ca alors, c'est
plutôt marrant ! "
Une
des filles s'intercala entre eux :
-"
Laisse le tranquille, Michel. ", dit elle au garçon sur un ton
de reproche, " Mois je le trouve plutôt beau avec son visage
d'ange et sa bosse. "
Elle
s'adressa à Fabien/Charles :
-"
Tu es tout seul ? "
Il
hocha la tête en avalant péniblement sa salive. La beauté de cette
fille le pétrifiait. Elle avait de grands yeux verts aux reflets
violets et sa bouche était entrouverte, comme pour recevoir un
baiser. Elle lui prit la main et déclara :
-"
Alors tu passes la soirée avec nous. On attendait un copain, mais il
n'a pas l'air d'arriver, tant pis pour lui. "
La
discothèque était enfouie dans d'anciennes catacombes et ils durent
descendre un long escalier pour y parvenir. Plus ils s'enfonçaient
et plus Fabien se sentait léger.
En
haut des marches, il avait senti l'angoisse de Charles, comme si le
fait de pénétrer sous terre lui faisait peur, mais il n'avait rien
dit. Au fur et à mesure de la descente, Fabien sentait de moins en
moins sa présence, comme si Charles s'endormait petit à petit.
C'était une sensation bizarre qui l'étonna tout d'abord et puis il
n'y pensa plus : la douceur de cette main dans la sienne lui faisait
tout oublier.
Ils
arrivèrent en bas. Tout n'était que couleurs et sons. Les lasers
dessinaient sur les voûtes des figures mouvantes que l'oeil
n'arrivait pas à suivre. Sur les murs, des projection géantes
d'images de synthèse donnaient une impression d'infini. Le sol était
composé d'un matériau transparent incrusté de fibres lumineuses.
Fabien avait l'impression de marcher dans une autre dimension. L'air
vibrait des pulsations d'une puissante sono dont les basses faisaient
vibrer tout le corps et dont les aigus donnaient la chair de poule.
Et pourtant, ils arrivaient à se parler sans avoir besoin de hurler
:
-"
C'est la première fois que tu viens ici ? "
-"
Oui, c'est la première fois. Je m'appelle Fabien et toi ? "
-"
Chrissie. Tu aimes ? "
Elle
lui demandait cela, mais Fabien crût qu'elle lui demandait s'il
aimait ce prénom :
-"
C'est un prénom merveilleux et je crois même que je suis déjà
amoureux de toi. " Il se sentait des ailes. Chrissie lui
répondit d'un sourire et ils s'assirent sur des coussins
multicolores, sans se lâcher la main.
Elle
commanda au serveur des cocktails aux noms insensés puis bondit sur
ses pieds, en se tournant vers les deux autres couples :
-"
Nous, on va danser ! ". Elle tira Fabien par la main. " Tu
viens ? "
Le
disc-jockey était installé dans une bulle transparente au dessus de
la piste. Il ne se contentait pas de mixer les disques, il les
passait au travers de synthétiseurs et rajoutait sur les claviers
quelques notes de son crû. Le résultat était lancinant. Il aurait
fallu être en plomb pour ne pas danser. D'ailleurs la piste était
pleine. Chrissie ondulait devant Fabien et l'ombre de son corps nu
sous la robe flashait devant ses yeux au rythme des stroboscopes.
"
Comme c'est bon de danser. ", pensait-il. Charles et lui dansait
souvent. Ils poussaient le volume de la chaîne à fond. C'était un
de leurs grands plaisirs. " Tiens, c'est vrai...et Charles ?
Comment se fait-il qu'il ne se manifeste pas ? Peut-être a-t-il
décidé de me laisser prendre mon pied tranquillement... "
La
voix de Chrissie le sortit de ses pensées :
-"
Alors Fabien ! Tu rêves ? Prends moi dans tes bras... "
Perdu
dans sa rêverie, il n'avait pas remarqué que le D.J avait mis un
slow. Chrissie se colla contre lui et la chaleur de son corps lui
procura un plaisir qu'il n'avait jamais osé imaginé. Il plongea son
visage dans ses cheveux et s'enivra de leur parfum. Il caressa son
dos et elle se serra un peu plus contre lui.
Lorsque
la musique s'accéléra et qu'ils regagnèrent leur table, tous les
soucis de Fabien avaient disparu de sa mémoire. Il prit Chrissie
dans ses bras et lui donna un long baiser qu'elle lui rendit
accompagné de caresses.
L'autre
garçon, que Chrissie avait appelé Michel dans le hall, lui tapa
amicalement sur l'épaule :
-"
Alors, c'est le coup de foudre ? ", lui dit-il avec un sourire
sympathique. " Tu es étudiant ? "
Fabien
mentit en répondant qu'il était en architecture. Ils étaient tous
les cinq en médecine. L'autre garçon s'appelait Duke, et les filles
se nommaient Sandra et Chloé.
Ils
discutèrent ensuite de toutes sortes de sujets, en buvant leur
cocktails, en dansant, en riant, comme s'ils se connaissaient depuis
des années, tout cela ponctué des baisers et des caresses de
Chrissie.
La
nuit passa à toute allure, et Chrissie lui dit soudain :
-"
Fabien, sais-tu qu'il est six heures du matin ! "
Il
lui répondit qu'il s'en fichait et qu'il ne voulait surtout pas la
quitter. Elle lui murmura à l'oreille :
-"
J'ai envie de toi. "
-"
Moi aussi Chrissie, j'ai envie de toi...mais... "
-"
Mais quoi ? "
-"
Je n'ai jamais fait l'amour. ", lui dit Fabien dans un souffle.
-"
Tu n'as jamais fait l'amour ? Mais c'est merveilleux. " Elle
posa un doigt sur ses lèvres, réfléchit un court instant puis
rajouta d'un ton décidé :
-"
Ecoute, pour ta première fois, il faut que l'endroit soit
magnifique. Mes parents ont une maison de campagne géniale, à
seulement deux cent kilomètres d'ici, et j'ai une voiture super
rapide. On y va ? "
-"
Evidemment, on y va ! ", lui répondit Fabien en bondissant sur
ses pieds.
Les
autres promirent de les rejoindre le soir même pour continuer la
fête, et ils se dirigèrent tous les deux vers la sortie.
A
peine sorti de la discothèque, Fabien sentit de nouveau la présence
de Charles. Il prit la parole le premier, intérieurement, tandis
qu'il se dirigeait avec Chrissie vers la voiture :
-"
Charles, tu ne t'es pas manifesté de toute la nuit et je t'en
remercie. Tu sais, je comprend maintenant ce que tu m'as dit hier
soir à propos de ton désir de solitude. Je te demande pardon pour
ma réaction stupide. "
Il
continua d'un trait :
-"
Ce qui serait vraiment bien, ce serait que tu restes absent de mon
esprit pendant toute la journée. Ce n'est pas trop te demander ? "
-"
Pas de problème, Fabien. ", lui répondit Charles sans faire
d'histoires. " Mais c'est à charge de revanche. Je veux que tu
me laisse ensuite le contrôle total de notre corps pendant au moins
deux jours. D'accord ? "
-"
D'accord ! "
-"
Alors, amuse toi bien. Je déconnecte. Et, au fait, bravo ! Elle est
magnifique ! "
-"
Merci ! "
Chrissie
lui dit tout à coup, d'un air amusé :
-"
A qui dis tu merci, Fabien ? "
Il
avait parlé tout haut sans s'en rendre compte et Chrissie continua :
-"
Tu as vraiment l'air bizarre par moment. Mais si tu ne l'étais pas,
je ne crois pas que je serais tombée amoureuse de toi aussi vite. Tu
sais, je suis une fille plutôt difficile, ... "
Ils
arrivaient à la voiture. C'était une Porsche vert pomme toute
neuve. Fabien se glissa sur le siège en cuir avec un soupir de
bonheur et Chrissie s'installa au volant en continuant à parler :
-"...tu
demanderas à Michel. Cela fait bien longtemps que n'ai pas craqué
comme ça... "
Elle
démarra le moteur et déboîta dans l'avenue. Ils roulèrent en
trombe vers la sortie de la ville.
-"...
comment se fait-il que tu n'ai jamais connu de filles ? Oh...et
puis... après tout cela ne me regarde pas... "
Les
réverbères étaient encore allumés dans les rues désertes, mais
le ciel était déjà violet. Fabien avait toujours devant les yeux
les couleurs des jeux de laser. Le mélange était magique. Il
écoutait parler Chrissie, sans mot dire :
-"...
je suis sûre que la maison va te plaire. C'est un vrai paradis... On
arrive à l'autoroute. Tu as de la monnaie pour le péage ? Je n'en
ai plus. "
Fabien
fouilla dans ses poches pour en extirper quelques pièces et entendit
tout à coup la voix de Charles résonner d'un ton angoissé dans sa
tête :
-"
Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'autoroute ? Où va-t-on ? "
Fabien
lui reprocha de ne pas tenir sa promesse, tandis qu'ils passaient le
péage :
-"
Tu n'as donc pas entendu lorsque Chrissie m'a invité dans la maison
de campagne de ses parents, à deux cent kilomètres d'ici ? Tu
dormais ? "
-"
A la campagne ? A deux cent kilomètres ? " Charles devint comme
fou. " Il ne faut pas ! Dis lui de faire demi-tour ! " Et
il tenta de reprendre le contrôle.
L'idée
horrible qu'il pourrait commettre un autre crime donna la force à
Fabien de l'empêcher de prendre le dessus. Tout son corps fut agité
de tremblements. Il était au bord de l'évanouissement, ce qui
inquiéta fortement Chrissie :
-"
Que se passe-t-il ? Tu es épileptique ? Veux-tu qu'on s'arrête ? "
Fabien
parvint à articuler avec difficultés :
"
Non. Ne t'arrête surtout pas. Ne t'inquiète pas. Je t'expliquerai
plus tard. Roule. Cela va passer. "
Il
résistait. Charles lâchait peu à peu du terrain, mais il restait
menaçant. Il tentait toujours de convaincre son frère de dire à
Chrissie de faire demi-tour, mais Fabien faisait la sourde oreille.
La
voiture roulait à pleine puissance. De temps en temps, Chrissie lui
jetait un regard plein d'anxiété, mais elle ne disait rien.
Le
paysage défilait à toute allure sous le soleil qui se levait.
Petit
à petit, Charles se calma, puis se tut. Après une centaine de
kilomètres, Fabien sentit que tout danger était écarté et il se
détendit complètement. Epuisé, il se coucha en chien de fusil, la
tête sur les cuisses de Chrissie, une main sur son genou, et lui dit
avant de s'endormir :
-"
Ce n'est rien. Je t'aime. Je te promet que je t'expliquerai. "
Le
soleil se couchait derrière les arbres tandis que Fabien raccrochait
le téléphone. C'était Michel qui avait appelé. Il venait de lui
annoncer qu'il avait contacté une cinquantaine de personnes et
qu'ils arriveraient vers minuit, avec tout ce qu'il fallait pour
faire la fête.
Fabien
sortit dans le jardin et marcha lentement sur la pelouse. Il avançait
les yeux mi clos. Son corps était brûlant, à vif de plaisir.
Chrissie
ne lui avait pas fait visiter la maison en arrivant. Elle l'avait
conduit tout droit dans sa chambre, l'avait déshabillé, s'était
déshabillée, l'avait longuement caressé sur le grand lit, s'était
couchée sur lui, ses cheveux en cascade, la douceur de sa peau, ses
seins dressés, sa bouche sucrée, son sexe humide, pendant des
heures, lui en elle, elle autour de lui, sans cesse, en dehors du
temps, confondus.
Ils
s'étaient regardés, étonnés que cela soit possible, avides l'un
de l'autre, émerveillés que la vie leur ait fait ce cadeau.
Puis
ils s'étaient endormis, tard dans l'après-midi.
Fabien
arriva sous les arbres. Le paysage, à ses pieds, était immense.
Toutes les collines alentour étaient moins élevées que celle où
se trouvait la maison et son regard se promena sur des vallons, des
forêts, des rivières, quelques villages et quelques routes.
Il
entendit des pas derrière lui. Il se retourna et Chrissie se blottit
dans ses bras. Ils marchèrent le long des allées sans rien se dire,
jusqu'à ce que la nuit tombe.
Elle
rompit la première le silence, tandis qu'ils revenaient vers la
maison :
-"
Tu as cette espèce de bosse depuis ta naissance ? "
Il
savait bien que, tôt ou tard, elle allait poser cette question et il
s'y était préparé. Il se tourna vers elle, alors qu'ils rentraient
dans la salle de séjour. Son mensonge était tout prêt. Mais,
devant son visage, il fut pris d'une furieuse envie de lui dire toute
la vérité :
-"
Ecoute, Chrissie, c'est une longue histoire. Est-ce que tu veux
vraiment savoir ? "
-"
Oui, je t'aime et je veux tout connaître de toi ", dit-elle en
l'entraînant vers un sofa. " Viens, installons nous près de la
cheminée. Je te promet que je ne t'interromprai pas. "
Et
il lui raconta tout. Il lui parla de son étrange nature, de Charles
et de leur enfance, tout au moins du peu dont il se souvenait, de
l'incendie du laboratoire et de la mort de leurs parents, des
violences et des meurtres de son frère, de la prison et de leur
fuite. Il lui fit aussi part de ses doutes après la conversation
entre Nounou et les policiers.
Elle
ne l'interrompit pas, mais eut du mal à contenir son effarement au
fur et à mesure de ce récit rocambolesque. Ce fut pourtant d'une
voix calme qu'elle lui demande, après un silence :
-"
Et... est-ce que Charles pourrait me parler maintenant ? "
Il
lui expliqua alors la réaction de son frère sur l'autoroute et lui
fit part de ses craintes, mais elle insista. Il ferma alors les yeux
pour tenter de communiquer avec Charles. Pas de réponse. Il insista,
se concentra de toutes ses forces, mais c'était le vide. Il avait
une terrible impression d'absence, la même que celle qu'il avait
ressentie après l'accident de voiture.
-"
Chrissie, est-ce que je suis fou ? "
-"
Je ne crois pas, Fabien. Ecoute, je suis en médecine, est-ce que je
peux examiner ta bosse ? "
Il
retira sa chemise et la laissa faire. Après un bref examen, elle
relava la tête :
-"
Cela ressemble plutôt à un gros abcès. Et, si c'est le cas, il
faudrait t'opérer le plus vite possible. C'est peut-être cela qui
te provoque ces troubles psychiques ... J'ai un ami qui est
radiologue, et il habite dans sa clinique, tout près d'ici.
Qu'est-ce que tu dirais d'y faire un saut ? Les autres n'arriveront
pas avant minuit, on a le temps. "
-"
Maintenant ? ", dit Fabien en se rhabillant. Il avait trop envie
de savoir enfin la vérité et accepta sans hésiter.
A
leur arrivée à la clinique, l'ami de Chrissie ne les fit pas
attendre et prit aussitôt des clichés de l'abcès de Fabien.
-"
Il n'y a pas de doute, il faut vous opérer d'urgence, vous risquez
le pire. Vous n'auriez pas du attendre aussi longtemps. Cet abcès
est énorme, je me demande ce qui a pu le provoquer. "
Ils
étaient tous les trois devant les radios, et c'était l'ami de
Chrissie qui venait de prononcer cette phrase.
Fabien
regardait la masse noirâtre sur la photo. Pas de doute, c'était
bien un abcès et il ne contenait rien qui puisse ressembler, de près
ou de loin, au cerveau de son frère. Curieusement, ce diagnostic ne
l'étonnait pas. Il était comme soulagé et avait hâte qu'on le
débarrasse de cette horreur. Chrissie avait raison, c'était
certainement l'infection qui lui dérangeait l'esprit.
Ils
prirent rendez-vous pour une intervention chirurgicale le lendemain
même et se dirigèrent vers la sortie.
Mais
au moment de franchir la porte, le médecin les rappela.
-"
Attendez, il y a quand même un truc bizarre. "
Il
était debout devant une des radios accrochées au mur lumineux. Ils
se rapprochèrent de lui.
-"
Regardez là. ", leur dit-il en pointant le doigt sur un cliché
de la base de la nuque de Fabien. " Il y a comme une masse
sombre à cet endroit. J'aimerais bien faire quelques radios de ce
coin. C'est peut-être un défaut dans le négatif, mais j'aimerais
en être sûr. "
Ils
retournèrent dans la pièce à coté, et tandis que le radiologue
prenait une dizaine de clichés, Fabien ne lâcha pas la main de
Chrissie. C'était incroyable comme, du jour au lendemain, elle était
devenue sa force, sa raison de vivre.
"
Si je suis vraiment fou, je guérirai pour elle. ", pensa-t-il
en lui souriant.
Le
mitraillage était terminé. Le médecin posa les clichés sur la
plaque lumineuse et poussa un cri de surprise. Il se retourna vers
eux et s'exclama :
-"
C'est incroyable ! Vous avez une sorte d'appareil électronique
greffé à la base de votre cerveau ! Qu'est-ce que c'est que ce truc
? "
Fabien
lui répondit, tout aussi étonné que lui, qu'il n'en savait
absolument rien. Chrissie et lui s'approchèrent de l'image et ils
examinèrent le circuit imprimé truffé de composants qui était
très net sur un des gros plans.
-"
Regarde, on voit même la référence des pièces !
C'était
vrai. Fabien avait un peu étudié l'électronique, avec son père,
et il reconnaissait des transistors, des résistances, des circuits
intégrés, mais il était incapable de deviner à quoi tout ce
fatras pouvait servir.
Chrissie
continua, toute excitée :
-"
Fabien ! C'est génial ! Tu n'es peut-être pas fou du tout ! C'est
sûrement ce truc qui est la clé de ton problème. Rentrons vite à
la maison. " Elle s'empara du cliché et tira Fabien par la main
vers la sortie. " Duke est passionné d'électronique, il saura
certainement nous dire à quoi correspond tout ce fouillis. "
Ils
ne parlèrent pas pendant tout le chemin du retour. Tout cela allait
beaucoup trop vite et ils avaient du mal, autant l'un que l'autre, à
mettre de l'ordre dans leurs idées.
Lorsqu'ils
arrivèrent, quelques voitures étaient déjà devant le portail et
la fête avait commencé sur la route. Les accords d'un vieux rock n
roll sortait de l'une des voitures et quelques bouteilles circulaient
de main en main.
Chrissie
fit rapidement les présentations et ils entrèrent dans la
propriété. Ils avaient tous l'air d'être des habitués du lieu,
et, voyant que tout s'organisait bien sans elle, Chrissie prit Duke
par le bras et l'entraîna avec Fabien vers sa chambre. Ils y
examinèrent la radiographie.
Fabien
regardait Duke recopier méticuleusement les circuits sur une feuille
de papier. Le fait que ce bidule ait pu se trouver dans la tête de
quelqu'un ne semblait pas l'étonner. Il était tout à son problème
: essayer de comprendre à quoi cela pouvait bien servir.
Cela
lui prit moins d'un quart d'heure :
-"
C'est une sorte d'émetteur récepteur un peu particulier, couplé à
une espèce de modulateur démodulateur. "
Chrissie
lui demanda d'être un peu plus explicite, et il s'exécuta :
-"
C'est simple. Il doit y avoir quelque part un appareil identique,
implanté dans le cerveau de quelqu'un d'autre. La personne qui le
possède doit pouvoir, si je ne me trompe pas, recevoir toutes les
ondes cérébrales de Fabien. De plus, elle doit aussi pouvoir
émettre des ondes qui commandent au cerveau de Fabien. Je ne
comprend pas trop comment, mais je suis à peu près sûr que c'est
ça. "
Chrissie
était folle de joie :
-"
Tu veux dire : commander au cerveau de Fabien ? Prendre le contrôle
de son corps à distance ? Tu n'es pas fou mon amour...et surtout...
tu n'es pas un assassin. "
"
Non, je ne suis pas fou. ", pensait Fabien.
Il
le savait très bien , car, tout à coup, tout lui était revenu en
mémoire.
"
Nous tournons dans l'allée qui mène au verger en dérapant sur les
gravillons blancs et en éclatant de rire. Le chemin qui longe les
pommiers est en pente. Notre course s'accélère et j'ai tout à coup
peur de ne plus pouvoir m'arrêter. Je vais trop vite. Je trébuche,
je perds l'équilibre et nous tombons en avant. "
"
Je me protège de la chute avec le bras et réussis, comme par
miracle, à ne me faire aucun mal. "
"
Je m'extirpe alors, avec difficulté, du sac de toile dans lequel
Charles et moi sommes enveloppés. "
"
Mais Charles ne bouge plus. Sa tête et son corps font un angle
bizarre et il ne respire plus. "
"
Je cours en hurlant vers le laboratoire. "
Fabien
était allongé contre Chrissie et le flot des souvenirs coulait dans
sa tête, comme si l'on venait d'ouvrir les portes d'une écluse trop
longtemps fermée. Il lui racontait.
Son
père était biophysicien. C'était un être à part, aux idées
originales, trop originales sans doute car il avait vite délaissé
les équipes de recherche pour créer son propre laboratoire.
Celui-ci jouxtait la villa et les travaux qu'il y effectuait, assisté
de son épouse, concernait essentiellement la conservation des tissus
organiques. Il était hanté par un but : conserver le cerveau
d'individus décédés en état de vie suspendue et leur assurer
ainsi la vie éternelle.
Lorsque
Charles eut son accident, ce fut une aubaine pour lui. Il opéra
aussitôt le corps du jumeau et en extirpa son cerveau. Il l'immergea
ensuite dans un bocal contenant un liquide de sa fabrication qui
devait maintenir artificiellement les fonctions vitales.
L'expérience, soigneusement préparée, s'était enfin trouvé un
sujet.
Pour
pouvoir vérifier à chaque instant qu'aucune lésion n'endommageait
le cobaye, le professeur avait fabriqué deux émetteurs-récepteurs
d'ondes cérébrales. Fabien fut son autre sujet d'expérience : se
vit greffé l'autre appareil et se trouva en contact direct avec le
cerveau de son frère mort.
Fabien
n'avait alors que sept ans et ce fut pour lui comme un nouveau jeu.
Non seulement son frère pouvait communiquer avec lui, mais il
pouvait aussi prendre les commandes de son corps à distance. C'était
magique.
Au
début, la cohabitation fut difficile et leur corps exécutait
parfois des mouvements désordonnés, ce qui lui occasionna même
quelques blessures. Mais petit à petit, Fabien apprit à se retirer
et à laisser ses muscles obéir au cerveau de Charles lorsque
celui-ci le désirait. Ils arrivaient même, à l'occasion de jeux, à
diriger l'un les jambes et l'autre les bras, sous l'oeil passionné
de leurs parents qui le vivaient comme une expérience
révolutionnaire.
La
femme qui s'occupait d'eux depuis leur naissance, et qu'ils appelait
Nounou, était toute dévouée à ses maîtres. Elle était simple
et, ne comprenant pas trop bien ce qui se passait, accepta sans
difficultés la situation. Malgré tout, le jour où le professeur
greffa sur l'épaule de Fabien une tête robotisée que seul Charles
pouvait commander, elle eut beaucoup de mal à le supporter. Elle ne
concevait pas que ce visage métallique était son petit Charles et
s'adressait presque toujours à Fabien.
Au
fil des années, celui-ci oublia que le cerveau de son frère était
enfermé dans un bocal, et il fut de plus en plus persuadé d'être
un monstre à deux têtes.
Mais
Charles, conscient de la situation, devenait chaque jour plus aigri
et violent. Il s'en prenait toujours à la pauvre nourrice, en lui
jouant les tours les plus pendables.
Un
soir, le laboratoire prit feu. Fabien ne sut jamais qui avait
provoqué cet incendie. Alerté par les crépitements, ses parents
sortirent en trombe de la villa et se précipitèrent dans les
flammes pour essayer de sauver leurs précieuses expériences. C'est
à ce moment là que la charpente s'effondra, et ils ne reparurent
jamais.
De
la fenêtre de sa chambre, Fabien regardait les pompiers éteindre le
feu, lorsqu'il entendit la voix de Charles dans sa tête :
-"
Il va falloir nous débrouiller seuls maintenant. Je suis sûr que ça
va être super." Et il termina sa phrase en ricanant...
Apparemment,
le cerveau de Charles n'avait pas été endommagé par l'incendie. Le
professeur l'avait certainement placé en lieu sûr, quelque part
dans le parc, pour le protéger d'éventuels catastrophes comme
celle-ci.
Après
cet épisode, la vie de Nounou devint un enfer. Le caractère de
Charles empirait et le jour de leurs dix-sept ans, il fut prit d'une
rage folle contre la nourrice et essaya de la tuer avec un grand
couteau de cuisine. Elle s'enfuit de la maison, les laissant seuls
pour la première fois de leur vie.
-"
Tu connais la suite de l'histoire. ", dit Fabien à Chrissie.
Epuisé
par son récit, il s'endormit comme une masse.
Chrissie
eut du mal à trouver le sommeil. Tout cela était trop fou. Elle
était tombée amoureuse de Fabien à cause de son étrangeté et
maintenant qu'elle connaissait son histoire, cet amour était encore
plus fort. Elle s'endormit finalement, déterminée à user toutes
ses forces pour combattre le destin qui s'acharnait contre lui.
C'était
la nuit pour Charles, la nuit totale de tous ses sens. Depuis que le
contact avec son frère s'était rompu sur l'autoroute, il n'avait
plus de référence. Il avait perdu peu à peu la notion du temps.
Depuis combien de temps était-il là, masse de pensées et de
souvenirs, comme un moteur tournant dans le vide, énergie inutile ?
Certes
il était vivant et c'était justement là le drame. La pensée de
vivre éternellement, sans pouvoir y mettre un terme, simple cerveau
dans un bocal, le rendait de plus en plus fou. Fou de haine surtout.
Tout
son être finit par tendre vers un seul but : se venger de ce frère
maudit qui l'avait abandonné. Il ne raisonnait même plus. La pensée
que Fabien avait été à l'école de son propre égoïsme ne
l'effleurait même pas. Il ne rêvait que d'une chose : le tuer et
prendre sa place.
Tout
à coup, une voix résonna dans son esprit :
-"
Bonjour Charles. C'est ton père qui te parle."
"Mon
père ?", pensa Charles, "Mais c'est impossible ! Il est
mort, carbonisé dans l'incendie du laboratoire..."
Mais
la voix continuait :
-"
Ceci est un enregistrement. Je l'ai programmé pour qu'il se
déclenche au cas où le contact avec ton frère cesserait pendant
plus de trois jours. Donc, si tu entends actuellement ma voix, il y a
trois possibilités : soit Fabien est mort, soit il est trop loin
pour la portée de l'émetteur, soit l'appareil ne fonctionne plus
pour une raison quelconque."
C'est
en envisageant ces possibilités que j'ai installé ton cerveau dans
la pièce où tu te trouves actuellement. Elle est enfouie dans le
sol du parc et contient un autre laboratoire.
J'y
ai construit un robot sur lequel tu vas pouvoir te raccorder. Il
n'est pas très perfectionné, mais la pièce contient aussi toutes
sortes de livres et d'instruments. Ainsi, tu pourras toi-même
améliorer ton nouveau corps.
Il
va te suffire de penser fortement à un code que je vais te donner,
pour que les relais s'enclenchent entre ton cerveau et le robot. Bon
courage, mon fils. Si cet enregistrement te parvient c'est que nous
sommes morts, ta mère et moi. J'espère donc qu'en notre mémoire,
tu continueras nos travaux.
Le
code est : DUO SOLO. "